Je passais et repassais ma cuillère de bois dans le bol bien garni de riz qui me faisait face, la tête baissée. Je n'avais jamais eu l'occasion de me sentir aussi misérable qu'en cet instant. Jungkook était assis face à moi, tout comme son père qui me regardait avec son éternel sourire bienveillant. Son sourire aidait à me calmer, bien plus que je ne l'aurais pensé. Il avait une façon si simple de courber ses lèvres, sans barrière ni artifice, que j'avais l'impression qu'il m'allait droit au cœur. Ses légères rides ressortaient au coin de ses yeux, leur donnant une chaleur naturelle apaisante.

Pour son fils cependant, je n'avais pas le droit à ce genre de marque de bienvenue, bien qu'il m'ait recueilli dans sa demeure. Je ne ressentais aucune once de méchanceté en lui, pourtant son regard remuait mon estomac de façon douloureuse. Lorsque j'avais la tête baissée, je sentais son regard incisif, qui semblait vouloir déceler quelque chose en moi. Ce n'était pas de la curiosité visant à me détruire mais plutôt une exploration de ma personne. Je le sentais essayer de décortiquer mes faits et gestes, surveiller mes expressions faciales. Je me demandais s'il arrivait à compter le nombre de battements de mon cœur par minute.

Cette pensée me donne soudainement la nausée et je lutte pour ne rien laisser paraître.

Dans un élan de courage je lève enfin les yeux pour le fixer à mon tour, mais je le vois manger tranquillement les tranches de viande que son père avait préparée délicieusement.

Avais-je donc imaginé ces regards ?

Je secoue la tête pour me remettre les idées en place, ce qui me vaut un regard interrogateur du cuisinier. Je le rassure cependant d'un sourire que j'espère convainquant avant de reprendre ma dégustation. J'essaye d'être respectueux et de ne pas tout engloutir d'un coup malgré la faim qui s'était creusée au fil des jours au creux de mon estomac, mais je finis par le vider tout de même bien avant les deux hommes qui me faisaient face.

En voyant mon bol vide, Jungkook me ressers sans un mot.

- M-Merci, je bafouille lamentablement.

Il ne me répond pas et continue de manger son plat, ce que je continue de faire après un instant.

- Comment va ce bon vieux Minho ?, demande Jung Kwon à son fils pour briser le silence qui devenait de plus en plus épais.

- Je l'ai raté ce matin, il est parti très tôt sur son bachot. Mais il parait que ça pêche bien.

- Oh, alors avec qui as-tu travaillé ?

- J'ai fait un boulot pour un ami, déclara simplement le brun.

- Un ami ?

- Tu sais celui avec qui j'étais l'année dernière.

J'écoutais discrètement la conversation en sirotant ma coupe d'eau, curieux de savoir quelle formation il avait reçu lors de son absence au château. Peut-être avait-il appris comment manier une arme ou chasser pour devenir marchand ?

- Ah oui je me souviens de ce jeune homme ! Très courtois avec un beau visage. Tu te rappelles de la vitesse avec laquelle il m'a réparé mon four ? J'aimerais beaucoup le revoir, s'exclame le cuisinier avec enthousiasme.

- Il est très doué de ses mains, sourit alors discrètement Jungkook. Mais je doute que tu puisses le voir bientôt, il a trouvé un atelier plus grand à dix jours de cheval vers au nord, à la bordure du royaume.

- Oh c'est dommage, je l'aimais bien ce petit.

Jungkook hausse alors les épaules.

- Je sais que je le reverrai, fut son unique réponse avant que le silence ne reprenne possession de la pièce.

Pour ma part j'avais de plus en plus de mal à m'imaginer m'immiscer dans leur conversation alors que j'étais encore perdu. Mon esprit était à des kilomètres d'ici, en voyant père et fils discuter ensemble je me rappelais le mien, mon père que j'avais perdu. Je luttais pour ne pas laisser la détresse secouer mon corps. Je me rappelle alors des derniers effets qu'il m'avait donnés et cherche la perle que j'avais agrippée durant des heures.

Ces objets étaient tout ce qui me restait après tout.

- Qu'y a-t-il Taehyung ?, demande le cuisinier en me voyant m'agiter.

- Où sont mes vêtements ?

- Oh ne vous inquiétez pas, je les ai lavé hier, ils étaient dans un état déplorable.

- Mais j'avais des effets très importants à l'intérieur.

- Je ne vois pas de quoi vous voulez parler Taehyung, je suis désolé, fait le père de Jungkook en fronçant les sourcils. Il n'y avait rien de plus que de la belle soie.

- Ne t'inquiètes pas père, c'est normal que tu n'aies rien vu, intervient le jeune brun.

Il se lève alors doucement, et déboucle sa ceinture pour laisser tomber un pan de son épaisse chemise en sortir et commencer à la déboutonner.

Que diable était-il en train de faire ?

Une fois déboutonnée, il me révèle la poche intérieure dissimulée qui s'y trouvait et en sort une longue chaîne en argent au bout de laquelle était accrochée une perle blanche comme neige.

- Elle est tombée près de l'endroit où je vous ai ramassé, au début j'ai cru que c'était à une demoiselle perdue.

- Elle est à moi, je murmure. Merci de l'avoir ramassé.

- Donc peut-être qu'elle appartient au final véritablement à une demoiselle perdue, raille le brun.

- Jungkook, gronde son père.

La gorge du brun laisse échapper un petit gloussement moqueur avant de s'approcher du lit sur lequel j'étais toujours allongé. En le voyant me surplomber je ne peux m'empêcher de me figer, interdit.

Il s'assoit alors à mes côtés et mets mes longs cheveux sur le côté pour pouvoir placer la chaîne d'argent à mon cou.

- Je ne vais pas vous bouffer vous savez, il rit.

- Ton langage jeune homme, prévient le père.

Jungkook l'ignore et s'approche encore en affichant un air plus sérieux.

- Je suis désolé de ce qui vous est arrivé jeune maître, ce GD mérite d'être écartelé. Seokjin était un bon seigneur pacifique et ne méritait pas une telle fin.

- Je ne suis plus maître de quoique ce soit, vous pouvez juste m'appeler Taehyung, je répète dans un réflexe inconfortable.

- Alors vous ne comptez pas reprendre ce qui vous appartient ?, gronde durement le brun.

Je baisse la tête, encore trop bouleversé par la mort de mon père pour penser à une quelconque reconquête.

- Vous ne pouvez pas abandonner alors que vous êtes le seigneur légitime ! Vous ne ferez pas grâce à votre père !

- MON PÈRE EST MORT !, j'explose. Il est mort ! Je suis seul ! Je ne suis rien ! Tout est perdu. Rien ne saurait me tirer de cette situation...

Ça y est je craquais, une fois pour toutes. J'explose littéralement en larmes et ne tente pas cette fois de me contenir. Je laisse sans pudeur ma peine éclater devant mes hôtes et sauveurs. Mes larmes ruissellent sans interruption pendant que Jungkook me regarde d'un air furieux.

- Vous ne pouvez pas vous permettre de baisser les bras aussi facilement. J'ai l'impression de parler à une fillette plutôt qu'à un homme, il crache.

- Jungkook ça suffit ! Tu n'as aucune idée de ce qu'il est en train de traverser, aucune !

- Mais papa, on ne peut pas laisser ce GD gagner le pouvoir sans rien faire. Stäfa a besoin d'un seigneur stable et fort, mais pas d'un envahisseur qui ne sait pas se battre dans les règles de l'art. Il faut qu'on l'aide à regagner le trône ou ce sera une tyrannie pour nous !

Le père soupire et se lève soudainement tandis que mes larmes ne s'arrêtent pas de couler.

- Pour l'instant Taehyung doit reprendre des forces avant d'envisager quoique ce soit. Et nous nous devons d'être là pour lui.

Sur ces paroles le père se lève et s'en va, nous laissant seuls avec le reste de notre repas en train de refroidir. Je sens que Jungkook est en train de faire une bataille dans sa tête, et que son esprit est ailleurs.

Puis c'est alors que je ressens une pression sur ma main, une pression douce, chaude et rassurante.

- Il semble déjà s'être très fortement attaché à vous, murmure Jungkook après avoir retrouvé son calme.

- Comment s'appelle-t-il ?, je demande une fois mes sanglots calmés en baissant ma tête sur la bête venue encore une fois contre moi.

- Il vous le dira quand vous arriverez à le comprendre.

- Je ne sais pas comment comprendre un loup, je déclare perdu.

- Vous n'avez pas besoin de chercher à le comprendre, il faut juste savoir écouter et vous communiquerez par la suite.

Je hoche la tête, ne savant pas quoi ajouter. Jungkook se lève alors vers sa petite cuisine et s'active tandis que je finis ce qui restait du repas. Je donne un bout de viande au loup qui pour me remercier me donna un léger coup dans le cou de son museau blanc.

Le brun revient alors avec une tasse fumante et me la tend avant de murmurer :

- Allez, laisse le dormir.

Le louveteau s'écarte docilement de moi avant de se diriger vers Jungkook, qui s'abaissa pour lui caresser le haut de la tête. En me voyant l'observer, il me dit un peu sèchement :

- Buvez.

Je m'exécute sans me poser de questions et alors que le liquide tiède aux saveurs florales parcourt le long de ma langue je soupire de contentement. C'était un mélange très doux mais enivrant, à peine sucré, que je finis en deux trois lampées.

La chaleur créée par ce simple mélange dans mon corps réchauffe inconsciemment mon cœur meurtri. Bientôt, je ne pense plus aux jours précédents, je ne pense plus à l'envahisseur, je ne pense plus à mes anciens sujets, tous ces maux flottent autour de moi sans m'atteindre. Je fixe le feu qui crépite dans la petite cheminée, dégageant une lueur orangée dans la maison, qui me parait dorénavant plus comme une cabane d'enfant qui permet de nous échapper de la réalité.

Sans que je ne m'en rende compte, je sens mes paupières de plus en plus lourdes et je ne réagis à peine quand je vois le brun s'emparer de ma tasse pour la poser sur la table sans un mot. Je ne fais aucun geste quand je le sens m'allonger et placer convenablement mon oreiller et la petite couverture rêche à laquelle je m'étais attaché tout à l'heure. Non, à la place, je ferme les yeux avec l'esprit étrangement apaisé.

Je sens la présence du fils du cuisinier, et je ne sais pas pourquoi mais l'idée qu'il soit près de moi m'aide à tomber dans les limbes du sommeil.

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- Le jeune maître s'est endormi ?, s'étonna Jung Kwon lorsqu'il descendit de l'étage.

- Je l'ai un peu aidé, avoua le brun en tendant la tasse vide à son père.

Le cuisinier la renifla et sourit en comprenant de quoi il s'agissait.

- Tu vois que tu peux être gentil quand tu veux !

Le brun secoua la tête en soupirant.

- Tu parles d'un espoir, fit-il en montrant de la tête l'endormi. Imagine ce type sur un trône coiffé d'une couronne. Comment concevoir une chose pareille ? Je suis sûr que si je lui touchais le front il tomberait.

- Ce type comme tu l'appelles est bien plus important que tu ne le crois mon fils, répondit le cuisinier en le regardant étrangement. Quand je te dis que tu lui dois le respect, ce ne sont pas que de simples remontrances.

- De quoi tu parles ?

Le père le regarda longuement avant de finalement déclarer.

- Au lit jeune homme, il est tard.