Chapitre II (19) : Two Birds on a Wire
(Il y aura une petite musique à mettre un peu plus loin dans ce chapitre !)
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Le temps semble se suspendre dans la salle de procès, alors que tous les regards se fixent sur une gamine aux yeux d'un noir abyssal, qui nous fixe avec une détermination que personne ne lui avait jamais vue.
Ema vient de ramener le silence d'une simple interjection, et de se créer elle-même l'espace pour parler avec une seule insulte. Même son frère semble ne pas en croire ses yeux.
– Ton argument de merde sur les sorties, là, Theodosia, tu vas me laisser le démonter pour toi.
Elle nous montre son poing fermé, puis lève le pouce.
– Quatre minutes trente sept secondes. Pour aller chercher du sucre en poudre.
Son index.
– Six minutes deux secondes. Pour aller chercher du cube de bouillon, du persil, de la coriandre, de l'origan et de l'emmental râpé.
Son majeur.
– Une minute trente-et-une secondes, pour courir chercher de l'ail.
Les exemples s'égrènent, jusqu'à ce qu'elle baisse tous les doigts qu'elle avait levés. Elle nous fixe tous, un par un.
– Au total, ça fait sept sorties. Y en a pas une seule qui aurait permis de monter un plan pareil. Vous vous voyez planifier un meurtre en cinq minutes ?
Le silence qui suit sa question est éloquent. Soit parce qu'on connaît déjà la réponse, soit parce que personne ne s'attendait à de tels chiffres, une telle précision. Moi compris. Sauf que je repense à sa petite démonstration de talent sur son lit d'infirmerie. Il faut des capacités d'observation phénoménales pour un truc pareil.
– Moi non plus. Maintenant, est-ce que vous voyez Sora, qui est pas le plus lumineux ici même si les standards sont bas, planifier ce meurtre en cinq minutes max ? Alors qu'en plus elle revenait toujours avec ce qu'elle était partie chercher ? Pas une fois elle est revenue les mains vides !
– Mais ça aurait pu être une stratégie pour voir Tritri sans attirer l'att-
– Iel est trop con pour ça, d'autres merdes à me sortir ?
Ah bah au moins c'est clair. Shun, non loin, se balance nerveusement sur ses pieds. Ema le foudroie du regard.
– Quoi ? T'as un truc à dire ?
– Non, mais c'est juste… putain, je suis paumé. J'ai jamais vu Sora revenir sans rien non plus, mais en même temps… Tritri doit bien être impliquée d'une manière ou d'une autre !
Il gratte nerveusement son cuir chevelu, la mâchoire crispée. Il a l'air de réfléchir aussi fort qu'il peut, sans succès.
– Je sais plus. Je sais plus où j'en suis.
Et il conclut amèrement :
– J'ai pas votre perception.
Ema roule des yeux, un ricanement lui échappe.
– Ça, j'avais remarqué. T'as au moins l'avantage de pas balancer au hasard des accusations à la con comme certains.
Je la pensais pas aussi perceptive. C'est sûr que ça arrange mes affaires, mais…
C'est pas suffisant.
Elle est trop confiante, c'est limite si elle n'est pas tombée dans des travers à l'extrême opposés de ceux de l'ancien procès. Sora a relevé les yeux, mais ils sont perdus dans le vague. Iel ne dira rien qui puisse confirmer ou contredire ce que vient de balancer Ema. Et ça, ça nous fout bien dans la merde.
– Mettons quelques détails au clair, Ema.
Bordel, j'en étais sûr.
– Si tu le veux bien, j'ai quelques remarques à te faire. N'y vois rien de personnel.
La voix doucereuse d'Altaïr se faufile jusqu'à nos oreilles, lente, insidieuse, comme un serpent invisible venant déposer son argument directement à l'intérieur de nos esprits.
– Parmi nous tous ici, ton alibi est l'un des moins fiables. Car toi aussi, tu es sortie. Rien n'empêche Sora et Tritri, si ce sont eux, d'avoir plus de complices.
Ça, c'est quand même bien tiré par les cheveux. Surtout connaissant le caractère de la Mime.
– Ema ? Complice ?
Mao ne sourit pas, mais le regard qu'il porte sur Altaïr ne contient que du mépris.
– C'est pas son genre. Ema n'accepte même pas mon aide, elle refuse de travailler avec moi peu importe le domaine. Alors avec des gens qu'elle connaît à peine ? Aucune chance.
– J'entends, Mao. Mais dans ce cas, peut-être Ema pourrait-elle m'expliquer pourquoi elle surveillait de manière si précise les déplacements de Sora alors que ce dernier a si peu de valeur à ses yeux.
Pour la première fois, et malgré le fait qu'ils soient entièrement dissimulés, j'ai l'impression de sentir les yeux d'Altaïr sur moi. Sur tout le monde. À essayer de nous percer à jour.
Il ne joue pas.
Si Altaïr Calliope ne joue pas, c'est probablement qu'il est convaincu de quelque chose.
Convaincu que Sora est coupable.
Je ne sais pas grand-chose sur ce gars, mais je sais que Lan Yue était un.e de ses ami.e.s les plus proches. L'enjeu est donc capital. Il ne se range pas à l'avis de Theodosia par amusement, non.
Il sait ce qu'il fait et c'est ce qui le rend aussi dangereux.
Ema, face à ce regard invisible, se renfrogne et croise les bras sur sa poitrine. Sans le moindre mot.
– Tu ne veux pas répondre ?
Elle détourne les yeux, l'air de plus en plus mal à l'aise.
– Hm. Peut-être que tu ne peux pas.
Les épaules qui se crispent, le regard qui fuit, cette obstination à ne pas desserrer les lèvres, Altaïr les voit aussi bien que moi.
Pourquoi tu ne parles pas, Ema ?!
– À ta guise. Mais je crois bien que tu te rends d'autant plus suspecte.
Il semble presque désolé. Mais ses paroles ont fait leur chemin.
– Altaïr, ce sont des accusations vraiment sérieuses. Tu es sûr de toi ? Tu penses vraiment que c'est Sora ?
Altaïr tourne la tête vers Hibari, sans rien dire. Je ne sais pas ce qui se passe pendant les regards silencieux que ces deux-là échangent, mais le Croupier finit par soupirer.
– … Question stupide. Tu ne dis jamais rien à la légère. Pas ce genre de choses, du moins.
Oh putain. Ça la fout mal. Ça la fout vraiment mal. J'ai beau me creuser la cervelle, rien ne me vient, aucun argument concret. Et la seule personne qui en avait s'est refermée comme une huître.
– M-Mais, Altaïr… Hibari… Sora n'a rien fait ! s'exclame Kiseki soudain. Elle n'aurait jamais fait une chose pareille !
Hibari baisse les yeux. J'ai l'impression d'avoir du plomb dans la gorge à chaque fois que je regarde autour de moi. Personne d'autre n'ose ouvrir la bouche. Autant essayer d'affronter l'océan avec un radeau comme seul navire.
– Je ne sais pas. Il faut que je réfléchisse.
– C'est très réfléchi, de mon côté, enchaîne Altaïr. Tu ne comprends sans doute pas, Kiseki, mais je sais ce que je fais.
– Mais alors explique-moi !! Je comprends pas, pourquoi vous êtes si convaincus que c'est Sora ? Si c'est elle, pourquoi elle se serait jetée dans le feu ?! Et pourquoi Lan Yue et pas quelqu'un d'autre ?!
– Elle a raison, renchérit Michiru. Si Sora voulait se faire passer pour innocent, y a des moyens moins douloureux.
Le plomb se fait plus léger. J'arrive enfin à ouvrir la bouche.
– Et puis vous balancez des suspicions sur Sora, Tritri, Ema… Je vous rappelle qu'on cherche un seul coupable. On a bien vu ce que ça avait donné la dernière fois, d'affirmer la culpabilité de quelqu'un trop tôt.
Michiru m'adresse un regard reconnaissant que j'ai l'impression de ne pas mériter. Pour ce que ça change… J'espérais que ça décoincerait Ema, mais elle n'a pas l'air de vouloir parler. Il va falloir que je la pousse à l'ouvrir. J'adore avoir le mauvais rôle.
– Par contre, Ema, c'est vrai qu'on aurait besoin de ta contribution. Pourquoi tu as observé Sora ? Tu avais déjà des soupçons ?
Mon but était de l'encourager à reprendre son raisonnement. Au lieu de quoi, Mao intervient en fixant sa soeur d'un air perplexe.
– Moi je sais, mais bon… Ema, je croyais que t'avais perdu cette habitude ? Ça commence à dater, quand même.
Wow. Wow wow wow. Quelle habitude ? Comment ça, ça date ? Trop d'infos en une phrase. J'en demandais pas autant.
Sauf que Mao réussit là où j'ai échoué puisqu'Ema fait volte-face.
Avec les dents serrées et un regard qui n'annonce rien de bon.
(C'est le moment :D)
– Tu te permets de me faire la leçon ou je rêve ?! C'est pour toi que je l'ai, cette habitude ! Celle-là et toutes les autres, c'était pour toi !!
Mao cligne des yeux, l'incompréhension remplace la confusion sur tous les visages. Tout le monde a oublié le débat au profit des jumeaux.
– Pour moi ?
Le ton est glacial. Le visage de l'Imitateur s'assombrit, ses yeux deviennent encore plus noirs qu'ils ne l'étaient déjà. Il ouvre la bouche, et au moment où il lâche le premier mot je sais qu'il aurait dû la fermer.
– Tu parles. Ça n'a servi à rien.
Trois secondes. C'est tout ce qu'il faut pour qu'un orage éclate. Je les connais bien, ces trois secondes.
Une, Ema écarquille les yeux.
– À … rien…?
Deux, elle saisit les bords de son pupitre à pleines mains. Les serrent. Je vois les échardes s'enfoncer dans ses paumes.
– À rien ? À rien ? À rien ??
Trois, et j'entends quelque chose d'invisible se briser alors que ses lèvres se déchirent, découvrant une marée noire toute aussi invisible.
Et que celle-ci s'abat sur nous.
– Ça n'a servi à rien ?! Les putains de nuits entières à pas dormir ça a servi à rien ?! Les heures à guetter, à trouver les meilleures cachettes possibles, à mentir, TOUT ÇA C'ÉTAIT POUR RIEN ?!
La marée de mots s'accélère, monte dans les aigus au point de n'être plus qu'à peine compréhensible.
– J'AI TOUT FAIT POUR TOI ! J'AI DONNÉ TOUTE MA PUTAIN DE VIE POUR TOI ! POUR QUE TOI AU MOINS TU PUISSES VIVRE CORRECTEMENT POUR NOUS DEUX !
Sora a relevé la tête, lance des regards paniqués de tous les côtés. Les autres se bouchent les oreilles. Moi je n'y arrive pas. Je suis tétanisé.e. Les mains de Sora bougent, hésitantes.
– Pourquoi elle crie ?
Je sais pas, Sora. Je sais pas. Je sais pas.
– C'est à cause de moi ?
Non. Peut-être. J'en sais rien.
« – Papa ?
– Hm ?
– Pourquoi maman elle crie ?
– C'est rien, ma grande. C'est rien de grave. Elle est énervée, c'est tout.
– C'est à cause de moi ?»
… C'est à cause de moi.
J'aurais jamais dû pousser Ema à me répondre.
Peut-être que ses mains ne seraient pas serrées sur le col de son frère.
– J'AURAIS MÊME PAS DÛ ME SOUCIER DE TOI !
J'aurais dû me taire.
– ÇA AURAIT DÛ ÊTRE TOI À MA PLACE !
C'est sur moi qu'elle devrait crier.
– J'AURAIS DÛ TE LAISSER CREVER !!
On n'entend plus que sa respiration. Le bruissement du tissu quand elle lâche Mao. Le claquement de ses semelles sur le sol.
Qui s'arrête lorsqu'elle se plante devant Monokuma et Monoaku.
Mao fixe sa sœur avec des yeux écarquillés et la bouche entrouverte, sous le choc. Non loin d'elle, Michiru se tend.
– Ema-
– Je sais que vous avez une porte derrière vos fauteuils.
Ce n'était qu'un sifflement. Monokuma ne lève même pas un sourcil. Monoaku ricane.
– Ouvrez-moi. Je reste pas ici une seconde de plus.
Monokuma soupire. Sa main ne bouge même pas pour aller prendre sa tablette.
– Vous avez pas le droit de sortir tant que y a pas eu de vote.
Ema semble encore plus remontée. Je pensais pas que c'était possible.
– Ouvrez-moi cette putain de porte.
Elle s'avance d'un pas. Mao se redresse, prêt à crier, mais elle le devance encore.
– LAISSEZ MOI SORTIR OU JE VOUS BUTE !!
Le sourire de Monoaku se fait plus large. Merde. Merde merde merde.
– Tu sais ce qui t'attend si tu lèves la main sur nous.
– Je m'en fous, OUVREZ CETTE PORTE !
Un pas. Puis un autre. Elle est presque assez proche pour le toucher. Et il a l'air de n'attendre que ça.
Les doigts d'Ema frôle le tissu de la robe de l'ultime Inquisiteur.
Mais deux bras se referment autour d'elle et la tirent en arrière, loin de nos deux bourreaux.
Elle se débat, donne des coups dans le vide, hurle, des larmes inondent son visage.
Mais ce n'est pas assez pour qu'Hibari desserre sa prise autour d'elle ou enlève sa main de ses yeux.
– Ema.
J'entends à peine sa voix de là où je suis. C'est à peine un chuchotement. Il s'agenouille, maintient Ema tout en l'obligeant à s'asseoir par terre.
– Tout va bien. Tu es en sécurité.
Ses cris se transforment en sanglots déchirants. Ses coups manquent de force.
– Shhh. Ton frère ne pensait pas ce qu'il disait. Tu as fait de ton mieux. Il le sait.
La respiration de la Mime devient sifflante. Elle ne bouge plus. J'ai l'impression que les murs de la salle retiennent leur souffle.
– Je suis là, Ema. Je ne laisserai personne te faire du mal.
Hibari retire sa main des yeux d'Ema, et la serre contre lui.
– Je suis là.
Ema fixe le vide avec des yeux écarquillés, figée dans une terreur silencieuse. Sa petite main encore lardée d'échardes agrippe la manche d'Hibari. Un son semble monter de son ventre, jusqu'à sa gorge, un son que ferait un animal blessé.
Un spasme, puis deux. Et elle éclate en sanglots dans les bras du Croupier. Pas des sanglots de rage, des vrais pleurs de gamine.
Lorsque je regarde les autres, ils ont tous l'air sur le point de pleurer aussi. Même Altaïr ne sourit plus. Et Hibari laisse Ema pleurer tout son soûl, lui caresse le dos, la berce sous le regard absent de Monokuma et celui, déçu, de son assistant.
Sois pas déçu, Monoaku. C'est votre tuerie qui cause ce genre de scène. Tu devrais être fier, connard.
Tout ça, c'est votre œuvre.
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