HUIT ― Tom
MALGRÉ SES ATTENTES POUR LA SOIRÉE, TOM EST TRANSPORTÉ PAR LA MUSIQUE.
Tom termine le morceau par ses dernières notes de guitare. Aussitôt, les clients attentifs du club applaudissent - comme à la fin de certaines chansons qui les touche. Il tourne la tête vers ses amis, ravis de leur prestation pour la soirée. Des sourires, danses et playbacks ont accompagné leurs mélodies. Une euphorie s'est propagée parmi les musiciens. Ils s'attendaient à tout en venant au Moonlight - ou plutôt à rien-, mais leurs espérances ont été largement atteintes. Sans aucun doute, ils ne regrettent pas d'être venus se produire ici.
Heureux de voir ses amis enthousiastes, Tom s'autorise à faire une brève pause entre deux chansons. Il esquisse un sourire et tend son poing vers chacun de ses amis. Ils se félicitent tour à tour, mais reviennent à leurs instruments respectifs lorsqu'ils se font attendre par le public. Avant de commencer leur nouvelle chanson, Tom regarde en direction de Ugo pour qu'il débute la batterie.
— C'est ton moment, lui souffle Nolan.
La main gauche sur le manche de sa guitare, Tom vérifie les notes qu'il compose. Bien que Creep soit un morceau qu'il aime jouer - et plus particulièrement chanter -, le jeune guitariste n'est pas à l'abri d'une mauvaise note. Sa concentration n'est pas optimale et il ressent déjà une fatigue au niveau de ses cordes vocales. La batterie lui donne le signal. Aussitôt, il gratte les cordes de sa guitare. Les premières notes résonnent dans la salle, ravissant les connaisseurs de Radiohead. Tom tape du pied au rythme de la mélodie avant le début des paroles. Quelques secondes avant de se lancer, il prend une grand inspiration. Les paupières presque fermées, il lève les yeux vers son public n'attendant plus que lui.
— When you were here before, couldn't look you in the eye.
C'est à cet instant que ses yeux la découvrent.
Brune. Les cheveux attachés en une queue-de-cheval. Certaines mèches tressées. La peau si claire que les lumières brillent sur son visage. Une robe noire qui la rend charmante. De petite taille, gagnant quelques centimètres grâce à des talons. Tom garde si longtemps son regard dans le sien qu'il arrive à percevoir la teinte noisette de ses iris.
Sa gorge vient se nouer l'espace d'un instant. Il parvient à avaler rapidement sa salive pour libérer sa voix. Il reprend la suite des paroles, sans que personne ne s'aperçoive de son absence.
— You're just like an angel.
Les yeux dans les yeux, le chanteur poursuit son couplet. De longues secondes où il oublie sa voix. La boule qu'il ressent à la gorge ne semble qu'être un souvenir. Il se laisse transporter par la musique, par la mélodie aussi douce que forte.
Tom ne la jamais vu auparavant, pourtant, il sent un lien immédiat. Comment a-t-il fait pour ne pas remarquer cette fille plus tôt ? Tom l'ignore. Ce dont il en est certain, c'est qu'il ne veut pas la quitter des yeux. Ses expressions du visage semblent dire la même chose d'elle. Elle ne bouge pas, la posture droite et la tête haute, le regard dirigé vers la scène. Les lumières éclairent son teint mais ne l'éblouissent pas. Ses yeux ne vacillent à aucun moment, concentrés sur Tom. Les seuls moments où elle cligne des yeux sont lors des respirations entre les paroles. Tom y perçoit une connexion, autant à lui qu'à cette chanson.
— I wish I was special. You're so fuckin' special.
L'espace d'un instant, Tom quitte son regard. Inconsciemment, il rejoint les paroles à sa propre position. Apaisé par la musique, il a l'impression que cette première partie dure une éternité. Peut-être que cet échange de regards étire le temps, mais il est certain que cette fille en est la cause. Il ressent chaque note, chaque vibration de sa guitare, chaque percussion de la batterie. La musique l'entoure, comme une couverture protectrice.
La puissance de la batterie introduisant le refrain le fait presque sursauter. Il relève les yeux vers son inconnue avant d'entamer les nouvelles paroles. Ses lèvres s'entrouvrent encore plus pour augmenter le volume.
— But I'm a creep. I'm a weirdo. What the hell am I doin' here ? I don't belong here.
Le refrain conforte Tom dans son impression de dialoguer avec cette fille. Elle est là, en face de lui, tout ouïe. Elle ne bouge pas, mais ses yeux disent tout d'elle. Ils brillent, illuminés par les variations de lumière guidés par la musique, tout comme ceux de Tom.
Son regard fixe attire les danseurs au pied de la scène. Dans le coin de l'œil, il aperçoit quelques têtes se tourner vers le bar. Ces danseurs tentent d'apercevoir l'objet d'attention de leur chanteur, mais la foule les en empêche. Privés de cette curiosité, ils poursuivent leurs mouvements plus ou moins assurés, bien que frustrés. Tom les balaye du regard, amusé de quelques personnes qui tentent d'attirer son attention.
— I don't care if it hurts.
Ses yeux s'affolent lorsqu'il n'aperçoit plus son inconnue. Il passe au crible la salle entière, paniqué de ne plus jamais la revoir. Droite. Gauche. Vers les banquettes. Vers le bar. Ce court instant d'inquiétude pour la retrouver quelques mètres en face de lui.
Sa silhouette a rejoint celles des danseurs. Elle balance ses épaules de droite à gauche. La musique est au rythme de ses gestes timides. Elle se mélange aux autres danseurs mais sa présence est comme unique. Petite parmi la foule relativement grande, elle sait se faire sa place. Presque la seule suivant la mélodie, ses mouvements sont gracieux. Elle ne se met pas non plus en scène comme certains de ces danseurs. Elle est juste elle-même.
— She's running out the door...
Poursuivant les paroles, Tom se rend compte qu'il force de plus en plus sur sa voix. Il ne veut pas irriter ses cordes vocales si tôt, pourtant, il fait tout le contraire. Il veut chanter aussi fort que possible, faire entendre sa douleur, bien même crier s'il le fallait. Il sait que sa santé en pâtirait, mais il laisse son corps répondre à sa place, transporté par la chanson.
— Whatever makes you happy. Whatever you want.
Elle ferme lentement les yeux. Ses lèvres prennent le relais et se mouvent pour former ces mêmes paroles. Elle continue de chanter le dernier refrain en bougeant ses épaules. Petit et à petit, il l'aperçoit se détendre au gré de la mélodie. Sa tenue est si différente des autres danseurs qui sifflent pour féliciter le groupe. La chanson terminée, ses paupières se rouvrent.
Tom laisse termine la dernière note plus tôt mais quelques applaudissements couvrent sa voix. Instinctivement, il passe ses doigts sur sa gorge en sentant une gêne au niveau de ses cordes vocales. Il tourne aussitôt la tête et tousse dans son coude, à l'abri du micro et du regard du public. Sa toux le libère des légers picotements de sa gorge mais il sent toujours cette malicieuse boule qui lui rappelle sans cesse ses maux. Et ce n'est sans compter sur ses cordes vocales échauffées à force de solliciter sa voix.
Le public serait étonné d'entendre un brisement dans la voix de Tom lorsqu'il prend la parole. Sa voix est bien différente que lorsqu'il chante. Plate, grave, presque rauque. Il tente de dissimuler ses maux mais les applaudissements du public les couvrent.
— N'oubliez pas que ce soir vous pouvez nous proposer des morceaux à interpréter, annonce-t-il.
Le rappel de Tom intéresse davantage le public qu'en première partie de soirée. Alors qu'ils étaient timides à l'idée de demander une chanson, une masse de clients se dirigent vers la scène. En prononçant ses paroles, il garde le regard posé sur la brune. Celle-ci bat des cils avant de se tourner vers une jeune femme aux cheveux rouges. Sûrement une de ses amies, pense-t-il avant qu'elle se dirige parmi les premières vers la scène. Tom serait alors étonnée du sourire qui illumine son visage. Il tourne la sangle de sa guitare afin de mettre son instrument derrière son dos et ne pas être gêné lorsqu'il s'accroupit au bord de la scène. Il se poste au plus près de la brune qui s'avance vers lui avec une démarche timide et lente pour se faufiler entre les danseurs.
Tom s'apprête à lui adresser la parole quand un client lui barre la route. Une pinte de bière en main, il tend son bras pour éviter quiconque à se diriger avant lui vers le chanteur. Il se place volontairement devant elle - lui lançant un regard noir par la même occasion.
— Eh mec !
Perturbé par son arrivée brutale, Tom ne remarque pas les personnes que le client vient de bousculer pour être le premier à lui parler. Ses yeux sont toujours dirigés vers son inconnue, si déçue d'être précédée qu'elle se résigne à faire demi-tour.
— Oui ?
Sa voix trahit sa déception, mais il se force à paraître sympathique malgré les manières malpolies de son interlocuteur. Il regarde à son tour le client en bas de la scène, visiblement bien alcoolisé. Son verre tangue au fur et à mesure qu'il gesticule sans raison particulière. Il se tient au bord de la scène, mais Tom le voit déjà vaciller et tomber par terre d'ici peu. Les danseurs autour de lui s'éloignent pour éviter de se recevoir un coup ou qu'il ne renverse sa boisson sur eux. Sa tenue est moins contrôlée que les autres clients qui veillent à leur consommer d'alcool pour profiter de la soirée.
— Tu joues... merde, c'est quoi le titre déjà ?
L'homme d'une trentaine d'années lève son verre pour appeler son groupe d'amis. Quelques gouttes d'alcool giclent sur les danseurs les plus proches. Ils s'agacent mais aucun n'ose le faire remarquer. L'homme est trop ivre pour tenter toute reproche - et quelque chose dit à Tom qu'il risque de mal le prendre.
— Le rap, là, celui qui va hyper vite...
Il fait mine de se creuser la tête mais boire une nouvelle gorgée d'alcool ne va pas aider sa mémoire. Son comportement agace le chanteur qui lève la tête pour tenter d'apercevoir son inconnue. Celle-ci est retournée à l'autre bout du club, mais elle vérifie la scène pour s'y rendre quand le chanteur sera enfin seul.
— Si vous n'avez pas le titre, nous allons demander à d'autres personnes de passer avant vous.
— Mais si, tu sais là, le dernier morceau de Eminem !
— Il en a beaucoup, souffle Tom.
— Allez, aide-moi ! Joue une de ses chansons ! N'importe laquelle !
Cela ne dérangerait pas Tom d'interpréter un morceau de Eminem. Ses titres sont généralement aimés par le public et ses amis apprécient d'en jouer de temps à autres pour dépasser leurs limites. Cependant, Tom n'a aucune envie d'accepter la demande de ce client. Ses manières l'énervent et lui font perdre du temps. À cette heure, ils devraient être en train d'interpréter une nouvelle chanson. Le public s'impatiente déjà de la prochaine musique.
— Ses chansons ne sont pas dans notre répertoire, désolé, ment-il.
Tom se lève pour écourter la discussion, débarrassé de l'homme. Enfin, c'était ce qu'il croyait.
Au moment de se relever, Tom sent une résistance à son bras. Une résistance de plus en plus forte et qui le tire brusquement sur le bord de la scène. Quand il se rend compte qu'il s'agit du client qui serre son avant-bras, Nolan accoure déjà vers lui. Tom se rattrape avant de perdre l'équilibre, mais il ne peut se défaire de l'emprise que l'homme a sur lui. Sa poigne est si forte que Tom n'arrive pas à reculer, comme si l'alcool décuplait sa force. Pourtant, il ne le tient que d'une main - sa seconde main concentrée à ne pas renverser la bière. Quand le visage du client se rapproche du chanteur pour montrer sa contrariété, Tom aperçoit le changement radical de comportement. Des sourcils froncés, une mâchoire contractée, et des yeux noirs profonds témoignant de sa colère.
— Sérieux ? crache-t-il. Tu vas me faire croire que tu ne connais pas une seule de ses musiques ?
Nolan intervient à temps avant que le client ne tire Tom une fois de plus par le bras. Le bassiste s'interpose entre eux et parvient à libérer son meilleur ami. Le premier réflexe de ce dernier est de vérifier que sa guitare n'a pas été endommagée. Heureusement pour lui, il a eu le réflexe avant de s'accroupir de placer son instrument dans son dos - et c'est sûrement ce qui la sauvé.
— Tu ferais mieux de t'éloigner, on jouera peut-être ta chanson plus tard, explique Nolan.
— Jouez-la maintenant, vous êtes là pour ça ! s'écrie l'homme.
— Pas dans ces conditions.
Nolan cherche du regard la serveuse qui les a accueilli. Occupée avec des clients, son attention est portée sur les nombreuses commandes et autres demandes qui s'accumulent. Elle garde son rythme, se faufilant entre les tables et danseurs, sans se soucier de la performance musicale. Seul le barman s'aperçoit de la scène de l'homme. Avant que l'incident n'aille plus loin, il abandonne son poste, mais son intervention est inutile. L'homme ivre part de lui-même, agacé. Ses gestes brusques font éloigner les danseurs les plus proches qui ne veulent pas être entraînés dans cette histoire.
— Allez vous faire foutre, je ne reviendrai pas dans ce foutu club !
Pour remercier le barman bien qu'il n'a pas pu arriver à temps, Nolan lui fait signe de la main. Tom s'étire le bras, ressentant encore la chaleur de la pression exercée mais aucune douleur particulière. Sans l'intervention de son meilleur ami, un hématome aurait marqué son bras.
— Merci, lance-t-il à Nolan.
Souriant, Nolan pose sa main sur l'épaule de son ami. La soirée s'annonçait bien, il redoutait que l'ambiance du Moonlight soit gâché par un ivre. Il est rassuré que la situation soit réglée, mais il conclut la scène un peu trop tôt.
— Groupe de merde ! hurle l'homme à travers la salle.
Les voix se calment pour faire résonner son mécontentement. Cette fois-ci, c'est la quasi-totalité des clients qui s'intéressent au conflit. Une première pour le Moonlight, réputé pour sa bonne fréquentation, mais cela ne les empêche pas à s'amuser à nouveau. En quelques secondes, les discussions reprennent, oubliant l'incident précédant. Les commandes de boissons affluent tandis que le barman se remet au travail. Les lumières se balancent sur la piste de danse qui se remplie à nouveau. Les néons roses et bleus effacent leur mauvaises pensées pour n'amener que la musique dans leurs têtes.
Tom profite de ce court moment d'accalmie pour rechercher son inconnue. Ses yeux parcourent la foule, le bar puis les banquettes. Sa silhouette ne lui revient pas, comme perdue dans la masse. Attiré par un client au bord de la scène, il écourte sa recherche. Déçu de ne pas la retrouver, il espère qu'elle n'est pas partie sans être venu lui adresser la parole, comme elle allait le faire. Et si l'incident l'avait effrayé ? Son cœur le craint.
— Vous connaissez du Woodkid ? se renseigne le client.
— Oui, on a Run Boy Run.
— Parfait ! Vous pouvez la chanter, s'il vous plaît ?
Tom préfère ces personnes qui demandent une faveur comme un enfant réclamant des bonbons à ses parents. Avec leurs yeux doux et leur voix timide, Tom ne peut rien leur refuser.
— Sans problème.
— Merci !
Tandis que le client sautille vers la piste de danse, une quinte de toux prend soudainement Tom. Cette fois-ci, le jeune homme n'arrive pas à la retenir. À chaque toux, la boule démange davantage sa gorge. Bien qu'il soit de dos, il sent le regard perçant de Nolan sur lui. Même sans le voir de face, Tom s'énerve déjà. Il a toujours détesté ce jugement permanent que son ami porte à chaque action.
— Tu vas bien ?
— Ça va, réplique Tom avec une voix dure.
— Tu ferais mieux d'aller voir un médecin, ça fait longtemps que tu traînes ces maux de gorge.
— Un bonbon au miel ? intervient Ugo.
— Ça va, j'ai dis.
L'agacement dans sa voix frappe Ugo comme au début de soirée. Il espérait que ce n'était qu'une mauvaise phase, comme à leur arrivée, mais il avait tort. La mauvaise humeur de son ami est toujours là. Seule les chansons réussissent à l'apaiser. Le batteur croise le regard de Nolan, levant les yeux ciel. Ils abandonnent tous deux leurs remarques pour s'attaquer au nouveau morceau.
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