Chapitre II (4) : Un jour maussade et un jour gai
Des voix appellent mon nom dehors. J'attends qu'elles passent, recroquevillé.e dans l'obscurité des vestiaires dans lesquels je me suis réfugié.e. Ceux des filles, le premier qui venait. Évidemment, faire des vestiaires mixtes ça serait trop demander. M'enfin. C'est pas la priorité pour l'instant. Je dois juste me faire discret, et avec un peu de chance ils n'iront pas me chercher ici.
J'ai raison. Bien vite, les voix s'éloignent, et de brefs coups d'œil dans le couloir m'indiquent qu'il est vide. Bien. La confrontation désagréable, ça sera pas pour aujourd'hui.
Je reprends mon exploration sans trop savoir où je vais, et vaguement malaisé.e par le silence ambiant, seulement interrompu par le bruit de mes pas. Un rire résonne au loin, et je marche dans sa direction, un peu machinalement. Une porte me barre le chemin, je la pousse, et elle s'ouvre sur…
Putain.
Je sais que les Monokuma sont plein aux as, et qu'ils se servent de leur argent pour construire tout et n'importe quoi dans leurs tueries, mais quand même, une patinoire ? Ça fait beaucoup, là, non ?
Comme le gymnase, la pièce est immense. Une étagère remplie de patins trône dans un coin, et une immense étendue de glace artificielle entourée de rambardes prend tout le reste de la salle. Je suis sûr.e que le fric qui a servi à construire cette tour ridiculement gigantesque serait suffisant pour éradiquer le choléra. Sauf que c'est un peu tard pour y penser maintenant. N'empêche, quel gâchis.
… Ou pas, parce que l'une des deux personnes présentes sur la patinoire a l'air de follement s'amuser vu la façon dont elle rit en tirant derrière elle une autre personne coiffée d'une casquette très reconnaissable et l'air beaucoup moins enthousiaste.
Kiseki et Shun. Évidemment. L'un ne va pas sans l'autre, surtout ces derniers temps.
Si la Biathlète semble comme un poisson dans l'eau, Shun en revanche se cramponne au sweat de cette dernière, les jambes tremblantes et les pattes en canard. Le pauvre.
Après, Kiseki finit par remarquer qu'il galère et se retourne pour lui prendre les mains.
– Je vais te montrer, t'inquiète pas ! Faut que tu te tiennes plus droit, que tu regardes bien devant toi et- Oh, salut Mika !
À peine mon nom a-t-il été prononcé que Shun sursaute, lâche les mains de Kiseki, perd l'équilibre, fait un magnifique plat sur la glace en beuglant des insultes peu gracieuses et finit les quatre fers en l'air sous le regard effaré de sa partenaire de glisse.
Je devrais pas rire, mais c'est quand même drôle un peu. Il croit que je l'ai pas cramé ? Il a beau faire la gueule avec tout le monde, ça se voit bien qu'il est plus complaisant avec Kiseki. Pas besoin d'être devin pour savoir qu'il a le béguin pour elle. Après, Kiseki elle-même a le crâne aussi épais qu'un parpaing et à peu près aussi vide que le grand Canyon, donc elle va pas s'en apercevoir de sitôt, à mon humble avis. Heureusement pour lui, tiens. Jackpot, mon vieux, ta crush est débile ! Profites-en bien.
– Ça va, Furusawa ?
Mon ton est plus moqueur que prévu, et Shun l'a bien remarqué au vu du regard noir qu'il me jette alors que Kiseki l'aide à se remettre sur pied. Il se retient de m'insulter parce qu'elle est là. Est-ce que j'en profite ? Totalement.
– Ouais. Je me suis sûrement pété le coccyx, mais ouais, grogne-t-il.
– Tu veux aller à l'infirmerie ? Faut faire attention avec ce genre de chute, tu sais ! s'exclame Kiseki en l'examinant sous toutes les coutures.
– Ça va, c'est bon.
– Mais une fois ma petite sœur est tombée comme ça, elle s'est cognée la tête par terre et on a dû aller à-
– Kiseki. Ça va, je te dis.
Son ton est beaucoup plus doux, le décalage entre ça et la manière dont il me parle est presque flippant. Je crois qu'ils ont un peu oublié ma présence d'ailleurs, donc je me retrouve à tenir la chandelle.
– Hmm… Va t'asseoir quelques minutes quand même. On reprendra après, c'est pas grave !
– Si ça peut te faire plaisir, marmonne le Technicien de surface.
Nos yeux se croisent alors qu'il se traîne péniblement jusqu'à un banc, et il m'adresse un sourire goguenard. Oula. Quand ce type sourit, ça veut pas dire grand chose de bon.
– Tiens, Kiseki, t'as qu'à patiner avec Callaghan. Qu'on voie un peu comment iel se démerde.
Oh le salaud. Heureusement que j'ai une bonne excuse pour pas le faire. Après, je ne suis certainement pas aussi mauvais que lui sur des patins.
– Bah bien sûr, et abîmer mon bras encore plus qu'il ne l'est déjà ?
Faut bien que mon plâtre me serve à quelque chose de temps en temps.
– Aw… C'est vrai. Je peux peut-être te montrer mon labo à la place ? propose Kiseki tout en se triturant les doigts.
J'avais dit que je serais efficace. Que je perdrais pas de temps à visiter des trucs qui servent à rien, surtout les laboratoires.
Sauf que si je dis non je crois que Shun va me faire un ravalement de façade à la Javel. Pas la peine de me regarder comme ça, je vais lui dire oui à ta copine.
– … Pourquoi pas.
C'était d'un enthousiasme très modéré, mais elle a l'air trop heureuse de mon accord pour relever. Elle saisit mon bras valide sans délicatesse et se met à courir vers une porte que je n'avais pas remarquée, à côté de l'étagère à patins. Bon, bah on est partis… J'aimerais que Shun arrête de me fixer, nom d'un chien. C'est pas parce que Kiseki est pénible que je vais lui coller une baffe gratuite.
Surtout que bon j'ai qu'un seul bras et elle a des muscles très… musclés…
Enfin bref.
C'est parti pour le labo.
… Mais bordel. C'est pas possible, ils ont la corne d'abondance les Monokuma ?? Les appareils dernier cri de la cuisine de Sora, c'est du petit lait par rapport à ce que j'ai sous les yeux. C'est-à-dire une pièce immense, tapissée de fausse neige, qui s'étend sur une longueur infinie. En plissant les yeux, j'arrive à distinguer ce qui ressemble à des cibles, tout au fond. Et des fusils de biathlon à côté de moi. Sinon, elle est complètement vide en dépit de son immensité, et surtout on s'y gèle le cul.
Enfin, je m'y gèle le cul, Kiseki n'a qu'un sweat sur le dos et elle semble tout à fait à l'aise.
– Ta-daaaa ! C'est génial, non ?
– Je crois pas qu'on ait la même définition de "génial", je grogne en resserrant les pans de mon manteau autour de moi.
– T'as froid ? Tu veux ma veste ?
Et avant même d'attendre ma réponse, la voilà qui court chercher une grosse parka posée dans un coin et qui me la tend en me fixant de ses grands yeux de bébé.
… Comment je suis censé.e refuser ?
Après ça m'a pas empêché de lui hurler dessus il y a quelques temps, mais à ce moment-là, personne n'était mort.
Donc bon. J'accepte la veste, et la jette comme je peux par-dessus mon trench. Ça tient vraiment chaud, ça au moins.
Kiseki me fixe un moment, puis baisse les yeux et recommence à se triturer les doigts. Je n'avais pas remarqué, mais ses ongles sont tellement rongés que c'est la peau autour qui prend maintenant. À la voir rire avec Shun, j'ai failli oublier que c'est aussi elle qui a découvert le corps, qui s'est ramenée chez moi en larmes et qui a accusé Michiru dans la panique durant le procès. Si j'étais Noelle, je sortirais sûrement tout un ramassis de blabla sur l'effet de la culpabilité et de l'angoisse provoquées par une telle situation sur le mental de la Biathlète, mais je ne suis pas Noelle.
– Ayase. Si t'as un truc à dire, vas-y.
Mon agacement est retombé comme un soufflé, donc mes mots sortent à peu près calmement. Ce qui n'empêche pas Kiseki de massacrer sa lèvre inférieure avec ses dents.
– … Je suis désolée. Pour quand j'ai frappé à ta porte tôt le matin, l'autre jour. J'ai pas réfléchi et je pensais juste que… que tout le monde ou presque serait réveillé, à cette heure-ci.
Devant mon air interloqué, elle se met à rire nerveusement.
– Chez moi, je me réveille toujours super tôt pour aller courir, et je me couche toujours à la même heure aussi. Si j'ai pas un rythme de vie sain, alors je suis pas au maximum de mes capacités pour les compets, tu vois ? Ou même tout court. Pis y a pas beaucoup de gens de mon âge là où je vis, c'est perdu dans la montagne, donc je me suis dit que c'était comme ça pour tout le monde. M-Mais quand on y réfléchit, c'était vraiment débile… Alors voilà, pardon. Je voulais pas t'embêter.
… Et voilà, ça y est, je culpabilise. Nickel.
En même temps, comment je pourrais ne pas me sentir mal alors que cette gosse est en train de s'auto-flageller devant moi pour un truc qui n'a même pas tant d'importance ? Bah voilà, je peux pas.
– J'accepte les excuses si ça peut te faire plaisir, mais entre-temps il y a eu un meurtre, donc j'en suis vraiment pas à ça près. Et puis j'aurais peut-être pas dû crier comme ça. Désolé.e.
Ça m'arrache un peu la bouche. Elle se remet à rire, la mâchoire crispée.
– C-C'est vrai. Mais t'as toujours l'air fâché.e, je me suis dit que peut-être tu m'en voulais encore…
Alors.
C'est pas la première personne à me dire que j'ai toujours l'air énervé, mais ça fait toujours un peu mal. C'est pas ma faute si c'est mon expression par défaut, merde.
Allez, on inspire, on expire. Il y a un malentendu à dissiper.
– Non, je t'en veux pas. Juste, recommence pas, ok ?
C'est difficile de rester fâché.e contre cette gamine. Elle est tellement honnête et bien intentionnée, ça me fout un peu le bourdon.
– Mais ici, t'es pas obligée de tout le temps te lever aussi tôt, tu sais.
– Mais si ! Je dois absolument me maintenir en forme ! Donc il faut que je continue… Et puis, je veux rendre mes parents fiers. C'est pas parce que c'est une tuerie que je dois négliger mon entraînement !
Ouais enfin...On pourrait pas la blâmer si elle décidait de tout laisser tomber, mais il en faut au moins une de motivée.
Par contre, il y a un truc qui m'intrigue.
– Tes parents ?
À la regarder, on croirait qu'elle fait ça par pure passion, et voilà qu'elle me parle de gens à rendre fiers. J'entends presque la voix moqueuse de Shun me dire que je regarde jamais au-delà des apparences ou une connerie du genre.
– Oui ! Ils m'ont appris à skier, à tirer… Ils m'ont toujours soutenue, donc je fais surtout ça pour eux ! Pour qu'ils voient que…. que je suis digne de mon titre. Donc je dois surtout pas m'arrêter.
Si son sourire s'est légèrement affaissé, il revient bien vite à sa place initiale.
– Et puis le seul bon côté d'être ici, c'est qu'au moins j'ai plus le stress des compétitions ! Et tout le temps du monde pour essayer de devenir encore meilleure ! Ça suffit pas de se maintenir à niveau, faut progresser aussi.
Tout en disant cela, elle se saisit d'une carabine et se couche au sol. Quelques secondes passent, où elle se concentre, l'œil devant le viseur.
Le coup part.
Touche sa cible, en plein milieu.
Je sens un frisson me parcourir le dos et je sais que c'est pas à cause du froid.
Kiseki se relève, pose sa carabine contre le mur et me regarde, un immense sourire aux lèvres.
– Tu vois ? J'ai même réussi à battre mon record ! Je tire de plus en plus vite maintenant !
Je la félicite du bout des lèvres, en essayant de contenir le pic d'angoisse dans mon estomac. A-t-elle seulement conscience d'à quel point son talent pourrait être meurtrier ? À quel point il lui confère un avantage pour tuer ? Moi, je sais que je n'en tirerai rien de plus que de la méfiance. Mais quelqu'un d'autre, devant une telle performance, pourrait décider de la tuer sur-le-champ. Bon sang, quelle abrutie de montrer un truc pareil au premier con venu.
Mais j'ai pas envie de lui enlever son sourire. Alors je la boucle.
– Furusawa va finir par s'impatienter, non ?
Kiseki ouvre de grands yeux effarés.
– Mince, Shun !! J'avais oublié !
Et voilà qu'elle me reprend par le bras pour me tirer hors de son laboratoire, la parka qu'elle m'a prêtée glisse de mes épaules et tombe derrière moi. J'en ai un peu ras-le-cul de me faire traîner partout comme un petit train pour enfant.
Shun, toujours sur son banc, somnole à moitié, et se redresse d'un coup en nous entendant arriver.
– Shun ! Désolée, c'était pas censé prendre aussi longtemps… Tu veux qu'on s'y remette ? Quoique, t'es peut-être trop fatigué…
– Ça va, la coupe Shun dans son monologue. Remets tes patins, j'arrive.
Kiseki s'éloigne sans protester vers la patinoire, l'air ravi. Shun se redresse, en grimaçant, et me fusille du regard. Allons bon, qu'est-ce que j'ai encore fait ?
– Je te préviens, Callaghan…
Sa voix n'est plus qu'un sifflement, et je ne peux pas m'empêcher de me raidir. Il se tient droit, et je réalise seulement maintenant qu'il est plus grand que moi.
– Je t'ai laissé une chance de t'excuser aujourd'hui. Mais si tu fais de nouveau pleurer Kiseki, je serais beaucoup moins sympa.
Je n'ai même pas le temps de répondre, le voilà déjà parti rejoindre celle qu'il cherche tant à protéger.
Comment ça, la faire pleurer de nouveau ? Je l'ai jamais faite pleurer.
Quoique. Je l'ai jamais vue pleurer.
J'ai la gorge serrée d'un coup. Je sais que j'ai été violent.e avec elle la dernière fois, mais tout de même… À ce point ?
En tout cas, le message est clair. Je suis une horrible personne qui fait chialer des gamines. Merci, Shun.
C'est donc de nouveau de fort mauvais poil que je sors de la patinoire pour passer à la pièce suivante, bien moins spacieuse mais l'air beaucoup plus confortable. Une grande télé avec console, devant laquelle Eiji et Judicaël semblent en pleine partie de Mario kart, quelques poufs et Altaïr assoupi dans l'un d'entre eux, des fauteuils, quelques livres, un mini-frigo dans lequel Tritri est en train de chercher dieu sait quoi. La pièce est lumineuse, les murs peints de différentes couleurs pastel qui me rappellent un peu les tenues de Sora. Pas difficile de deviner que c'est une salle détente.
Même si voir que Judicaël est là alors qu'il y a pas longtemps encore il m'a vu.e hurler sur Lan Yue, ça me détend pas des masses.
– Re, Mika !
Bon, si ça l'a dérangé, il le montre pas. C'est déjà ça de pris. Je les salue vite fait, tout en me rapprochant de la télé. On dirait bien qu'Eiji est en train de mettre une pâtée monstrueuse à Judicaël puisqu'elle a presque un tour d'avance sur lui. Et pourtant, il est troisième. Elle termine première avec une facilité écrasante, et l'Activiste pousse un grognement de frustration.
– Rah mais c'est pas vrai ! C'est la quatrième fois ! Comment tu fais ??
– Beaucoup d'entraînement, répond Eiji en posant sa manette sur ses genoux.
– Une dernière ! Route arc-en-ciel, 150 cc, duel à mort !
Eiji semble amusée et accepte le challenge, une lueur inhabituelle dans les yeux. Je la pensais pas intéressée par les jeux vidéos, mais apparemment elle se débrouille bien. Tritri, l'air intéressée par les différentes couleurs sur l'écran, se rapproche et s'assoit au bout du canapé dans lequel sont installés nos deux joueurs. Son drone vrombit autour de la télé avec quelque chose qui ressemble à de la curiosité. Mais ni ça ni les cris de frustration de Judicaël ne semblent réveiller Altaïr, toujours affalé dans son pouf.
Tous concentrés sur la télé, ils me remarquent à peine lorsque je me glisse sur le dernier espace disponible sur le canapé, entre Tritri et Eiji. Le kart de cette dernière file à toute vitesse et sans aucune chute sur la route arc-en-ciel, même si cette fois, Judicaël la talonne.
– Eh attends, je me dois d'être le meilleur sur cette route ! Je suis quand même l'ultime Activiste LGBT+, merde !
– Je ne suis pas sûre que ça vous sauvera, commente Eiji d'un ton neutre tout en semant une peau de banane qui envoie bouler un PNJ.
– C'est ce qu'on va voir !
Je me crispe en voyant Judicaël prendre la tête alors qu'une carapace bleue fait faire un flip arrière à Eiji, mais celle-ci continue sa route comme si de rien n'était et finit par le dépasser de nouveau. Le suspense est à son comble, je crois que je commence à comprendre pourquoi Mimi aime tellement les matchs de foot.
Ils se talonnent, se dépassent, se cognent pendant la quasi-totalité du dernier tour. Jusqu'à ce qu'Eiji attrape un bonus.
Le nuage d'orage.
Le cri de rage de Judicaël alors que son kart devient tout riquiqui et qu'Eiji passe la ligne d'arrivée bonne première restera pour toujours gravé dans les mémoires. Quelle chance Tritri et moi avons d'être là pour assister à cet événement historique.
Le sourire sur le visage d'Eiji alors que le perdant fait mine de bouder est inhabituel, mais pourtant il est bien là. Ça me donnerait presque envie d'en voir plus, mais trop tard, Altaïr s'est réveillé et réclame de faire une partie lui aussi. M'est avis qu'on n'est pas couchés.
Sauf que je ne bouge pas. Les parties s'enchaînent, et la concurrence est rude entre l'Onirologue et Eiji, d'autant plus que Judicaël s'améliore à chaque fois.
La lumière change, la pièce s'habille de rouge alors que le soleil se couche. Un bâillement m'échappe, en même temps que mes derniers restes d'adrénaline.
C'est pas bon. Je suis en train de baisser ma garde, de me laisser piéger par l'atmosphère de la pièce, par les rires des gens autour. Si je commence à faire ça, je ne donne plus cher de ma peau.
Mais peu importe à quel point je peux essayer.
Mes paupières sont lourdes, tout comme ma tête que je sens se poser contre quelque chose.
Je n'ai pas le temps de me demander quoi que je dors déjà.
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