Chapitre I (13) : Gate of Hell
Le réfectoire a une gueule d'entreprises de pompes funèbres, et les têtes qu'on tire toustes sont celles d'un enterrement. Sauf qu'ici, le cadavre a été foutu dans un tiroir comme un vieux chewing-gum et que c'est pas un prêtre qui officie, mais bel et bien deux putain de terroristes.
Des terroristes qui sont d'ailleurs bien en retard. Ça les amuse de nous faire mariner, à tous les coups. C'est tellement plus drôle de commencer un procès lorsque tous les participants sont tous au bord du pétage de câble, les nerfs usés et prêts à se sauter à la gorge.
Enfin remarque, à voir tout le monde assis aux tables alentour avec un air hagard, je pense que ça sera moins sanguinaire que prévu.
Sora a toujours l'air morose, et même si les sandwichs qu'elle a distribués sont toujours aussi délicieux, ils me laissent un goût amer. Je n'aime pas le voir comme ça. En plus les autres chuchotent à voix basse entre eux, et ça me fout les boules. On n'est pas à l'église, cette tour se rapproche plus d'un purgatoire. Même si elle s'appelle Babel. Quoique, c'est pas mutuellement exclusif. Babel a fini par apporter la discorde alors même qu'elle avait été créée dans l'harmonie, après tout.
Je compte en silence. Un, deux, trois… six… onze… quatorze… Treize ?
Il en manque trois.
Je sens l'angoisse monter, et une soudaine nausée me fait reposer mon sandwich dans son assiette. Je recompte, plus lentement. Treize, moi inclus.e.
Bordel.
Si Monokuma voit qu'on est pas tous au rendez-vous, qui sait ce qu'elle pourrait faire… En fait, si, je sais. Elle pourrait tout à fait exécuter les retardataires sur le champ à ce stade du jeu. S'il ne restait que cinq personnes, elle ne serait sûrement pas regardante, mais là…
Je me lève, et sors de la pièce à grands pas. Les autres, amorphes, me jettent à peine un regard. Je ne me souviens plus de qui manque, mais leur identité importe peu. Si je dois les choper par la peau du cul et les traîner dans la neige jusqu'au réfectoire, je le ferai sans hésiter.
Dieu merci il ne me faut pas longtemps pour les repérer.
Mao et Ema sont assis dans la neige, serrés l'un contre l'autre, une moue obstinée plaquée sur leurs visages livides. Putain, c'est vraiment pas le moment pour eux de faire un caprice. Accroupie à leurs côtés, Theodosia leur souffle des paroles que je suis trop loin pour comprendre. Par contre, ce que je vois bien, c'est que ça n'a pas l'air super efficace. Mao secoue la tête, et serre un peu plus fort Ema contre lui, les lèvres pincées.
C'est pas mes affaires, et je devrais laisser Theodosia se démerder vu qu'elle a choisi de s'enfoncer là-dedans. Ça, c'est probablement ce que je me dirai si on était pas un peu ric-rac sur le timing et que c'était pas une question de vie ou de mort d'être à l'heure. Alors je m'approche derrière Theodosia, et quatre puits noirs sans fond me fixent avec méfiance. La Kinésithérapeute se retourne vers moi, et soupire. Mon visage se crispe lorsque je vois que sa lèvre inférieure est bouffée presque jusqu'au sang. Elle n'a pas dû s'en rendre compte, mais dans le fond, elle est aussi touchée par l'horreur de la situation que n'importe lequel d'entre nous. Et les jumeaux sont loin de lui rendre la vie plus facile. Franchement, c'est le pire moment pour faire sa tête de lard, mais c'est Mao et Ema Aozora, après tout, j'aurais dû m'y attendre.
– Mika… Tu tombes bien, je t'avoue qu'un peu d'aide ne serait pas de trop, souffle Theodosia, une ébauche de sourire sans joie sur son visage soucieux.
– Qu'est-ce qui se passe encore ? Ils nous font un autre caca nerveux ?
Je m'attendais à une réplique acerbe de la part des concernés, mais ils se contentent de me jeter un regard noir et de garder la même expression entêtée. Ils ne lâchent pas un mot.
– Pas exactement. Disons que… enfin… ils refusent de bouger. Je crois qu'ils ont peur d'aller au procès.
– On a pas peur !!
Ah bah là, ça proteste à l'unisson, par contre. Theodosia peut le tourner comme elle veut, mais c'est bien ce que je pense. Ils sont en train de nous faire une crise, ce qui pourrait potentiellement les envoyer à la mort et pourquoi pas nous deux avec, vu qu'on est là à devoir gérer leur merde.
– Si vous avez pas peur, bougez-vous le cul et venez attendre à l'intérieur comme tout le monde, grogné-je.
– Pas question, marmonne Mao, la voix tremblante. On a rien à voir avec tout ça, alors on peut juste attendre que ça soit fini.
– Je veux pas aller là-dedans… Pourquoi je devrais y aller si c'est pas moi qui ait tué l'autre, là ?! s'écrie Ema en essayant de maîtriser les trémolos dans sa voix. Je veux pas voir. Je veux pas aller là-dedans, je veux pas.
– Vous avez qu'à venir nous chercher quand ça sera fini, c'est tout.
Je pensais que ma colère allait exploser, mais au lieu de quoi, je la sens retomber comme un vieux soufflé. Je regarde ces deux gamins frissonnants, blottis l'un contre l'autre dans la neige, et peu importe à quel point j'essaie d'être énervé.e, j'y arrive pas.
Ils ont que quatorze ans, et ils se retrouvent là, dans une tuerie, à être des suspects potentiels de meurtre alors qu'ils ont rien demandé. Nous non plus, certes. Mais moi, à quatorze ans, j'étais même pas un.e ultime. J'étais encore en train de jouer à la barbie avec mes adelphes et de regarder Rick et Morty, enfin… quand j'avais pas trop de boulot. Mais en tout cas, j'étais pas à Hope's peak, j'avais pas cette pression-là sur les épaules. À côté, Ema et Mao se sont retrouvés lâchés comme ça, dans cet endroit dégueulasse. Et maintenant, ils se comportent comme de sales petits cons égoïstes, mais…
Est-ce que je peux vraiment demander à un gosse de quatorze ans, dans un contexte pareil, autre chose que d'être un petit con égoïste ?
Je ne pense pas en avoir le droit.
Sauf que s'ils ne bougent pas, ça risque d'être un gros problème pour tout le monde.
– Monokuma vous laissera pas rester là, vous savez. En plus, vous allez choper la crève.
– M'en fous, elle a déjà utilisé son truc de merde sur moi, ça a marché une fois mais pas deux, marmonne Ema.
J'en doute. Ça m'étonnerait que la douleur ne soit pas assez intense pour tuer quelqu'un, d'autant plus qu'ils sont tous les deux minuscules. Elle pourrait les foudroyer sur place sans aucun scrupule.
– Si vous avez rien à vous reprocher, vous devriez pas avoir peur de venir.
Mon ton est ferme. Dur, même. Le truc, c'est que j'ai pas le choix. Leur présence au tribunal est obligatoire, même si moi ça m'arrangerait de pas avoir à me taper leurs jérémiades.
– … Tu comprends pas. On veut pas voir d'exécution, c'est tout.
Ouais. Autant dire "on veut rien voir parce qu'on a peur qu'un jour ce soit notre tour". Une peur complètement légitime, encore une fois. Et leur réaction irrationnelle est simplement due à la trouille que ça leur inspire. Je me répugne, à me montrer aussi sec avec eux, mais ma patience est fortement limitée et j'ai aucune envie d'être sympa. Des gamins comme eux, je m'en tape quatre à la maison, alors c'est pas eux qui vont me faire peur.
– Ok, vous avez trois choix. Un, vous venez pas et vous crevez de froid. Deux, vous venez pas et Monokuma vous tue avec sa puce. Trois, vous venez et vous assistez à un bain de sang mais au chaud et, peut-être, en contribuant un minimum à la discussion, mais j'en doute. Alors ? Vous préférez quoi ?
Les jumeaux me fixent avec de grands yeux écarquillés, l'air prêts à me jeter des propos acides, mais pas un mot ne franchit leurs lèvres. Theodosia pose une main sur mon épaule, et je réalise alors que je suis tendu.e de partout. La suite de mes paroles se déverse, et je dois lutter pour que ma voix ne tremble pas.
– Moi aussi, j'ai peur, mais au moins je porte mes couilles et j'y vais. Si vous préférez être des putain de lâches, j'en ai rien à foutre. Mais si on crève tous à cause de vous, je vous jure que je m'arrangerai pour vous buter moi-même !!
– Mika… C'est bon, je crois qu'ils ont compris, souffle Theodosia, sa voix toujours empreinte d'une infinie douceur.
Les regards des jumeaux reflètent toute la peur contenue dans le mien. Je déteste cette vision, ces deux gamins terrifiés, parce que j'ai l'impression de me voir, moi. De me voir tel.le que je suis intérieurement. Terrorisé.e. Incapable d'appréhender que quelqu'un d'autre sera mort avant la nuit. Voire… avant midi. Il n'est que dix heures. Deux heures peuvent tout changer. Peut-être même que dans deux heures, on sera tous morts. Parce qu'on se sera trompés. Parce que j'aurais été incapable de mener cette foutue enquête correctement. Que j'ai mal compris les interrogatoires.
Peut-être que dans deux heures, on sera tous morts par ma faute.
Theodosia me regarde, regarde les jumeaux qui se relèvent lentement. Je l'aperçois à peine bouger dans le coin de mon champ de vision, mais une seconde plus tard, elle nous attire tous les trois contre elle.
Elle est au moins une bonne vingtaine de centimètres plus grande que moi. Trente, pour les jumeaux. Elle s'est légèrement baissée pour pouvoir nous serrer dans ses bras, et j'ai le front collé juste en dessous de son épaule. Son manteau sent la laine mouillée, le feu de cheminée et une vague odeur de parfum. Du muguet, peut-être ? Quelque chose du genre. La matière est légèrement rugueuse contre mon front, et pourtant incroyablement douce. Je sens les larmes me sauter aux yeux. C'est ridicule. Il suffit d'un câlin, d'une odeur familière et voilà que je me mets à pleurnicher. À mes côtés, Ema et Mao restent interdits quelques instants avant de se détendre un peu. Je les entends qui reniflent.
– Moi aussi, j'ai peur, confie Theodosia en chuchotant. J'ai peur de ce qui va se passer là-bas et de ce qui va nous arriver après. Mais ça va aller, d'accord ? C'est pas comme si vous étiez tout seuls… On va affronter tout ça ensemble.
Ses murmures me bercent alors que je laisse quelques larmes s'échapper en silence. Le vent, sec et glacial, brûle mes oreilles et ma main accrochée à son manteau. Ah, elle est belle, l'élite de la nation en larmes dans les bras d'une mère de substitution qui n'a sûrement jamais demandé à en être une. Les sanglots de Sora résonnent douloureusement dans ma tête.
C'est pas juste.
Mao réprime ses larmes de toutes ses forces, mais les violents tremblements qui le secouent le trahissent. À moins que ça ne soit le froid. Je ne vois pas le visage d'Ema, enterré dans le manteau de Theodosia. Cette dernière continue de me caresser le dos de haut en bas, jusqu'à ce que je me détache, doucement, certain.e que mes larmes ont séché.
Theodosia me sourit doucement, et passe sa main dans mes cheveux avant de glisser quelques mots aux jumeaux. Ils s'écartent, et chacun glisse l'une de ses mains dans celles de la Kinésithérapeute. Le retour au réfectoire se fait en silence. Je n'adresse pas un mot d'excuse aux jumeaux. Ils m'ont fait chier aussi, après tout, et j'aurais tout le temps de m'excuser après le procès.
S'ils y survivent, me souffle une petite voix perfide dans un coin de mon crâne.
Ta gueule. C'est pas le moment. Ça va aller. Ça va bien se passer. J'essaie de me répéter les paroles de Theodosia en allant rejoindre Noelle à la table où est s'est assise. Ni Monokuma, ni Monoaku ne sont en vue. Je sais pas si je dois être soulagé.e ou angoissé.e. Dans le doute, je vais partir sur la seconde option. On est jamais trop prudent.
Mais surtout, ne pas imaginer toutes les raisons imaginables pour que le procès tourne mal. Si je fais ça, je vais me tirer une balle avant même qu'il ne commence.
– Ah, Callaghan. Donne-moi ton bloc-notes, s'il te plaît.
Le ton de Noelle n'appelle pas au refus. Je lui tend mon carnet, remplie de mon écriture brouillonne et rendue tremblante par le stress. Son œil bouge à peine lorsqu'elle parcourt les lignes. Ses sourcils se froncent légèrement par moment, et une expression pensive trouble la parfaite neutralité de son visage lorsqu'elle s'arrête pour relire certaines de mes notes. C'est drôle. Je remarque seulement maintenant qu'elle est bien plus expressive de près, même si son visage a repris son aspect lisse alors qu'elle repose le bloc-notes sur la table.
– Je vois. Il me manque certains éléments, mais juste en me basant sur ces notes, je peux déjà déterminer une liste de suspects préétablie. Merci, Callaghan. C'est très complet.
Je marmonne un "de rien" peu enthousiaste en rangeant le carnet dans la poche intérieure de mon trench. Ça ne me rassure pas, en fait. Loin de là. Vu ses capacités d'analyse stupidement élevées, je pensais qu'elle aurait déjà trouvé le coupable. Ça nous aurait fait gagner du temps. Mais apparemment, ça ne peut pas être aussi simple. Évidemment.
– … Callaghan, Vincent ?
Mes yeux se détachent du bois de la table pour se poser sur la personne qui vient de m'accoster.
Shun. Tiens donc.
– Un problème ?
Ses yeux verts regardent nerveusement autour de lui, dans un réflexe de bête traquée, comme si les autres le guettaient, prêts à lui sauter dessus à tout moment.
– Votre enquête, elle… avance bien ?
J'échange un rapide regard avec Noelle, avant de revenir à Shun. C'est quoi, son problème ? Il est passé où, le gamin insolent de ces derniers jours ?
– Ouais, on peut dire ça. Pourquoi ?
Shun reste silencieux quelques instants. Il fait claquer plusieurs fois le bas de son gant en latex contre son poignet avant de se décider à parler à nouveau, et je sens l'impatience monter.
– Et… Vous avez déjà des suspects ?
Mais bordel, il va tourner autour du pot encore longtemps ?? J'exhale un souffle irrité par les narines, mes doigts tapotent ma cuisse sous la table. Ma bouche s'ouvre, prête à l'envoyer chier, mais c'est sans compter sur Noelle J. "Professeur Xavier" Vincent.
– Furusawa. Le volume de ta voix est plus bas que d'ordinaire, et tu n'as utilisé aucune insulte depuis le début de cette conversation. Tu cherches tes mots, on dirait même que tu peines à parler, alors que ça fait déjà quelques minutes que tu nous observes et hésites à venir nous parler. Tes yeux sont partout, à la recherche d'un danger éventuel peut-être. Tu claques ton gant, gratte tes boutons, replace ta casquette et t'humecte la lèvre à une fréquence régulière, des gestes familiers destinés à te rassurer. Tu n'es pas juste nerveux, tu as peur de quelque chose. Et tu n'as posé que des questions vagues liées à l'enquête. J'en déduis que tu possèdes une information importante sur le meurtre de Benedikt Manninger-Semmelweis, mais que tu crains les répercussions de celle-ci ou bien de paraître suspect. Ai-je tort ?
Shun en reste comme deux ronds de flan, et je dois bien avouer que ça m'en bouche un coin. Ce n'était pas non plus une déduction incroyable, mais elle était remplie de petits détails que je n'avais même pas remarqué. Par contre, ce qui me surprend encore davantage, c'est que Shun Furusawa ait une information sur le crime. Je sais qu'on a tendance à dire que les femmes de ménage sont des espionnes et des commères, mais tout de même. Ça pousse le cliché un peu loin là, non ?
– Ouais, enfin… En fait, j'ai-
Shun n'a pas le temps de terminer sa phrase. La porte du réfectoire s'ouvre dans un grincement sinistre, et un silence de plomb tombe sur nous alors que Monokuma et son assistant se dirigent vers nous. Monoaku passe auprès de chacun de nous, en comptant à voix haute, un sourire insupportable plaqué sur son visage.
– … Eeet seize ! On a enfin le bon nombre de brebis, Monokuma, s'exclame-t-il joyeusement.
Je sens quelque chose d'acide se répandre dans ma poitrine, et je dois mobiliser toute ma force mentale pour ne pas lui en coller une. Il parle comme si on était de pauvres pions. Ça me débecte.
Monokuma ne répond pas. Elle se dirige vers le mur du fond, et bidouille quelque chose avec sa tablette. Le mur coulisse, révélant une porte en bois gravée d'une immense tête de Monokuma. La salle de procès, cachée dans cette pièce où nous nous sommes réunis chaque matin. Je frissonne alors qu'elle pousse les battants.
Tout le monde retient son souffle. Pas un mouvement n'est fait. Je parcours du regard les visages qui m'entourent. Parmi eux, qui ne ressortira jamais de la pièce qui s'étend au-delà de cette porte ?
La question empoisonne l'air autour de nous, je peine à respirer correctement. Mais il le faut, pourtant.
Je ressens une présence à mes côtés. La main de Sora attrape la manche de ma chemise, et la serre doucement, comme pour me soutenir.
Je prends une longue inspiration, et détache mes yeux du sol.
Et nous nous mettons en marche comme un seul homme, alors que s'ouvre la porte des Enfers.
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Petit chapitre de transition... Et après, le procès, fufufufu. :)
Vous êtes pas prêt.e.s-
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