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Le chemin d'une vie, partie 1 (???)

Partie 1 : Ce qui a été

Les adultes qui dépeignaient souvent une vision si idyllique de l'école primaire, avec les enfants si semblables et différents à la fois, ceux qui ne voyaient pas les couleurs, qui ne voyaient pas les difformités, les handicaps, les différences, étaient trop souvent de ces adultes qui n'ont rien vu de la souffrance de leurs pairs. Ceux qui te disaient que tu as bien de la chance, du haut de tes quatre ans, de n'avoir à te préoccuper que de savoir comment lire l'alphabet ou compter jusqu'à vingt.

Ces mêmes adultes qui étaient inconscients de la douleur qui traversait les jeunes au moindre geste les isolant du groupe. Ne devrait pas être si facile de s'intégrer dans une société ?

Pourtant, pour cet enfant qui du haut de ses deux ans savait déjà compter jusqu'à cent, celui qui à trois ans savait réciter toutes les plaques d'immatriculation de sa famille proche et étendue, à quatre ans lisait des livres bien au-dessus de son niveau, aller voir les autres était la compétence qu'il lui manquait.

Il allait à l'école en traînant les pieds, sachant très bien que les autres enfants ne prononceraient son nom que pour parler dans son dos, à répéter sans cesse ce que les adultes leur inculquaient. Car même si il est bien idiot de croire que les enfants ne voient pas les différences, les mots qu'ils prononcent pour s'en moquer viennent de la bouche de ceux qu'ils admirent.

Les pédopsychiatres peinaient à poser des mots sur qui il était. Certains disaient enfant génial, d'autres prononçaient les mots haut potentiel, certains, vites calmés cependant par les ardeurs de la mère, s'essayaient à amener sur la table l'autisme et le TDAH. Mais même pour un petit garçon comme lui, il était si difficile de trouver des mots. A la fois tant et si peu de symptômes, et une seule constance, sa solitude.

Assis dans un coin, avec un livre que sa maîtresse de maternelle ne le croyait pas capable de lire, il avait fini tous ses exercices depuis longtemps. C'était si facile, après tout, d'écrire des nombres qu'il connaissait déjà, des mots qu'il lisait tous les soirs à ses mères, comme part de sa routine sans faille. Il n'avait rien à faire d'autre que lire, lire pour ne pas écouter les mots des enfants, si souvent les mêmes. « Surdoué », « prétentieux », « au-dessus de tout », beaucoup de mots qu'il connaissait et ne s'identifiait pas.

Le seul auquel il répondait était son nom. Thibault.

Un nom prononcé avec l'amour de ses mères, le mépris des enseignants, l'hésitation chez les élèves. Mais au moins, il savait que c'était bien son nom. Un être humain ne peut porter qu'un seul nom, c'est la logique, n'est-ce pas ? Comment reconnaître autrement qui nous sommes et qui sont les autres ?

Les autres élèves parlaient de lui, mais ne lui parlaient pas. Les classes passèrent dans la solitude, et entre ses mains, à chaque fois, un livre différent. Cinq ans, Harry Potter, six ans, le Seigneur des Anneaux, sept ans, la Trilogie de Bartiméus, toujours plus gros, toujours plus compliqué, mais il s'y perdait, tout comme il se perdait dans les chiffres et le silence.

La première parole vient à huit ans. Lorsqu'un de ses camarades s'approcha de lui, avec la fameuse question en tête, celle qu'il ne s'était jamais posé.

« Pourquoi t'as deux mères ? »

Pourquoi ? Pourquoi est-ce qu'un enfant a deux parents, il aurait aimé répondre. Enfant qu'il était, il ne connaissait pas la norme, juste la moyenne et la médiane, celle dont selon la maîtresse si insistante pour le faire passer dans la classe supérieure il était au-dessus. Mais comment aurait-il pu savoir que pour tellement d'autres enfants, on ne peut avoir qu'un papa et une maman ?

Ce jour-là, il n'avait pas su répondre. Et le visage du camarade s'était tordu d'une grimace de dégoût.

« Ma mère, elle dit que c'est contre nature. Que les femmes, elles vont avec les hommes. Que tes mères et toi vous irez en enfer. »

Des mots bien cruels dans la bouche d'un enfant de huit ans, à l'égard d'un autre enfant de huit ans. Répétés, comme il l'avait si bien dit, des adultes, mais pas moins durs à dire, pas moins durs à entendre.

Thibault n'avait pas su quoi dire. Il n'avait même pas réussi à pleurer.

Son retour, ce soir-là, à la maison, s'était conclu par une question, une seule.

« Pourquoi les gens disent que deux mamans c'est pas bien ? »

Ses mères avaient, il s'en rappelle, échangé un regard. La première, aux longs cheveux roux flamboyants, supportait un enfant de six ans son cadet, la seule source de bruit dans la maison, désormais. Sa main s'était portée aux oreilles du garçonnet alors que ses lèvres se pinçaient, convaincant d'autant plus Thibault qu'il avait dit quelque chose de mal. Alors que le seul mal était les larmes qui lui brûlaient les paupières.

Sa mère avait rendu l'enfant à son autre mère. Avant de se pencher sur son fils aîné et de lui pincer doucement la joue, avec un sourire qui se voulait rassurant mais qui ne pouvait cacher ses tremblements.

« Des fois, les gens... Ne savent pas ce qu'il se passent dans la vie des autres. Ils ne comprennent pas qu'on puisse aimer de différentes manières qu'eux. Et quand les gens ne comprennent pas, ils peuvent devenir méchants. Mais tu ne dois pas écouter ces gens, d'accord, Thibault ? Le seul amour qui n'est pas bien est celui qui fait mal. »

Cette phrase résonnait encore dans les oreilles de Thibault lorsqu'il retourna à l'école, le lendemain. Il se disait que maintenant, il savait quoi répondre à ce camarade trop curieux. Mais les enfants sont parfois bien plus mauvais que les adultes. Et il ne pouvait savoir que dans le monde créé au sein de ces quatre murs froids et gris, ne pas avoir la même vie que les autres était une abomination.

Plus personne ne voulait l'approcher. Et de « surdoué », les insultes passèrent à « pédé », « fille manquée », « suceur ». Huit ans, et déjà les parents leur mettaient de tels mots en bouche, huit ans, et déjà l'enfant comprenait que le gay était l'ennemi, que Thibault était leur ennemi.

Il avait accepté le passage en classe supérieure pour s'échapper au plus vite de cet enfer. Il voulait un endroit où les gens le comprenaient, un endroit où il pouvait entraîner son cerveau autant qu'il voulait, ne plus le laisser coincé entre deux additions alors qu'il faisait déjà des droites de fonctions linéaires. Si seulement il n'arrivait pas à la fin de son école primaire, il aurait tellement aimé sauter une classe de plus, et s'enfuir, s'enfuir le plus loin possible de ceux qui étaient si différents de lui.

Il avait dix ans quand sa mère lui parla pour la première fois de Saint-Cyr. Elle lui avait montré le niveau des classes, le niveau attendu à la sortie de l'école, l'effort mental que ça représentait, le challenge, pour quelqu'un comme lui qui s'ennuyait ferme. Un moyen de ne pas s'enfermer dans son syndrome de l'enfant génial. Une bourse d'honneur qu'elle avait obtenue spécialement pour lui, sur base de ses résultats impressionnants. Un avenir garanti dans la finance, le trading, la physique, et toutes ces belles choses si pleines de chiffres qui faisaient rêver l'enfant de dix ans qu'il était.

« Ca te dit, mon Thibounet ? Comme ça, tu ne retourneras pas au secondaire avec... Avec eux, avait-elle dit sur son ton presque désapprobateur. Et la bourse d'honneur est largement suffisante pour qu'on puisse t'y mettre sans souci ! »

Thibault ne le comprenait pas encore, ironique pour un tel amoureux des chiffres, mais sa mère parlait d'argent. L'argent n'était pas si facile à obtenir dans leur foyer, le foyer des Laangbroëk, malgré le poste confortable de maman, l'ardeur au travail de mama, l'une à concevoir des œuvres d'art pour loger les gens, l'autre en train de sauver des vies dans les hôpitaux, les deux seules héroïnes en lesquelles Thibault pouvait encore croire. Pourtant, Saint-Cyr était si chère, si onéreuse, si réputée, que si ce n'était pas pour le talent de l'enfant, il n'aurait jamais pu y aller.

Et ça, il l'avait très bien compris. Il savait fort bien que c'était son cerveau qui lui valait la chance de sa vie. Et que la perdre ne viendrait que de lui, et de lui seulement.

Saint-Cyr était un internat international en suisse, et difficulté supplémentaire, les cours étaient en anglais. L'établissement offrait des séances de rattrapage à ceux qui ne le parlaient pas suffisamment dans leur enfance, mais heureusement pour lui, Thibault passa les tests avec brio. Il aurait ça de moins à rattraper, et ses mères étaient ravies. Elles ne cessaient de lui dire qu'il aurait plus de chance de se faire des amis avec tant de gens de pays différents.

Elles n'auraient plus à la fois pu avoir davantage tort et raison.

Ce fut un crève-cœur, cependant, de se séparer de lui, de le regarder monter dans le train seul, à destination du si réputé collège. Laura fondit en larmes plus d'une fois, Jane épuisait tous ses mouchoirs plus vite qu'un Florian désireux d'aider lui tendait. Lui était un enfant normal, du haut de ses cinq, six ans, mais il savait déjà comprendre que son grand frère serait parti longtemps, et qu'il allait beaucoup lui manquer.

Dans le train, Thibault faisait des exercices pour s'entraîner. Des maths, de la physique, tout ce qu'il pouvait. Il était impatient de rencontrer d'autres gens qui pourraient partager sa passion, et il savait quoi faire, il se retrouverait en terrain connu pour la première fois depuis sa naissance. Les autres passagers du train, autant intrigués par cet enfant de dix ans qui résolvait des identités remarquables que par les officiels de Saint-Cyr montés à la frontière de Suisse pour récupérer tous les nouveaux internes, essayaient de temps à autres de s'approcher, mais il était bien trop concentré.

Il lui fallut des heures pour arriver au bout, heures durant lesquelles il résolut tellement d'exercices de l'année qui venait que même l'employé du collège en était impressionné. Ce dernier alla même jusqu'à lui prendre la main pour le faire descendre du train, lui, son petit sac et sa grosse valise.

« L'internat est encore loin ? » Demanda un Thibault qui tremblait d'impatience.

L'officiel haussa les épaules.

« On y est dans cinq minutes. Tu partageras ta chambre avec deux autres élèves, ça te dérange ? »

Thibault ne le savait pas, mais il était bien rare que cet homme pose la question. Son camarade de chambre qu'il ne connaissait pas encore lui rapporterait plus tard qu'on ne lui avait pas demandé son avis. Mais Saint-Cyr pratiquait une exclusion par la concurrence. Quelque chose qu'il ne comprendrait que trop tard.

En attendant, tout ce qu'il pouvait ressentir était un léger embêtement. D'autres gens dans sa chambre qu'il n'avait jamais partagé qu'avec son frère et ses mères ? Il allait devoir s'y habituer. On espérait cependant que ses fameux camarades de chambre ne seraient pas du même genre que celui qui lui avait dit que ses mères étaient contre nature.

Mais être à Saint-Cyr était un tel privilège en soit que Thibault ne répondit rien de l'embarras qui le prenait. Il se contenta de secouer la tête, et d'admirer les bâtiments qui se dessinaient devant lui, l'univers qui allait l'accueillir pendant quatre longues années.

Bercé à Harry Potter, Thibault s'imaginait un château aux mille tourelles, avec des escaliers capricieux, des tableaux facétieux, et tellement d'autres choses que toutes les meilleures écoles se doivent d'avoir. Il ne put donc s'empêcher de ressentir une pointe de déception en voyant les bâtiments carrés, regroupés en pentagone, et l'immense écusson qui ornait la grille à travers laquelle l'employé le guidait. Mais après tout, il s'agissait d'une école pour les enfants comme lui, n'est-ce pas ? Elle ne pouvait être que bien conçue, et le fait qu'il n'aime pas les bâtiments maintenant ne ferait que s'effacer plus tard.

Malgré tout, guidé jusqu'à sa chambre, il chercha les tableaux, les escaliers, les tourelles.

L'homme qui lui tenait la main ne tarda pas à s'arrêter devant un numéro. Le 667. La chambre d'avant était la 665, la suivante la 668. Thibault aurait bien aimé savoir pourquoi un nombre avait été omis. Ce n'était pas comme ça qu'on comptait. Surtout dans une école de maths. Les chiffres sont les chiffres, pourquoi ne pas en inclure un ? Quelle était la suite logique de ces chambres ?

Il n'eut cependant pas le temps de s'interroger, puisque la porte s'ouvrit sur deux enfants déjà installés. Les deux tournèrent aussitôt la tête vers le nouveau venu, qui ne put s'empêcher de se sentir de trop. C'était un blond aux courts cheveux bouclés, et un autres aux cheveux noirs et crépus et à la peau plus sombre que ce que Thibault avait jamais vu.

« Retourne donc au travail, Elijah, annonça l'officiel en poussant doucement Thibault à travers la porte. Je vous amène juste votre nouveau camarade de chambre. »

Le dénommé Elijah, celui aux cheveux crépus, se contenta de hausser les épaules et d'adresser un petit signe à Thibault avant de se plonger de nouveau dans ses devoirs. Mais l'autre attendit à peine que l'officiel eut refermé la porte pour se diriger vers Thibault, et s'adresser à lui dans un anglais balbutiant mais un sourire si large.

« Salut ! Tu t'appelles comment ? »

Thibault pinça les lèvres. Il n'avait pas l'habitude de ce genre de questions. D'habitude, les gens connaissaient déjà son nom. Il était le surdoué, le mouton noir, évidemment qu'on connaissait déjà son nom. Et le sourire de l'autre le dérangeait. Il lui rappelait un des élèves de son école. Celui qui n'hésitait pas à sortir les pires insultes dans son dos en les cachant en face de lui derrière ce sourire.

« Thibault, il marmonna du bout des lèvres. Et toi ?

— Emerens. Et lui, c'est Elijah, il est déjà en dernière année, il a réussi à sauter une classe à l'intérieur même de Saint-Cyr ! Moi, je suis nouveau, comme toi, je suppose... »

Thibault ne reconnaissait pas la sonorité de son nom, mais il n'était pas spécialement ravi que l'autre se mette à bavarder sur un simple mot. Bien sûr, il était déjà surpris qu'on lui adresse la parole sans animosité, mais il se méfiait de l'innocence dans les mots de son interlocuteur. Il avait trop peur qu'elle cache quelque chose qu'il ne puisse voir que trop tard. Et en plus, il avait l'impression qu'il ne s'arrêterait pas pour l'écouter.

Il ne savait pas d'où venait cet importun dont il était forcé de partager la chambre. Mais statistiquement, il avait une plus forte probabilité de parler français que néerlandais, alors...

« Bon sang ce qu'il parle, marmonna-t-il dans sa barbe dans la langue de sa mère. Ça va être long, cette année. »

Il s'attendait à voir l'air étonné de l'autre, cherchant à comprendre ces mots. Mais fort étonnamment, Emerens eut un petit sourire, un peu de travers, qui parut étonnamment bien plus authentique à Thibault que son expression précédente. Avant de s'avancer vers lui et de lui appuyer son doigt sur le bout du nez, avant de s'exprimer dans un néerlandais parfait.

« Je veux bien que tu te plaignes de moi, mais si tu ne veux pas que je le sache, la prochaine fois, dis-le dans une langue que je ne comprendrai pas ! »

Thibault haussa un sourcil. La rougeur luttait pour monter à ses joues, même alors que l'autre n'avait même pas l'air fâché. Il ne s'attendait pas du tout à ce dénouement.

« Tu... Tu parles néerlandais ?

— Bah oui. Je suis néerlandais, génie. Tu viens de m'insulter dans ma langue maternelle. C'est un peu bête, non ? »

Il rit. L'air tellement peu vexé, malgré le poids de ses mots. Ou tout de moins le poids qu'ils portaient pour un Thibault estomaqué. Il avait oublié que le néerlandais n'était pas parlé qu'en Belgique, que sa mère n'était pas la seule capable de lui enseigner. Il faut dire qu'il ne le parlait qu'avec elle... Et maintenant, un nouveau dans son cercle. Un intrus de plus. Mais ça ne lui faisait pas tant d'effet que ça.

Pourquoi est-ce qu'il n'avait pas l'air fâché ?

Un nouveau rire secoua les épaules d'Emerens.

« Allez, fais pas cette tête, je suis sûr qu'il y aura un langage ou tu pourras bien te plaindre de moi. Je sais pas d'où tu viens, mais quand même. T'es français ? Ton nom est français...

— Belge, grommela Thibault. Je peux m'installer, maintenant ?

— Sûr. Par contre, le lit près de la fenêtre, il est à moi, et Elijah a pris celui au fond de la salle ! »

Donc il ne lui restait plus que celui près de la porte ? Mais c'est pas vrai, elle commençait vraiment mal, cette année ! Serrant entre ses poings sa valise, Thibault se dirigea vers le lit en question sous le rire de son nouveau camarade de chambre, se faisant une note mentale de de plus l'insulter qu'en français. Après tout, vu comment il était, ça n'allait pas être les occasions qui manqueraient, non ?

Et pourtant, les occasions manquèrent. Emerens finit dans sa classe on ne sut trop comment, ni lui ni Thibault qui n'en était pas ravi, mais il n'eut pas l'occasion de s'en attrister. Les cours leur tombèrent dessus tels des rapaces, plus sournois encore que ces aigles que Thibault aimait bien voir tournoyer dans le ciel. Et bientôt, ils furent submergés de travail au point que trouver des insultes devint la dernière préoccupation de Thibault.

Il s'en sortait bien. Les chiffres coulaient de son cerveau comme de l'eau dans le lit d'une rivière, et il se surprit même à apprécier la physique subatomique, un module très dur qu'Elijah lui avait déconseillé de prendre si tôt. Evidemment, Thibault n'écoutait que rarement ses aînés, si bien qu'il se retrouva bientôt avec une horde de devoirs à faire ; mais il s'en sortait bien, malgré tout.

Cependant, ce n'était pas le cas de tous. Au fil des projets de groupe, il avait fait la rencontre avec les autres de sa classe, ceux qui trimaient au rythme des équations. Il y avait Sven, qui prenait des notes plus vite que son ombre, Lucius, l'italien perdu mais heureux d'être là, Jordan, timide mais qui avait toujours la solution aux problèmes de physique électrique ; Klaus, aussi, un garçon aux airs de fille manquée que les anciens camarades de Thibault n'auraient pas manqué d'insulter. Et Viviane. La seule fille du groupe, de deux ans son aînée, qui avait redoublé une fois mais restait parce que ses parents avaient de l'argent et elle la détermination qui compensait largement ses notes.

Et Emerens, aussi. Vivre dans la même chambre, étonnamment, avait rapproché Thibault de lui plus qu'il ne le pensait. C'était devenu la routine que de l'aider sur un devoir, sur un projet de groupe, un contrôle qui approchait, quelque chose en quoi Thibault prenait de plus en plus de plaisir au fur et à mesure que le temps passait. Mais qui ne suffisait jamais. Parce qu'Emerens, aussi avide d'apprendre soit-il, aussi dévoué à la tâche qu'il fut, n'arrivait jamais à dépasser la moyenne de plus de deux points. Et le côtoyer ne faisait que faire se rendre compte à Thibault qu'il était l'anomalie dans cet établissement si prestigieux, dans le simple fait qu'il n'aimait pas les chiffres.

Oh, bien sûr, il avait d'autres forces. Un jour béni, une accalmie dans les contrôles leur permit de se réunir tous dans la chambre 667, autour d'une histoire que l'intrus du groupe leur racontait, des étoiles dans les yeux et la passion dans la voix. Ce n'était que des mots parlés, mais ils prenaient Thibault aux tripes, ils montaient les larmes aux yeux d'Elijah, et Sven riait même aux blagues les plus nulles, juste pour le ton employé par le raconteur. Thibault ne l'avait jamais vu plus heureux que dans ces moments-là. Ne les avait jamais vu plus heureux que dans ces moments-là.

Un jour, il se surprit à lui demander, au détour d'un cahier de maths, pourquoi est-ce qu'il était avec eux, les matheux, et pas dans le bâtiment d'en face, celui de la littérature, des sciences politiques et des mots qui font rouler les cœurs sur la main. Il n'oublierait jamais la grimace qui tordit le visage de son ami en cet instant précis.

« ... Je n'ai pas vraiment le choix. Mes parents veulent que j'étudie ça... »

Cela avait semblé bizarre à Thibault à qui les mères n'avaient jamais que tout offert. Mais lorsqu'il chercha à en savoir plus, demandant pourquoi il ne protestait pas, la lumière s'éteignit dans les yeux d'Emerens. Et le coup au cœur de Thibault lui fit comprendre, pour la première fois, que les parents n'assumaient pas toujours le rôle de ceux qui protègent.

Il ne posa plus jamais la moindre question. Il se contenta d'aider son ami avec d'autant plus d'ardeur. Oubliés, les premiers temps où il ne pensait qu'à la meilleure insulte en français à lui adresser. Sans même qu'il s'en rende compte, en l'espace de quelques mois, il lui aurait tout donné.

A Saint-Cyr, les cours n'étaient pas la seule opportunité d'apprendre. L'une d'entre elles se présenta dans l'annonce de Klaus. « Je suis une fille, » dit-il un jour au groupe au cours d'une séance de lecture générale. « Je savais pas si je pouvais vous le dire, mais j'y tiens plus de me faire appeler comme un gars, alors voilà. »

Les quelques regards des autres étaient perdus, pour la plupart. Elijah avait baissé les yeux, Lucius avait fait la grimace, pas très longtemps, juste le temps que Jordan lui donne un coup de coude, et Sven avait pris son menton entre ses mains. Cela n'avait pas duré longtemps, cependant. Emerens leur avait jeté un regard désapprobateur, avant de demander à Klaus s'il, enfin, elle, avait un autre nom.

Thibault se souvenait encore du sourire qui avait illuminé son visage.

« Je m'appelle Elaina. »

Cela avait suffi à anéantir tout ce que la logique, la biologie et Saint-Cyr lui dictait.

Thibault n'avait que peu vu ça, des garçons piégés dans des corps de fille et vice-versa. Ses mères lui avaient expliqué un peu, mais lui-même avait du mal à comprendre la logique. Comment pouvait-on se sentir aussi hors de son propre corps ? Ca n'avait pas de sens. Cependant, il comprenait très bien, au regard d'Elaina, qu'une autre logique était à l'œuvre et que la contester n'avait pas d'importance devant le bonheur d'une amie.

Viviane avait ri, claqué des mains, tiré un livre de la pile.

« Enfin je suis plus la seule fille ! Pour fêter ça, je vais vous lire un livre spécial de ma collection ! C'est un cadeau de mon grand frère, eh eh eh ! »

Le grognement avait été unanime. En règle générale, quand Viviane disait « un cadeau de son grand frère », c'était souvent qu'elle lui avait volé, et ça finissait en histoire de grands dont l'intérêt était très variable. Mais cette fois, la découverte fit hausser les sourcils à Thibault, devant une bien étrange couverture, tout en rubans et en étreintes.

« C'est quoi, ça, Viviane ?

— Vous allez voir, ricana cette dernière avant d'ouvrir le livre. Y'a pas de raisons qu'Emerens soit le seul à nous raconter des jolies histoires. Alors, attendez un peu que je vous retrouve le meilleur passage... »

Thibault ne put qu'échanger un regard surpris avec ledit Emerens, l'air un peu déçu d'être privé de son rôle de conteur. Mais la déception ni la surprise ne purent durer, car Viviane venait de se racler la gorge, avant de se lancer dans sa lecture d'un ton qu'on ne pouvait que qualifier de sulfureux.

« Et je le sentis quitter mes lèvres pour s'attaquer à un de mes seins, n'ayant de cesse que de presser dessus ses lèvres, sa langue, ses dents, insatiable de moi et du goût que j'imaginais ma peau posséder ! Laissant ses mains me balayer, faire glisser de mes épaules ce doux ensemble que j'avais si spécialement préparé pour ses yeux, je me rendis à lui, à sa chaleur, à cette sensation qui me rendait folle, folle du brillant de ses yeux, de la courbure de son cou, du creux dans son dos que mes doigts aimaient chercher... »

Thibault était certes jeune, mais pas idiot. Saint-Cyr avait eu la bonté de lui offrir quelques cours de biologie de la reproduction, si bien que tout le groupe savait plus ou moins comment on faisait les bébés. Il savait, au ton de Viviane, que ce qu'elle décrivait représentait plus ou moins l'acte de reproduction. Cependant, il n'aurait pu se douter qu'on puisse le décrire avec un tel ton.

Les autres n'étaient pas en reste non plus, d'ailleurs. Un Sven rouge tomate se bouchait les oreilles, marmonnant des absurdités en finlandais pour noyer les lectures de Viviane, Jordan se rongeait les ongles, retenant l'écarlate de monter. Lucius fronçait le nez, dégoûté, et Elijah ne tarda pas à rejoindre Sven dans ses marmonnements, les siens étant en swahili. Et Emerens, lui avait la tête penchée vers le résumé, les sourcils froncés.

« C'est une romance, ça ? ça se fait ? Dans la romance, je veux dire...

— Mon pauvre bichon, tu es si innocent, ricana Viviane. Attends, je n'ai même pas lu le meilleur passage...

— Pitié, Viviane, marmonna Elaina, ne nous impose pas ça, c'est berk– »

Mais Viviane n'avait pas la moindre pitié envers ses cadets. Et elle continua, se passant la langue sur les lèvres à plus d'un moment.

« Je le vis baisser son caleçon, dernier rempart entre lui et moi, dévoilant son sexe... »

Un ricanement lui échappa à ce mot qui avait fait rougir plus d'un.

« Son sexe gonflé et prêt à s'unir au mien ! Et ses yeux, ses yeux pleins d'amour et de désir alors que son poids se forçait sur mon ventre, que je n'avais qu'une hâte, c'était de sentir cet homme que j'aimais tellement à l'intérieur de moi, le sentir bouger et jouir aussi sûrement qu'il était mien...

— Bon, Viviane, finit par s'exclamer un Elijah rouge tomate, c'est bon, s'il te plaît, on a compris ! Tu ferais mieux d'aller te coucher avant que les surveillants ne passent ! »

L'indécente aînée du groupe haussa les épaules.

« T'as pas tort, Eli, ils vont pas tarder. Je vais y aller, mais ne vous en faites pas, on reprendra demain, eheh !

— Pitié, non, marmonna un Sven encore plus rouge que tout à l'heure. En plus, les contrôles vont pas tarder à recommencer. »

Cela suffit à faire perdre à Viviane son sourire. Elle se contenta de refermer le livre et de se précipiter hors de la chambre, suivie par les quatre autres intrus, qui eux au moins n'auraient pas à aller bien loin. Cela fit se demander à Thibault ce qu'il allait advenir d'Elaina, maintenant qu'elle s'était assumée comme fille auprès d'eux, mais un dernier reste de bon sens lui indiqua que ce n'était certainement pas Saint-Cyr qui allait l'y aider.

Finalement, ne resta plus dans la chambre qu'Emerens et Elijah, prêts à aller se coucher. Ce dernier s'enfouit dans ses couvertures avec un empressement que Thibault ne pouvait que comprendre, mais Emerens resta assis sur le sol un petit moment, les yeux fixés vers la pile de livre que Viviane leur avait laissée, délestée du terrible ouvrage interdit.

« C'était... Bizarre.

— Ouais, je suis d'accord, répondit Thibault sur le même ton. Je comprends pas comment les adultes peuvent penser que c'est récréatif. »

Emerens haussa les épaules.

« On comprendra peut-être en grandissant... Je veux dire, on ne vient pas de nulle part, si ?

— aux dernières nouvelles, deux femmes ne peuvent enfanter, » fit Thibault, une petite pointe d'humour dans la voix.

Son ami eut un léger rire.

« J'ai compris le principe, Jésus. Allez, viens, maintenant, on ferait mieux d'aller se coucher, on va réveiller Elijah. »

Elijah qui n'avait pas l'air très endormi au vu de ses tremblements. Mais il n'était pas temps de s'en préoccuper. Thibault se contenta de rejoindre Emerens quelques secondes, le temps de le prendre dans ses bras et de le serrer contre lui. Une nouvelle part de leur routine qui, loin de ses mères, de son frère, lui faisait beaucoup de bien, beaucoup plus qu'il ne voudrait l'admettre.

Il les appellerait demain pour leur raconter tout ça. A n'en pas douter, elles en riraient, de lui, de Viviane, des autres, et de ce livre qui n'avait au final pas grand sens.

Au final, la seule qui en avait vraiment ri était Laura. Les mots de Jane étaient bien plus alarmistes, bien davantage chargés de reproches, reproches envers Viviane, envers Saint-Cyr qui avait laissé passer ça. Thibault ne prit pas la peine de lui dire que si Saint-Cyr les avait surpris, la punition aurait été si dure qu'il ne se serait jamais résolu à en parler. Il ne voulait pas être privé de la chance de sa vie. Même alors que la chance de sa vie commençait à l'épuiser.

Il ne fut pas le seul, ce jour-là, à appeler ses mères. Emerens rentra le soir suivant dans la chambre le visage fermé, avec des traces d'ongles dans les paumes. Une question qui se voulait innocente apprit à Thibault qu'il avait tenté d'appeler sa mère et que cette dernière n'avait voulu lui parler que de travail et de résultats.

« Elle n'a même pas voulu me donner de nouvelles de mes sœurs, il avait soupiré en s'asseyant sur le lit. J'ai essayé de lui parler de toi, d'Elijah, des autres, mais tout ce que j'ai eu comme question c'est si vous m'aidiez bien avec mes cours. C'est usant. »

Pas besoin d'avoir les mères qu'avait Thibault pour comprendre que la relation unissant Emerens à la sienne était loin d'être remplie d'amour. Malgré les beaux mots, les « c'est pour ton bien », les « je veux juste t'aider », le regard de l'enfant s'éteignait de jour en jour. Il avait même confié à Thibault, une fois, que les vacances de Noël de cette année avaient été passées à travailler.

Ca avait donné une idée à l'enfant qu'il était, dont la perspective de ne pas profiter de ses vacances était révoltante et qui ne pouvait, déjà, plus supporter la vision de son meilleur ami, la personne qu'il préférait à Saint-Cyr, souffrir.

Une idée qu'il lui souffla entre deux classes, alors que le professeur avait, par miracle, quelques minutes de retard.

« Tu veux venir en vacances chez moi ? »

Sur le visage poupin d'Emerens, un sourcil se haussa. Certes, les vacances de février approchaient, et avec elles, la fin des devoirs et de l'obligation de travail, mais il s'agissait pour eux deux d'une proposition assez incongrue. Ils étaient si peu habitués, tous deux, à envisager leur relation hors d'un contexte d'école.

« En vacances ? Chez toi ?

— Je suis sûre que mes mères seraient d'accord, continua Thibault incapable de s'arrêter. Comme ça tu pourrais te reposer un peu et finir ce livre dont tu m'as parlé, et ça nous ferait du bien à tous les deux, je suis sûr... »

Sans compter que Thibault voulait plus que tout le voir heureux, et il ne l'avait jamais vu sourire avec autant de vérité que dans ces moments où il pouvait lire, écrire, raconter des histoires, partager un moment loin des chiffres et des formules. Plus qu'un souhait, c'était un désir, une volonté. Juste une fois, il voulait être la source du bonheur de quelqu'un.

Emerens réfléchit. Pas longtemps.

« Ca me ferait super plaisir, Thibs ! Mais tu me promets que tes mères seront d'accord ? »

Thibault, qui n'acceptait jusque là de surnoms que de ses mères, sentit son cœur bondir comme un cabri à la réponse de son ami. Mais il se préoccuperait de cela plus tard. Le bonheur était trop fort pour qu'il ait encore à se poser ces questions qui le tourmentaient.

« Promis ! »

Et comme promis, Laura et Jane furent aisées à convaincre. Les deux étaient ravies, tellement ravies, que Thibault se soit fait un ami. Au téléphone, Laura ne cessait de babiller sur les plats qu'elle allait préparer, les endroits qu'ils allaient visiter, comment est-ce qu'elle devrait s'occuper de l'invité impromptu mais tellement miraculeux. C'en était presque trop pour Thibault, mais il lui laissa ce plaisir. Après tout, lui-même était trop heureux pour s'en préoccuper.

Non, la plus dure à convaincre fut la mère d'Emerens. Ce dernier n'avait pas eu d'autre choix que de lui raconter une histoire sur un projet d'école pour qu'elle le laisse échapper à ses griffes, une histoire servie sur un lit de mensonges et un assaisonnement de contes. Thibault commençait à comprendre comment il s'était fait si doué pour raconter des histoires jamais réelles. Mais lui, qui ne jurait que par les chiffres, vrai ou faux, abouti ou non, eut beaucoup plus de mal à mentir lorsque la terrible Adelheid van Heel exigea de son fils qu'il lui passe le camarade de travail.

Il ne sut jamais s'il l'avait convaincue ou non. Tout ce dont il se rappelait de cette conversation, c'était le froid dans la voix de la mère.

Son accord, cependant, finit par tomber. Et avec lui, les billets de train offerts par Saint-Cyr aux boursiers d'honneur et achetés par les riches parents des autres élèves, cette fois pris tous deux en direction de la Belgique.

A quoi bon se préoccuper de la terrifiante matrone ? Il allait pouvoir emmener son ami dans un espace sécuritaire, et c'était tout ce qui lui importait.

Les dernières semaines avant les vacances de février passèrent comme dans un rêve. La fin des partiels de février, des devoirs à faire, de plus en plus d'occasions pour des élèves en mal de distractions de se détendre un peu. La suite des lectures de Viviane, qui au final avait fini par lâcher ses livres « intéressants », des histoires d'Emerens, des jeux de cartes, des confessions. Un jeu de la bouteille qui laissa Thibault avec tellement plus de questions que ce qu'il aurait jamais pu imaginer, à commencer par se demander si ses harceleurs n'avaient pas eu raison en le traitant de gay.

Et puis, la dernière nuit avant le départ en Belgique, entre deux ronflements légers d'Elijah et souvenirs du soir précédent qui laissaient Thibault éveillé. Il ne pouvait plus se rendormir sans songer au baiser qu'on lui avait pris, sans que lui-même oppose tant de résistance que ça, un baiser qui aurait paru anodin si il ne venait pas d'un autre garçon, si il ne venait pas de celui qui dormait encore dans le lit sous la fenêtre, le sommeil agité de tics.

Qu'est-ce que ça voulait dire ?

Il n'eut cependant pas le temps de s'en préoccuper. Parce qu'une inspiration plus forte que les autres suivi d'un bruissement de couvertures acheva de l'arracher au sommeil bienheureux. Et se retourner lui permit de voir Emerens redressé dans son lit, une main serrée sur le tissu de son pyjama, ses yeux écarquillés brillant dans le noir entre deux gouttes de sueur.

Ca faisait mal à voir. Thibault ne supportait plus depuis bien longtemps de ne pas le voir sourire. Quelle ironie, pas vrai ?

« Ça va ? »

Emerens se tourna vers lui, faisant de son mieux pour cacher le tremblement de ses lèvres.

« Tu dors pas... ?

— Difficile quand tu bouges sans cesse dans ton sommeil, grommela Thibault pour cacher son malaise. Qu'est-ce qu'il se passe ? »

Les lèvres de son ami se pincèrent.

« J'ai fait un cauchemar. Rien de grave, mais je sais pas si j'arriverai à me rendormir avant demain... »

L'aveu était dit d'un ton si badin, mais n'empêcha pas Thibault de sentir son cœur se serrer. Fort. Ils partaient en Belgique au prochain réveil. C'était censé être une bonne journée. Pour deux bonnes semaines. Il ne voulait pas que ce soit gâché par quelque chose d'aussi stupide qu'un vulgaire cauchemar.

Les mots qui suivirent furent si naturels qu'il ne se préoccupa même pas de leur poids même au moment où ils franchissaient ses lèvres.

« Viens dormir avec moi alors ? Comme ça, ça éloignera les cauchemars ? »

Si seulement Thibault s'était rendu compte, à ce moment-là, de ce qu'il disait, du vrai poids derrière ses mots, les années suivantes auraient peut-être été plus simples, plus douces pour eux deux. Mais pour lui, cela ne lui semblait que trop naturel à dire. Et Emerens, lui, ne perçut même pas le moindre sens caché à cette proposition ; Comment aurait-il pu, puisque Thibault lui-même refusait de le voir ?

« D'accord, j'arrive. Tu me fais une petite place ? »

Thibault se poussa dans le coin de son lit sans y réfléchir à deux fois, laissant de la place pour Emerens qui ne tarda pas à le rejoindre, oreiller en main. Ce dernier se cala confortablement dans son coin de lit, hélas pas suffisamment large pour ne pas rentrer en contact avec son autre locataire ; mais ni l'un ni l'autre ne s'en préoccupaient, à l'instant présent. Ni de la proximité, ni de la sueur qui perlait encore sur les tempes d'Emerens, ni de l'odeur que tous deux dégageaient.

Ca semblait si naturel.

« C'est bien malin, chuchota Thibault alors que son ami bâillait, de me piquer le lit près de la fenêtre pour finir dans le mien comme ça.

— Eh, c'est ta faute, c'est toi qui as proposé. En plus comme ça, on sera mieux cachés des surveillants s'ils nous surprennent. »

Surveillants qui n'aimaient guère l'idée de deux élèves, particulièrement des garçons, partageant une telle intimité. Mais cela n'était dans l'instant présent d'aucune importance à Thibault, qui voulait juste protéger son ami.

Le sommeil ne tarda pas à s'emparer de leurs consciences. Pour les leur rendre à la sonnerie d'un réveil, gardant pour lui la pensée que la nuit les avaient unis en une seule étreinte.

Cela semblait, après tout, si naturel.

Le départ se fit le lendemain, tôt, au son d'un réveil et des adieux presque jaloux d'Elijah, qui lui restait à l'internat. Il leur fit promettre de raconter au moins un peu leurs vacances, et de lui rapporter un souvenir, quelque chose qu'Emerens accepta avec bien plus d'excitation que ce que Thibault se serait permis. Le petit sourire triste de leur ami et camarade de chambre les suivit jusqu'à la station de train, ou, finalement, ils purent prendre place, assez loin de la surveillance de Saint-Cyr pour pouvoir se tenir la main.

C'est comme ça que le voyage se fit. Traversé sur un petit nuage, dans une brume de rêve, la seule chose réelle étant la pression de leurs doigts et le son de leurs voix. Ils étaient arrivés à peine partis, et si Laura haussa les sourcils devant leurs mains jointes, elle ne fit pas la moindre remarque. Pas plus que Florian, âgé alors de six ans, mais déjà éveillé et ravi de revoir son grand frère de retour.

Thibault aurait aimé que le rêve ne cesse jamais. Ça lui semblait être la vie qu'il voulait vivre, lui, ses mères adorées, son petit frère chéri et son meilleur ami, à simplement profiter du bonheur de leur présence. Laura et Jane avaient si vite adopté Emerens que bientôt, malgré la blondeur de ses cheveux au milieu d'une famille de roux et de bruns, il parut comme leur troisième fils. Et son sourire, celui pour lequel Thibault serait même retourné dans son ancienne école, n'avait jamais paru si radieux.

Les vacances de février lui offrirent la plus belle des coïncidences. Thibault n'avait jamais réellement compris ce que la date du 14 février pouvait réellement signifier, ni pourquoi à chaque fois ses mères s'échangeaient des fleurs, des mots doux, des baisers. Mais maintenant, il se disait que c'était très certainement à cause de l'anniversaire qui s'y célébrait, car après tout quoi de mieux à fêter ?

Ce jour-là, Laura les entraîna dans un petit marché de la ville voisine. Un simple enchaînement d'étals, avec des gens du cru qui vantaient les mérites de leurs poulets, de leurs légumes, de leur artisanat. Tous deux avaient un peu d'argent en poche, leurs étrennes, et quand Thibault vit son ami lorgner sur un joli collier, un simple pendentif d'acier gravé d'un motif d'arbre, il n'hésita pas une seule seconde à y sacrifier quelques-uns de ses sous durement gagnés.

C'est un peu plus loin qu'il le tendit à Emerens, accompagné d'un « joyeux anniversaire » qui portait tellement de bonheur.

Et le sourire de ce dernier fut la plus belle des récompenses.

« Merci, Thibs ! Tu m'aides à le mettre, dis ? »

Thibault ne se fit pas prier, et peut-être que ses doigts s'attardèrent un peu sur le fermoir, peut-être qu'il restait proche de son visage trop longtemps, mais il n'était pas temps de se poser des questions, il était temps de profiter, profiter de ce bonheur que trop éphémère.

Sa générosité fut récompensée lorsqu'au détour d'une rue Emerens lui tendit une petite peluche en forme de chat, pas bien cousue mais toute douce, suffisamment pour que Thibault doive résister à la tentation de se la coller sous le nez. Elle avait un petit grelot autour du cou. Un carillon.

« Tiens, pour toi ! Vu qu'on sera à Saint-Cyr lorsque ce sera ton anniversaire... »

Le cadeau ne payait pas de mine mais Thibault n'aurait pu en rêver de meilleur. Du moins, c'est ce qu'il se dit jusqu'au moment où ses mères les ramenèrent à la maison avant de leur mettre sous le nez une pizza et le lecteur DVD allumé, et qu'il put profiter du calme de la maison désertée avec comme seuls bruits celui de leur marathon Disney et des ronflements doux de Florian dans sa chambre.

Il y avait bien des mauvais côtés, dans le rêve. Plus d'une fois, la jambe amputée d'Emerens le priva d'activités qu'il aurait aimé lui faire découvrir, plus d'une fois il le surprit dans sa chambre en train de cacher ses larmes. Mais c'était somme toute un rêve, un rêve de bonheur et d'amour, de coton et de plumes, et n'importe quel nuage ne pouvait obscurcir son soleil assis à côté de lui, sa main dans la sienne.

Et tout rêve devait prendre fin au bout d'un moment. Le réveil sonna dans le train pour Saint-Cyr, alors que Thibault se rendait petit à petit compte qu'il avait peur d'y retourner.

Le réveil fut difficile. Après avoir goûté aux joies du repos et de l'amitié, se replonger dans le travail et la compétition n'était facile ni pour l'un, ni pour l'autre. Les cours avaient monté en intensité, et Thibault avait de plus en plus de mal à rester concentré. Les séances de lecture se raréfièrent. Les jeux de cartes aussi. Avec la fin de l'année approchaient les projets à rendre, les expériences à faire, les contrôles de fin d'année à réussir, et la pression était telle que plus d'une fois, il manqua d'en vomir.

Il s'était mis à adopter toutes les stratégies possibles pour tenir ses nuits avec la quantité de travail donné. Le café des distributeurs de l'internat, quelques paquets de sucre rapide volés à la cantine, de temps en temps, du pain de contrebande offert par les aînés. Son cerveau avait besoin de plus en plus d'énergie, mais Saint-Cyr refusait de la leur fournir. Les punitions pour voler de la nourriture tombèrent les unes après les autres. Viviane s'amaigrissait, Elaina, forcée de se couper les cheveux, n'était plus que l'ombre d'elle-même, et même les joues d'Elijah, la force de leur petit groupe, le quatrième année arrivé au bout en sautant une classe au sein même de l'établissement, étaient complètement creusées.

Alors en désespoir de cause, Thibault cherchait dans les stratégies les plus radicales pour se tenir éveillé. Cela commençait avec les pinçons, les coups dans les jambes, les griffures d'ongles. Un jour, ce fut le compas. Cela ne cessa plus d'être le compas. Le sang tachait, de temps à autres, ses copies, attirant un commentaire mauvais et des points enlevés à côté de la tache, mais au moins, il restait éveillé, et peu importe si la croix sur son poignet se creusait de plus en plus.

Emerens ne quittait plus son lit. Sans ça, il pleurait toutes les nuits, silencieusement, pour ne pas être entendu. Thibault dut le retenir tant de fois de s'arracher les cheveux de frustration devant ses cours. Lui-même n'était pas mieux placé pour ça, n'est-ce pas, mais il n'empêche, il y avait des choses à conserver absolument, et son sourire en était une.

Cet arrangement les faisait tenir. Mais les obligeait à sacrifier un quart d'heure de leur sommeil pour ne pas se faire surprendre par les surveillants. Elijah, souvent réveillé en avance, lui aussi, les regardait faire avec circonspection, mais ne fit jamais rien remarquer. Dans son silence, Elijah était une force tranquille, un pilier de calme, et aussi la dernière chance des deux garçons lorsqu'il fallait comprendre un concept qui leur échappait.

Thibault ne le vit pleurer qu'une seule fois. Un jour, où, revenu de la bibliothèque, il surprit leur aîné en classes dans les bras d'Emerens, assis sur son lit, les paupières rougies et les mains serrées sur son torse.

Emerens avait relevé la tête, et pincé les lèvres en voyant Thibault rentrer.

« Je suis désolé, Thibs, mais tu peux attendre un petit peu avant de t'installer ? Elijah ne va pas bien du tout, et, euh... C'est assez personnel. »

Ledit Elijah avait à son tour levé les yeux, et la peur dans son visage avait convaincu Thibault de ne pas insister. Il s'était rendu dans la chambre de Sven et Elaina, les avait aidés sur leurs devoirs, et entre deux équations, les trois avaient conjecturés sur ce qui avait pu se passer entre eux deux pour faire craquer le plus fort de leur petit groupe.

Thibault ne sut jamais ce qui ce jour-là, avait fait pleurer Elijah. Mais au fur et à mesure que le temps passait, il surprit, de plus en plus, ces regards étranges, chargés d'une émotion qu'il ne pouvait décrire, que portait leur aîné sur un Emerens qui ne voyait rien passer.

Etrangement, ces regards animaient à chaque fois un buisson de ronces dans son estomac, qui se resserrait à chaque fois que les yeux de son ami s'attardaient un peu trop.

Mais avait-il vraiment le temps de protester ?

Elijah n'était pas le seul à porter sur Emerens un œil neuf. Plus les jours passaient, plus les regards s'intensifiaient. Les filles, voyant ses difficultés en cours, avaient de moins en moins de scrupules à venir lui proposer de l'aide pour les devoirs, qu'il refusait à chaque fois, expliquant que ses camarades de chambre l'aidaient bien assez. Certaines filles le prenaient bien. D'autres, moins.

L'une d'entre elles, particulièrement, en fut tellement vexée qu'elle tenta de s'arranger Thibault ignorait comment pour le rendre malade à travers un simple plat de poulet à la moutarde. Les vomissements qui le prirent ce jour-là le privèrent d'une de ses séances de révision, et même si Emerens prévint immédiatement un surveillant et que les vacances d'avril s'approchaient, la perte d'opportunité marqua à jamais dans les papilles de Thibault le goût de cette moutarde empoisonnée.

Les vacances d'avril étaient loin, elles, d'animer le même rêve que celles de février. Thibault dut rentrer seul, cette fois, bien moins heureux qu'il ne l'était deux mois plus tôt. Un changement que remarqua immédiatement Laura, toujours si attentive au bien-être de son fils : Elle tenta, plus que n'importe quand, de le distraire, de le nourrir, de l'aider, mais rien n'y fit, la tristesse était devenue sa seule compagne.

Ce fut le sang qui le perdit.

Le sang, celui qui coulait de son poignet alors que Thibault tentait tant bien que mal de se concentrer. Sa mère, rentrée dans sa chambre pour changer ses draps, le prit par surprise, et il n'eut le temps de cacher ni sa blessure, ni la pointe ensanglantée de son ciseau, abandonné sur un coin de son bureau.

Ses yeux s'écarquillèrent.

« Mon dieu ! Est-ce que ça va, Thibault ?!? »

Il tenta bien de protester, d'expliquer, mais trop tard, le mal était fait. Le soir même, sa mère le fit asseoir dans sa chambre, avec un bon chocolat et des cookies maison, et il finit par tout lui raconter, la pression, les pleurs, le travail, la moutarde. Et chaque mot qu'il prononçait faisait davantage se fermer le visage de Laura.

Cette dernière l'écouta sans broncher, sans jamais l'interrompre, ou le presser. Jusqu'à prononcer, à la fin de son discours, la question que Thibault n'oublierait jamais.

« Tu veux rester là-bas ? »

La question était lourde de sens. Et Thibault, Thibault qui il y a un an aurait tout donné pour un oui, se retrouva pour la première fois désarmé.

Finalement, le seul mot qu'il put prononcer fut un « non » murmuré.

Sa mère ne le critiqua pas, ne tenta pas de le faire revenir sur sa décision. Elle se contenta de prévenir l'administration que Thibault ne reviendrait pas l'année prochaine, malgré sa réinscription en cours de finalisation. Et elle lui permit, malgré toute la réticence que Thibault sentait dans sa voix, de revenir là-bas pour terminer l'année et expliquer ce qui allait se passer à ses amis, finir les examens et avoir au moins un certificat disant qu'il avait terminé sa première année. Peu importait ses résultats, sa santé en premier.

Thibault lui en était reconnaissant. Se sachant soutenu, l'année se finit de manière plus légère, maintenant qu'il savait que c'était terminé. Il profita, autant qu'il en était possible, des derniers jours en compagnie d'Emerens, d'Elijah, de Sven, d'Elaina, de Jordan, de Lucius, même de Viviane, tous les paupières et le cœur alourdi par cette terrible année. Mais il ne put se résoudre à leur expliquer qu'il ne reviendrai pas.

Du moins, jusqu'à la cérémonie de remise des diplômes d'Elijah. Ou il entendit Sven dire qu'il ne pourrait pas passer les partiels, parce que ses parents n'avaient plus assez d'argent pour payer l'école. Ou Elaina renchérit qu'au moins, elle ne serait pas la seule à partir. Qu'elle en avait marre d'entendre son nom mort dans la bouche des professeurs, qu'elle voulait pouvoir se laisser pousser les cheveux, porter l'uniforme des filles.

Ce jour-là, alors qu'Elijah recevait la consécration de ses efforts, il finit par prendre Emerens à part.

Il ne pourrait prononcer les mots autrement.

« Je ne reviendrai pas l'année prochaine. J'y arrive plus. »

Le choc se lut sur le visage de son ami. Amaigri, pâli, les doigts tremblants, Emerens n'avait plus rien du gamin blond souriant qu'il avait insulté accidentellement dans sa langue maternelle, un jour si lointain de septembre. Mais la douleur dans son regard acheva de tuer ce vieux souvenir.

« ... Tu t'en vas ? »

Son ton était tellement faible que Thibault ne put répondre autrement que par un hochement de tête. Le moindre mot allait, de toute façon, le faire pleurer. Pourtant, il ne put retenir une larme alors que la voix de son ami se faisait suppliante, chargée de toute la souffrance que le monde pouvait porter.

« ... Tu veux pas... Rester ? S'il te plaît ? Je peux pas... Je peux pas affronter ça tout seul... »

C'était un crève-cœur pour Thibault qui aurait presque pu oublier l'enfer dont il sortait pour répondre oui à une telle douleur. Mais son poignet le brûlait, ses joues se creusaient, la pensée de coucher des chiffres sur un papier lui donnait envie de recracher son déjeuner, et plus que tout, il se sentait lâche, terriblement lâche, de devoir abandonner.

Tout ce qu'il put offrir à son ami fut une dernière étreinte, rude, désespérée, et peu importe si les surveillants les voyaient, peu importe si les professeurs les punissaient, ils en avaient tellement besoin, l'un autant que l'autre, devant ce qu'il leur restait à affronter.

Ils échangèrent leurs adresses, finirent leurs partiels, se promirent de s'écrire. Avant de finalement, se séparer devant un quai de train qui les emmenaient tous deux à des endroits différents. Pour la dernière fois.

Thibault rentra chez lui, en Belgique. Sa mère le plaça dans un autre établissement privé afin qu'il évite de retrouver ses anciens harceleurs, réputé mais rien à voir avec le prestige de Saint-Cyr. Là-bas, travailler était devenu presque trop facile. Lui laissant bien assez de loisir pour écrire à Emerens, encore, et encore, et encore, et attendre sa réponse, impatiemment, furieusement.

Les lettres arrivaient d'abord une fois toutes les semaines. Emerens parlait de ses nouveaux camarades de chambre, qui avaient fait bande à part, étant dans une classé inférieure. Des notes de Jordan et Viviane qui s'effondraient, du si peu de temps qu'ils pouvaient passer ensemble. De Lucius qu'il avait trouvé tant de fois en train de se faire vomir. Des cours, de plus en plus durs maintenant qu'Elijah et lui n'étaient plus là pour l'aider. Et Thibault répondait avec des nouvelles de Laura, des photos de lui et de sa peluche dans tous les endroits du village qu'ils avaient vus ensemble, des frasques de ses nouveaux camarades, tellement plus normaux que les anciens.

Puis, ce fut une fois tous les mois.

Puis, les lettres cessèrent totalement de venir.

Thibault en était malade. Il en envoyait une, puis deux, puis trois, des tas et des tas de photos, de demandes, son numéro de téléphone, un jour béni où il l'avait reçu. Mais aucune réponse ne lui parvenait. Ne pas savoir le rendait fou, chaque lettre se faisait plus alarmiste, plus douloureuse, plus suppliante. Mais toujours rien ne venait.

Il fallut bien, un jour, se faire une raison.

Emerens ne lui écrirait plus jamais.

Juin 2012, Thibault arrêta totalement d'essayer.

Les mois passèrent, et avec eux les préparatifs du mariage de ses mères, tellement attendu par ces deux dernières, repoussé tellement de fois après la naissance de Thibault, pour des raisons autant de temps que de famille. Il serait finalement célébré en mars 2013, sous le ciel de printemps, entouré des deux familles au grand complet, même si certaines y traînaient les pieds.

Par miracle, la pluie les avait épargnés, ce jour-là. Quelques murmures furent échangés entre les adultes, mais Thibault de treize ans tout juste révolus ne les vit pas, concentré qu'il était sur le cortège, sur les robes si blanches de ses mamans radieuses, sur Florian qui soutenait les alliances et riait à pleins poumons. Les applaudissements de leur grand-père, des amis de la famille, la musique juste assez forte pour étouffer les quolibets de quelques cousins, et la cousine Enora âgée d'à peine quelques ans de moins qui lui qui rayonnait dans son smoking noir, une autorisation exceptionnelle de ses parents pour aller avec sa nouvelle coupe courte. Un moment, Thibault se souvint d'Elaina, mais le « oui, je le veux » de Laura chassa le souvenir loin de lui.

Il n'avait jamais vu de mariage. Celui de ses mères était le premier. Mais voir tant de sourires, tant de rires, ne pouvait que lui en provoquer aussi. Au son des cloches qui résonnaient sur les pas des nouvelles mariées, mêlant au bruit des talons un carillon.

Un carillon qui résonnait dans son cœur d'une toute autre manière, incarnée dans le grelot d'une peluche qui ne quittait plus son lit.

Un carillon accompagné de rires qui guidait ses pensées. Lui, plus grand mais toujours avec son visage poupin de treize ans, vieilli mais embelli, comme chaque adolescent se voit. Un tissu noir entourant ses hanches, élégamment coupé à la taille, des gants blancs qui ne pouvaient l'empêcher de sentir des doigts entre les siens. D'autres sourires, d'autres rires. Le prêtre à côté de lui, et en face, un visage qui ne revenait plus que dans ses rêves.

Son cœur se mit à courir dans sa poitrine.

Et avec lui, les larmes.

Parce qu'il ne comprenait que trop tard.

Parce que ces vœux-là ne seraient jamais échangés.

Parce que même sans parler de mariage, il lui manquait. Terriblement. Plus que jamais.

« Tu aurais tellement aimé voir ça, ne put-il s'empêcher de marmonner en néerlandais. Je suis sûr que c'est une histoire qu'il t'aurait plu de raconter. »

Le soir-même, il envoya une dernière lettre chargée de tous les mots qu'il n'avait pas pu dire. Mais celle-ci non plus ne trouva pas de réponse.

Le temps passa, et avec lui le bonheur s'émoussa. Thibault trouvait de moins en moins d'intérêt aux cours, même si plus jamais, il se disait, il ne reviendrait à Saint-Cyr. De plus en plus, il se permettait de sécher, et son établissement n'en prenait pas ombrage, de sorte à ce que jamais ses mères ne furent au courant de ses absences. Il passait de plus en plus de temps chez lui, à discuter avec certains des amis qu'il conservait. Comme Gabriel. Ou Amell. Deux personnes qu'il avait rencontré au secondaire, au détour d'un club de culture japonaise, et avec qui il avait immédiatement accroché.

Ou alors, il se surprenait à faire ce qui lui avait valu Saint-Cyr. Des chiffres, des chiffres, et encore des chiffres. Libéré de la pression, il y retrouvait goût, et Gabriel le guidait à la redécouverte du bonheur des maths, entre deux accélérations de son muscle cardiaque car ses cheveux effleuraient d'un peu trop près sa main.

Il se découvrait en même temps. Le temps qu'il prenait de ses cours oubliés, il l'utilisait à se renseigner sur la pop-culture, les mathématiques, les livres qui enfant l'avaient passionné. Gabriel, puis Amell se chargèrent de son éducation à bien des plans, le premier, en mettant des mots sur ce qu'il ressentait, la deuxième, en lui présentant Maylis, la présidente de l'association LGBT du secondaire, fière bisexuelle qui lui évoqua pour la première fois le terme de polyamour.

Tous quatre finirent par développer une forte, presque trop intense amitié.

En même temps que son intérêt pour les cours s'émoussait, il voyait celui pour ses amis augmenter. Jusqu'à finalement comprendre que les termes que disaient Maylis s'appliquaient aussi à lui. Qu'il se reconnaissait dans certains, celui de pansexuel, celui de polyamoureux, que de vouloir embrasser Gabriel, serrer dans ses bras Amell, toucher du bout des doigts la peau si douce de Maylis n'était pas une simple passade, qu'il pouvait être heureux comme ses mères en vivant ce qu'il ressentait.

Le moins possible il voulait repenser à Emerens.

Mais ses mères, elles, n'étaient plus heureuses. De plus en plus de disputes éclataient lorsque les enfants, croyaient-elles, ne regardaient pas. Thibault avait quinze ans, ne vivait plus son cursus, et plus que jamais, il voyait les défauts du ménage dans lequel il avait grandi.

« C'est normal pour des épouses de se disputer, lui dit un jour Amell entre deux parties de League of Legends passées à hurler sur l'équipe adverse. Mais là, ça prend de sacrées proportions. Tu devrais peut-être leur en parler, non ?

— C'est pas mes affaires, avait-il grommelé. Je devrais pas m'incruster dans leur mariage.

— Tu fais partie de leur mariage, Thibault. T'as le droit de savoir si ça va pas bien. »

Il avait ruminé ces mots, alors que son amie l'emmenait toujours plus loin dans les batailles classées. Mais il n'eut le temps de les mettre en application. Parce que, quelques jours plus tard, alors qu'il réfléchissait à quoi dire, une femme était sortie de la chambre de leurs mères.

Il n'avait jamais vu cette femme. Jane n'amenait plus d'amis à la maisons depuis bien longtemps. Pourtant, c'était bien elle qui l'accompagna jusqu'à la porte, alors que l'inconnue léchait ses doigts et déposait un baiser tout l'inverse de chaste dans le cou de sa mère.

Thibault n'avait même pas le pouvoir de lui demander pourquoi. Il s'était contenté de se cacher dans sa chambre, avant de s'échapper par la fenêtre pour aller voir Gabriel et tout lui raconter.

Gabriel était de bon conseil, mais même lui ne pouvait trouver des solutions. Il tenta bien de dire à Thibault de demander à sa mère si elle était polyA, mais les faits restaient là, la tromperie avait eu lieu juste sous son nez. Jamais Jane n'aborda le sujet à table, ni avec lui, ni avec sa mère, inconsciente du fait que son fils aîné l'avait prise en flagrant délit. Et les femmes continuèrent de défiler. Une fois, Thibault vit même un homme passer. Il ne savait même pas si sa mère aimait les hommes.

Et tout ça sous le nez d'une Laura qui partait toujours le matin en embrassant sa femme, qui lui offrait des fleurs entre deux disputes, qui l'étreignait entre ses draps sans se douter de rien.

Tout ça sous le nez d'un Thibault impuissant qui tentait tant bien que mal d'en épargner les visions à Florian, si proche de l'âge où lui était rentré à Saint-Cyr, innocent de tous les malheurs du monde, encore empli de la fierté de l'amour de leurs mères.

Une routine s'installa bientôt, aussi anodine que malsaine. Thibault n'allait plus du tout en classe, comptait sur Maylis pour l'informer des contrôles qu'il passait de toute façon avec brio. Au maximum, il s'efforçait de sortir, suivait Gabriel aux gorges dans les montagnes, contemplait la rivière et rêvait de baisers enflammés, d'ardeurs calmées par les ondes. Rentrer aux heures où il était censé le faire, récupérer Florian, faire beaucoup de bruit à son arrivée pour être sûr de ne pas surprendre sa mère en flagrant délit par « accident ». Un quotidien qui lui évitait de blesser son frère, mais lui attirait nombre regards désapprobateurs de sa mère, persuadée qu'il devenait un délinquant.

Elle n'était pas si loin de la vérité.

« J'en ai marre, confia un jour Thibault à Gabriel au bord de la rivière. Je sais plus quoi faire, je sais pas si je devrais le dire à maman, ou juste fermer ma gueule et laisser faire. C'est tellement pas mes affaires, putain, mais ça me fait mal quand même. »

Gabriel s'était contenté de hausser les épaules en fixant la rivière. Ces moments étaient devenus rares entre eux deux. Gabriel était un type d'enfant génial bien plus intelligent que Thibault ne le serait jamais, ayant réussi son examen d'entrée en médecine à l'âge de quatorze ans, en train de brûler les étapes pour obtenir un diplôme de praticien, tant c'était facile pour lui. Le gouvernement lui avait déjà proposé nombre de programmes de développement de son talent tellement précieux, tous refusés pour une raison qu'il n'avait jamais révélée à Thibault.

Aujourd'hui, il paraissait soucieux. Sans doute était-ce pour ça qu'il avait demandé à Thibault de le rejoindre, au bord de cette rivière qui n'appartenait qu'à eux deux.

« C'est normal que ça te fasse mal, Thibault, avait-il fini par répondre. C'est tes mères. Et on parle quand même de bonne grosse tromperie, il n'y a absolument rien d'éthique là-dedans. Pas étonnant que garder le secret te bouffe.

— Qu'est-ce qu'il se passerait si je le disais à maman ? »

Gabriel avait souri. Il ne savait pas raconter les histoires aussi bien que pouvait le faire Emerens, mais lui savait trouver les mots qui rassurent, les mots qui conseillent.

« J'ignore ce qu'il se passerait pour elles, mais toi, tu te sentirais très certainement libéré. C'est pas à toi de garder leur secret, Thib. Jamais. »

Un rire lui avait échappé avant qu'une main traîtresse ne pousse Thibault dans la rivière, et qu'une immense bataille d'eau ne commence, entraînée par l'adolescent lésé et très vexé de se retrouver trempé de manière aussi sournoise. Un simple instant suffit pour que leurs soucis fondent comme neige au soleil de Belgique. Juste pour quelques minutes. Quelques minutes dont ils avaient tous deux désespérément besoin.

Ce soir-là, Thibault rassembla son courage pour expliquer à Laura pourquoi Jane était absente.

Sa mère ne dit rien. Elle se contenta de le serrer dans ses bras, fort, très fort, de telle sorte que Thibault ne pouvait même pas voir ses dents serrées. Thibault en était profondément soulagé, heureux, même, d'avoir enfin pu se libérer. Mais lorsque Jane rentra, ce soir-là, d'une garde suspicieusement longue, devant sa femme et ses enfants attablés, un hurlement brisa le silence pour la première fois depuis bien longtemps. Et en même temps que le silence, le bonheur.

Thibault se précipita dehors, ce soir-là. Il dormit chez Maylis prête à l'accueillir. L'étreinte de cette dernière n'était qu'une maigre consolation.

Parce que le retour à la maison se fit dans les cris et les larmes.

Et les cris et les larmes ne cessèrent plus jamais.

Laura avait exigé le divorce. Rien d'étonnant, pouvait-on se dire. Mais à partir de sa demande, de plus en plus de secrets honteux tombaient. Jane n'avait plus de travail, elle avait tout perdu en ivresse, mauvais choix de vie et erreurs médicales. Son patron assurait l'avoir virée il y a des mois de ça, à peu près au moment où Thibault avait commencé à surprendre la cohorte d'hommes et de femmes. D'étranges cicatrices se dessinaient dans le creux de ses coudes. Les boîtes d'antidépresseurs vidées autrefois si bien dissimulées remplissaient de plus en plus la poubelle, et Laura ne décolérait pas. Elle ne cessait de lui reprocher le danger auquel elle avait exposé ses enfants, sa famille, elle-même. Et son épouse, encore pour quelques temps, ne répondait qu'en reproches.

Reproches de ne pas avoir vu qu'elle n'allait pas bien. Reproches d'avoir insisté pour porter Thibault comme Florian, malgré la facilité que c'était au niveau de la loi. Reproches de tout lui mettre sur le dos, d'être une mauvaise épouse, et bien d'autres encore que Thibault ne comprenait pas. Reproches de les avoir élevés soi-disant pour que ses enfants ne la voient pas comme leur mère.

Et Thibault, qui avait tellement voulu épargner Florian, se retrouvait obligé de lui boucher les oreilles, de le bercer au milieu des cris. On pouvait dire que c'est une expérience qui rapprochait les deux frères, qui tissèrent au milieu des larmes des liens bien plus forts que la moyenne ; malgré tout, ce n'était pas expérience à vivre au milieu de la douleur.

Douleur qui s'étendit bientôt au reste de la famille. Tous prirent parti, d'un côté comme de l'autre, même les insupportables grands-parents homophobes qui n'étaient même pas venus au mariage de leur fille, même les oncles, tantes et cousins qui appelaient Laura « l'amie » de sa femme. Les disputes devinrent collectives, s'échapper au sein de la famille était vain, partout le danger régnait. Danger incarné par Bastien, qui sonna un jour à la porte de la maison avec un œil au beurre noir et la bouche en sang, les vêtements déchirés à coup de ciseau laissant voir son binder en lambeaux.

L'œuvre d'un cousin, dit-il succinctement alors que Laura bandait ses blessures, effarée. Un cousin du côté de Jane qui avait pris le divorce, la douleur, les cris comme excuse pour exprimer la haine qui l'animait envers tout ce qu'était Bastien, homme sans qu'on le reconnaisse comme tel. Il avait refusé de retourner chez lui, craignant qu'il ne s'en prenne à ses sœurs, mais n'avait nulle part où aller, et cet endroit, le cœur des disputes, était peut-être le plus sécuritaire pour lui.

Thibault n'avait jamais été très proche de son cousin, même avant sa transition, mais le voir dans un tel état le terrifia. Il s'imagina Gabriel à sa place, ou même Amell et Maylis, et une soudaine envie de se perdre dans un visionnage quelconque lui vint, mais il ne pouvait le faire sans abandonner Florian, Florian qui ne cessait de demander ce qui était arrivé à son grand cousin.

Cette nuit-là, sa peluche chat fut son seul gardien, et le carillon de sa clochette la seule chose capable de le guider vers le sommeil, un sommeil peuplé de sourires et d'histoires qui lui manquaient tellement.

Il aurait tellement aimé avoir une réponse à sa lettre.

Bastien ne tarda pas à partir, remerciant chaleureusement Laura de l'avoir accueilli. Au même moment, Jane revint d'une de ses escapades, qui n'avaient cessé même avec l'annonce du divorce. Elle restait obligée de vivre avec son ex-épouse, à cause de l'argent, à cause de ses problèmes, qui ne s'arrangeaient pas, et Thibault la voyait dépérir de jour en jour.

Laura aussi la voyait dépérir. Sans doute était-ce cette dernière trace d'amour, de pitié, d'humanité qui permettait à son ex-femme de rester avec elle. Mais cela ne l'empêcha pas de l'accueillir dans les cris.

« Mon neveu a manqué de mourir à cause de ton frère, et tu ne dis rien ?!? Comment peux-tu t'imaginer que je ne t'en voudrais pas alors que tes actions ont mis en danger toute ma famille ?!?

— Je ne suis pas responsable des actes de mon frère ! avait hurlé Jane, au bord des larmes. Accuse moi de ce que tu veux, mais au moins ne dis pas que c'est moi qui l'ai poussé à tabasser Bastien, bon sang ! »

Thibault, ce jour-là, était rentré des « cours » plus tôt, et se cachait derrière la porte, incapable de bouger. Florian était serré dans ses bras, parce qu'il était toujours plus rassurant d'être avec quelqu'un que seul, mais les cris leur parvenaient distinctement, trop distinctement. Et les deux pleuraient silencieusement l'un dans les bras de l'autre, piégés dans leur propre terreur.

« Il ne s'agit pas seulement de mon neveu ! Répliqua Laura, la voix cassée de tant hurler. Il s'agit des enfants, aussi ! Tu te rends compte de ce qu'ils pourraient faire à Thibault s'ils apprenaient qu'il était pan, bon sang ?!?

— Je m'en rends très bien compte, mais puisque tu le protèges si bien, quelle importance ?!? Couvé depuis l'enfance, à qui on paye un collège prestigieux tout ça pour qu'il abandonne à la première année, à traîner on ne sait où avec des gens peu recommandables, il prend un mauvais chemin mais ça, évidemment, tu ne le vois pas, hein, tellement tu le surprotèges !

— Tu sais TRES BIEN ce qu'il s'est passé à Saint-Cyr, Jane ! Ne t'en sers pas comme excuse pour nier tes torts ! C'est mon fils, et je dois faire en sorte qu'il soit heureux et en bonne santé, cela devrait être le principal !

— Exactement, avait-elle sifflé depuis la cuisine, du venin plein la voix. C'est ton fils ! Ce n'est pas le mien ! Ca n'a jamais été le mien ! »

Le silence s'était fait sur ces derniers mots. Suivi par un petit hoquet sur la voix de Jane, qui semblait réaliser ses paroles pour la première fois, ou peut-être était-ce parce qu'un courant d'air avait ouvert la porte, révélant Thibault et Florian recroquevillés dans un couloir, les yeux pleins de larmes qui ne voulaient pas couler.

Mais il était trop tard.

Les mots étaient lancés.

Impossibles à oublier.

Laura avait cessé de hurler, elle aussi. Son visage s'était fermé, ses bras croisés. Avant qu'elle ne pointe la porte d'un mouvement de la tête.

« Sors d'ici tout de suite.

— Laura-

Dégage de chez-moi. »

Elle n'avait pas insisté.

Elle était montée dans sa chambre, avait fait une valise, avant de partir, sans un mot. Sans un regard pour les enfants.

Ce soir-là, Laura leur fit une pizza. Devant un film. Serrés, les uns contre les autres, devant la télévision. Et Thibault fondit en larmes parce que le seul souvenir que ça lui évoquait datait d'un rêve tellement, tellement plus heureux.

Laura ne tarda pas à mettre Florian au lit. Avant de serrer Thibault contre elle doucement, alors que ce dernier hurlait de toute la puissance de ses poumons, entre deux sanglots, les bras contractés autour d'une petite peluche en forme de chat.

« j'en ai marre, maman, j'en ai marre, il me manque, maman me manque, ces moments où on était heureux me manquent, pourquoi est-ce que tout ne peut pas se passer comme on veut ?!?

— Je sais, mon bout de chou, je sais. C'est dur. Et la vie, hélas, ne se passe pas toujours comme on le veut.

— pourquoi il n'a pas répondu à mes lettres ?!? Pourquoi je n'ai jamais eu de réponse ?!?

— Je suis sûr qu'il a eu d'autres obligations, mon chéri. Tu as vu comment était sa mère, tu me l'as dit, tu sais comment est Saint-Cyr, je suis sûr qu'il s'est passé des choses hors de sa volonté, tu ne crois pas ? Je suis sûre que s'il voulait, il t'aurait écrit, mon cœur. Il ne peut pas t'oublier si facilement. Tu es inoubliable, mon cœur, inoubliable... »

Et c'était bien la seule chose qui empêchait Thibault de lui en vouloir, aussi irrationnel que ça puisse paraître, que le sentiment lui-même puisse paraître. Se rappeler de la froideur dans la voix d'Adelheid van Heel, des mots hésitants d'Emerens, de sa demande de lui faire parvenir les lettres à Saint-Cyr, devenu étonnamment l'endroit le plus sûr pour les obtenir. Saint-Cyr, au moins, n'ouvrait pas le courrier de ses élèves avant de leur en interdire l'accès.

Mais cela n'effaçait pas ses sanglots.

« ... j'en ai marre, maman. Je veux que tout redevienne comme avant.

— Je me doute bien, mon bonhomme. Mais ça va aller. Maman est là. Maman est là... »

Maman était là, oui, et maman pleurait aussi, entre deux mots doux et deux câlins, le seul moment ou vraiment, Thibault avait vu sa mère en larmes. Maman ne bougea plus du lit de son fils, et ils dormirent ensemble, serrés l'un contre l'autre et autour d'une petite peluche dont ils invoquaient tous deux la présence de celui l'ayant offerte.

Le lendemain, Thibault expliqua qu'il n'avait plus qu'une mère à Maylis, Gabriel et Amell. Cette fois, c'est dans leurs bras qu'il fondit en larmes.

Il n'avait plus qu'une mère, mais il avait encore l'autre, son frère, ses amis. Sa peluche, aussi. Sa mère, qui s'était battue pour lui obtenir une dispense d'école, le temps que le divorce s'achève, même sans se douter qu'il n'en aurait de toute façon pas besoin. Sans broncher alors que l'établissement lui parlait de toutes ses absences, elle se battit, pour que son fils puisse être laissé en paix. Ses amis, qui prenaient sa défense au sein de l'association LGBT lui reprochant ses absences. Son frère, qui malgré ses propres larmes et son enfermement entre quatre murs et une caméra, avait toujours une minute pour lui, pour qu'ils parlent. Sa peluche, devenue sa plus précieuse confidente, à laquelle il confiait tous ses regrets comme si celui de qui elle venait pouvait les entendre.

2015 s'acheva avec un bien triste Noël, seuls à la maison en la simple compagnie de sa mère et de Florian, de plus en plus renfermé. Laura, officiellement divorcée, avait réinstallé Tinder au bout de quelques mois, sans grand enthousiasme, et Florian passait tout son temps sur YouTube, à apprendre l'anglais sur les vidéos de Technoblade. Très peu de mots furent échangés ce soir-là.

Le Nouvel An, la Saint-Valentin, son anniversaire, Pâques défilèrent comme dans un rêve aux yeux de Thibault, un rêve bien moins agréable que celui de cet hiver 2011. Il avait hésité à poser la fameuse question à Gabriel, en ce jour fatidique du 14 février. Mais Gabriel avait d'autres préoccupations, et de toute façon, le 14 était bien plus que la Saint-valentin pour Thibault.

Il se contenta d'étreindre sa peluche et de ravaler ses regrets, une fois encore.

Il cherchait d'autres occasions de lui dire, au moins à lui. Amell n'avait jamais montré de l'intérêt que pour des femmes, et Maylis se complaisait dans son célibat pour des raisons qu'elle refusait de lui dire. L'une d'entre elles se présenta un jour d'automne, la rentrée en cinquième secondaire passée depuis peu, ou Gabriel, profitant d'un moment de calme, avait demandé à voir Thibault à leur coin habituel. Ce dernier s'en était réjoui. Ça n'avait pas duré longtemps.

Gabriel était arrivé en nage. Les yeux fuyants. Une valise à la main.

« Seigneur, Thib, enfin je te trouve...

— ... Qu'est-ce qu'il se passe ? Pourquoi t'as une valise ?!? »

Gabriel s'était renfrogné. Et tous les mots que voulaient dire Thibault s'étaient perdus au fond de sa gorge.

« ... je suis désolé, je peux pas te le dire. Mais j'ai reçu des... Instructions, on va dire. Il faut que je parte. Vite. Et je ne peux pas te dire pourquoi. »

Son cœur avait chuté dans sa poitrine.

Encore un.

Encore un qui partait.

Thibault aurait bien aimé ne pas lui en garder rancune. A lui, comme à tous les autres avant lui. Mais cette fois, ses poings se serrèrent sans même qu'il ne le remarque, et c'est chargée de ressentiment qu'il demanda, une nouvelle fois, pourquoi.

Un pourquoi qui était tellement plus profond que simplement savoir ce que fabriquait son amour avec une valise en main.

De nouveau, Gabriel avait grimacé.

« ... Désolé encore. C'est dur de trouver du temps pour moi en ce moment. Mais fallait que je te voie, que je te dise. Amell et moi... On a travaillé sur des recherches, sur un truc révolutionnaire, qu'ils veulent pas trop qu'on voie. En rapport avec cette nouvelle école qui vient d'ouvrir, au Japon, tu sais ? Hope's Peak. Tout ce que j'ai pu conserver est là-dedans. Prends-le. »

Sa main se tendit, força une clé USB entre les doigts de Thibault qui, plus ça allait, moins il y comprenait quelque chose. Avant de refermer sa main dessus, sans la lâcher. Les doigts tremblants de Gabriel crispés sur le poing de Thibault.

Ce dernier ravala ses sanglots. Cela ressemblait beaucoup trop à un adieu pour ce qu'il espérait de cette conversation. Et il n'aimait pas les adieux. Pas du tout.

« ... De quoi il s'agit ?

— Je préfère pas en parler de vive voix. Le gouvernement n'approuve pas du tout, c'est tout ce que je peux te dire. Mais tu as le droit de savoir. Comme ça, s'il se passe un truc...

— Qu'est-ce qu'il pourrait se passer ?!? »

Gabriel pinça les lèvres.

« Je ne sais pas. »

C'était la première fois que Thibault l'entendait prononcer ces mots.

Une étreinte. Des doigts crispés sur une veste. Une pulsion, un désir ancestral, de prendre son visage à pleines mains et de l'embrasser comme si plus rien d'autre n'existait au monde, juste l'espace d'un instant, qui parcourait la peau de Thibault comme un picotement. Une occasion manquée, car Gabriel se décala aussi vite qu'il était arrivé. Avant de prendre sa valise et de courir au loin non sans un dernier regard plein de regrets à Thibault.

Un Thibault planté là, une nouvelle fois, avec le cœur saignant de non-dits et de regrets.

Rentré chez lui, la première chose qu'il fit fut d'appeler Amell, d'essayer de comprendre, car sans doute iel avait plus d'informations que Maylis sur ce maudit projet secret qui pesait si lourd dans sa poche. Mais Amell ne répondit pas au téléphone. Ni à ce moment, ni le soir venant, alors qu'iel était censée rentrer chez luiel. Il fut impossible de lae joindre jusqu'à l'annonce, au détour d'un journal, de la disparition de Gabriel Mercier, le célèbre praticien hospitalier adolescent.

Ce jour-là, cependant, tout ce qu'elle adressa à Thibault était un regard plein de reproches.

« Qu'est-ce que tu essaies de faire, bon sang ?!? Gabriel n'est plus là, ça ne te suffit pas ?!?

— J'essaie de comprendre, Amell, merde ! Sur quoi vous travailliez pour qu'il craigne autant ?!? Pourquoi il aurait fallu qu'il s'en aille ?!? Réponds-moi, s'il te plaît ! »

Il tendit la main vers le poignet de son amie.

Cette dernière l'écarta d'un claquement.

« Laisse-moi tranquille, Thibault ! Tu ne comprends rien ! Rien ! »

Aucune réponse ne pouvait lui venir.

Il n'y avait que le choc, et ses larmes qui revenaient à ses yeux, et le regard enragé d'Amell main tendue devant elle, les dents serrées, les yeux plissés. Un regard qu'elle maintint pendant quelques secondes avant d'à son tour, détourner les talons et s'enfuir, d'exactement la même démarche que celle qu'avait pris Gabriel ce jour-là.

Elle, elle ne disparut pas. Mais après cet évènement ô combien tragique, leur petit groupe s'était éclaté, définitivement. Ne restait plus auprès de Thibault que Maylis, qui elle non plus, ne comprenait pas pourquoi d'un coup, Amell s'était mise à les éviter, cesser de répondre à leurs appels, quitté leurs conversations de groupe, et ainsi de suite, jusqu'à sa totale absence du lycée.

Maylis, elle, ne quittait plus son côté. Même en essayant l'un comme l'autre de retrouver des amis, les deux étaient devenus inséparables. Thibault faisait de son mieux pour oublier. Maylis faisait de son mieux pour oublier. Mais bien souvent, le soir, il racontait encore à un petit chat de tissu à quel point cette situation le faisait souffrir.

Cela ne lui permettait cependant pas d'oublier qu'il était un adolescent, un adolescent désireux de se découvrir. Sa mère l'emmena à la Pride pour la toute première fois en juin 2017, enfin capable de porter sur ses épaules un drapeau lesbien sans pleurer. A cette occasion, il embrassa son deuxième garçon, sa première fille. Se perdit dans l'affection qu'on lui offrait, même le temps d'une nuit. A côté de lui, Maylis avait laissé tomber le drapeau bisexuel. Dans le courant de l'année, elle était passée par de nombreux labels, pansexuelle, asexuelle, sapiosexuelle, polysexuelle, omnisexuelle, lesbienne, même, mais aucun ne lui convenait vraiment, et à chaque fois, elle était de retour dans ses questions. Une situation bien frustrante pour la présidente d'une association qui aidait les gens à se découvrir.

« Je suis censée pouvoir savoir ce que je suis, avait-elle confié à Thibault une nuit après un retour de club. Je suis censée donner l'exemple, montrer ma confiance en moi. Comment je peux faire si je ne sais même pas qui je suis ? »

Thibault n'avait pas vraiment de jolis mots pour elle. C'était le rôle de Gabriel. Il s'était contentée de la serrer contre elle, et elle avait accepté l'étreinte, qui l'avait guidée jusque dans la chambre de Thibault, réveillant, un moment, tous ses désirs d'adolescent. Mais rien ne s'était passé ce soir-là. Rien, parce que Thibault avait été lâche, et que les yeux bouton d'une peluche chaton l'avaient suivi dans le noir jusqu'à ce qu'il tombe finalement endormi.

Il avait fini par vaincre sa lâcheté dans le courant de sa sixième secondaire. De retour d'une nuit suivant de peu sa première fois, perdu dans la découverte des plaisirs charnels et des amusements adultes, il avait tenté de comprendre pourquoi Maylis lui faisait si soudainement la tête. Les mots avaient été lâchés entre deux cris de colère, suivi des étreintes, des embrassades, des excuses. Ils avaient eu si peur, tous les deux, que l'autre leur file entre les doigts. Comme Gabriel. Comme Amell.

Comme Emerens.

Leur relation s'était montée dans l'urgence, la peur de voir l'autre leur échapper. Ils avaient accepté beaucoup de compromis, une relation libre, une opportunité pour explorer leur polyamour à tous les deux. Très vite, ils s'étaient de nouveau embrassés, encore plus vite, ils s'étaient menés entre les draps, avides de la présence de l'autre. Les confessions sur l'oreiller étaient faites de regrets, de manques, de souvenirs de Gabriel, d'Amell, et quelques fois, Thibault se risqua même à mentionner qu'aucun des deux n'avait été son premier amour. De temps à autres, Maylis parlait de ses propres relations, de la peur que l'autre n'accepte pas ce qu'elle est, s'enfuie devant un des labels, de la sécurité qu'elle avait ressenti aux côtés de Gabriel et Amell. Qu'elle ressentait auprès de Thibault.

On ne peut vraiment vivre une relation dans l'urgence du départ, la peur que l'autre disparaisse à son tour. Mais pour eux deux, ça n'avait que peu d'importance. Ils étaient jeunes, ils étaient idiots, et plus que tout, ils étaient amoureux. Aucun des deux ne voyait le futur, ils se contentaient de vivre le présent dans l'intensité de leur amour et la peur de le perdre.

Maylis, surtout, en était terrifiée. Elle ne pouvait s'empêcher de demander, à chaque personne que Thibault regardait d'un peu trop près, comment ça allait finir. Et puis, toujours plus de détails, sur les personnes avec qui il couchait, ceux qu'il voulait poursuivre, tout. Le justifiant, à chaque fois, par sa terreur qu'il s'en aille.

« Gabriel et Amell ont disparu, lui dit-elle un jour. Je suis sûre que c'est à cause de cette Hope's Peak. L'école des Ultimes. Tu crois qu'ils ont eu un Ultime ? Et tu crois que tu en auras un aussi ? »

Thibault en doutait, il ne se croyait pas assez intelligent pour une telle école, même avec les chiffres tirés des thèses de Gabriel et Amell avec lesquels il jouait, en secret, tard le soir quand personne ne pouvait regarder. Mais Maylis semblait y croire. Et Maylis en voulait un aussi. Elle voulait la consécration, elle voulait qu'on la reconnaisse comme quelqu'un. Elle voulait comprendre pourquoi elle y avait perdu deux de ses plus anciens amis.

Ils arrivèrent au bout de leur sixième secondaire dans la peur. Les examens de fin de secondaire auraient bientôt lieu, leur entrée en supérieur aussi, mais Thibault l'ignorait autant qu'il en était possible. L'école avait cessé de l'attirer depuis longtemps, il n'arrivait plus à travailler comme avant. Ses examens, il les aurait au talent, comme il l'avait toujours fait. De toute façon, ce n'était pas sa mère qui l'aurait forcé à travailler, vu à quel point elle travaillait dur, si dur, de son côté dans le but d'obtenir sa promotion tellement méritée.

Les examens se passèrent. Ceux d'entrée à l'université aussi. Thibault était résolu à prendre une année blanche, au moins ça, de voir Maylis autant que possible même avec cette dernière partie dans les facultés de sport de Bruxelles. D'essayer de se reconstruire, de réapprendre à travailler, pour au moins, faire quelque chose de sa vie.

C'était avant que la lettre arrive.

Une jolie lettre, cachetée, avec l'adresse écrite en japonais. Le texte était en anglais, mais Thibault le parlait assez couramment pour comprendre. Sans compter qu'il y avait des mots que même un ignare pouvait comprendre. « Ultimate ». Un titre Ultime.

Hope's Peak l'invitait à rejoindre ses rangs.

Plus qu'une invitation, cela sonnait comme un ordre, peu importe ce qu'en disaient les envoyés. Mais il ne pouvait pas réellement se permettre de le refuser. Il s'agissait d'une chance de retomber sur ses pattes. De voler de ses propres ailes. De comprendre, peut-être, ce qui était arrivé à Gabriel et Amell, dont il avait sans réellement le vouloir suivi les traces.

Il l'annonça à Maylis dans la soirée. Cette dernière l'écouta, visage fermé, avant de le féliciter, mais ses félicitations manquaient de ton. Il tenta bien de la rassurer en baisers et en étreintes, mais en lui rendant même volontiers son affection, elle restait impénétrable. Elle se contenta de lui demander si son invitation pour aller à Bruxelles en aout tenait toujours.

C'est durant ce voyage qu'elle lui avait dit.

« Je ne peux plus continuer comme ça, Thibault. »

Son cœur s'était arrêté dans sa poitrine.

« Qu'est-ce que tu veux dire ?

— Je t'aime, elle avait soupiré. Vraiment. Mais ton talent Ultime... Ton départ... C'est trop, pour moi, tu comprends ? Je ne sais pas si je pourrai supporter ça.

— Maylis, je ne pars qu'en mars, il avait tenté de la raisonner. S'il te plaît. On peut au moins essayer de tenir jusque-là, de trouver des solutions ? S'il te plaît ? »

Ses mots étaient si lourds de sens. « Tu ne peux pas m'abandonner maintenant ». « Pas toi aussi ». « Reste ».

Elle avait tourné la tête vers lui, ignorant les touristes s'extasier sur le Manneken Piss devant elle.

« Je ne peux pas, Thibault. »

Ses yeux étaient pleins de larmes.

« Je ne peux pas rester avec toi. Pas alors que le poids de ton talent Ultime pèsera toujours entre nous deux. Pas alors qu'ils se sont perdus dans ce talent alors que je serai toujours la seule à qui il est refusé. »

Elle n'avait rien ajouté de plus. S'était contentée de tourner les talons, et de le planter là, sans un regard en arrière.

Il était rentré seul chez lui. Comme c'était prévu. La tête lourde et le cœur plein de ressentiments.

Sans même qu'il s'en rende compte, tout avait explosé, tous les sentiments qu'il gardait en lui depuis ce jour fatidique de mai 2011. Son départ de Saint-Cyr, l'arrêt des lettres, l'aveu de sa mère, la disparition de Gabriel, l'éloignement d'Amell, tout s'était concentré en une seule émotion, un seul concentré d'émotions que Maylis avait allumé sans même le remarquer, consumant son amour en une haine brûlante. Enragé, rancunier, il supprima son numéro de ses contacts, mit dans la corbeille toutes leurs photos, enfouit dans un recoin de sa chambre tous ses cadeaux, sur une boîte que surmontait la peluche chaton dont les yeux commençaient à tomber de la tête.

Tout ça avant de se perdre dans la débauche.

Se sachant posséder un avenir, il disparut dans les boîtes de nuit, les raves et les fêtes les plus alccolisées. Il ne dormait que peu chez lui, soit à cause d'une nuit blanche tenace, soit parce qu'il avait réussi sans trop savoir comment à attirer quelqu'un. L'alcool devenait son seul échappatoire. Plus le temps passait, et plus il se sentait devenir comme la femme qui avait été sa mère.

Si ce n'était pas pour la mère qu'il lui restait, son frère à protéger, et cette date de mars 2019, celle ou il prendrait enfin l'avion vers le Japon, sans doute aurait-il disparu dans le labyrinthe de sa propre perdition. Mais il lui restait encore si peu de choses, et ces choses étaient encore plus précieuses que l'or, même au jugé du temps où il faisait son deuil de ce qu'il avait perdu.

Il se contentait d'attendre.

Attendre qu'arrive enfin la date de son départ de son passé.

Il ne savait pas ce qui l'attendait à Hope's Peak, mais il savait une chose. Cela ne pourrait être pire que chez lui.

Pas vrai ?

Pas vrai... ?

________

Mes excuses pour cette nouvelle giga longue, dont ce n'est que la moitié environ, ehe, mais je ne savais pas comment couper autrement. La partie 2 (ce qui aurait pu être) arrivera dès que... j'aurais réussi à l'écrire ? owo"


Pour ceux qui se posent la question, tout ce qui est décrit ici est à peu près ce qu'il se passe dans le canon. j'ai dû rester vague pour le lore de Gabriel et Amell pour ne pas niquer ma continuité, mais la seule différence, normalement, c'est que dans le canon, Gabriel est retrouvé "mort", et pas simplement disparu.

Mais bon du coup voilà, les dix-neuf premières années de la vie pas giga joyeuse de ce cher Thibault, ehehe-

La suite en passage dans l'AST owo


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