Chapitre 8 - Xenon (Partie 3)
Plongé dans ses pensées, Xenon patientait dans le couloir. Il se tenait devant l'entrée de sa cabine, encadré par six Cols Rouges au garde à vous. Les autres délégués, affectés d'un mutisme pesant, attendaient eux aussi. Depuis leurs chambres, des grognements s'échappaient : Lhortie, excédée, fouillait leur contenu avec l'aide du Sous-Lieutenant Foliot et tous les deux s'invectivaient d'une porte à l'autre à mesure que progressaient leurs recherches. Que comptaient-ils dénicher en les dérangeant à une heure si tardive ? Le lieutenant ne leur avait rien révélé. Aussi, lorsque Xenon avait voulu se renseigner, elle l'avait sommé de se taire. Gêné, il avait baissé la tête. Inutile d'étudier le compendium pour apprécier ses ordres ; son teint rougi et sa voix acariâtre incitaient naturellement à la soumission, même lorsque la jeune femme s'adressait à un Chitine.
« Pauvre lieutenant », s'inquiéta ce dernier.
À plusieurs reprises, il l'avait vue, assaillie par de violents accès de rage. Elle grommelait, murmurait, s'agitait en tous sens, envoyait valser les draps et les tiroirs. Ses lèvres tordues par la colère vomissaient des injures sans se soucier de la terreur qu'elle provoquait alentour. Son chignon s'ébouriffait un peu plus à chaque hurlement blasphémé et chaque objet inventorié. Depuis maintenant cinq bonnes minutes, elle explorait la cabine du Manticore de Lycie, juste en face de celle de Xenon et sa fureur enflait à chaque nouvelle seconde passée à l'intérieur, à chaque échec rapporté par Foliot qui, inlassablement, se bornait à commenter son avancée.
« Rien, chef !
— Bordel ! répondait Lhortie.
— Encore rien du tout, chef !
— Foliot, taisez-vous !
— Là non plus, chef !
— Mais vous allez la fermer ? »
Entre la cabine de Xenon et celle du Manticore, les interjections pleuvaient. Le jeune carabin de Lycie frémissait à chaque nouveau hurlement. À sa droite, inflexible dans sa bure coutumière, le Renonciateur ponctuait l'échange de réflexions inaudibles. Une lourde odeur d'encens se répandait depuis sa cabine, chargeant l'atmosphère de notes écœurantes. Personne ne l'avait encore fouillée, comme personne n'avait encore touché à la chambre de Mobius. Le pauvre bougre, emmailloté d'une chemise de nuit qui lui tombait sur les genoux, attendait son tour. D'une main timide, il refrénait des bâillements, son bonnet solidement enfiché sur son épaisse tignasse blonde.
« Tout ce cirque n'a aucun sens », s'étonna Xenon.
Il savait qu'il n'avait rien à craindre, qu'il n'avait rien à se reprocher. Pourtant l'énervement du lieutenant se communiquait en un profond malaise que tout le monde ressentait. Il suffisait d'un soupçon, d'un regard de travers, pour que la situation s'emballe. L'immunité conférée par le statut de délégué n'y changeait rien. Sa furie délirante dépassait toutes ses considérations sociales à l'égard des voyageurs. Dans son état, elle pouvait très bien, d'un moment à l'autre, se retourner vers lui et le descendre plus bas que terre, le maudire sur plusieurs générations.
Xenon sentit ses organes trembler rien qu'en l'imaginant.
« Pourquoi je m'en fais à ce point ? se raisonna-t-il. Je suis innocent. »
Mais innocent de quoi ? Pour s'en persuader, Xenon déroulait le fil de ses faits et gestes, de ses allées et venues à bord du Présage. Après tout, il aurait pu commettre une maladresse quelconque, une erreur de jugement. Depuis l'heure du dîner, il n'avait pas bougé de sa cabine et encore moins fermé l'œil. Les siestes qu'il effectuait en journée suffisaient à le maintenir éveillé toute la nuit. C'était ainsi chez les Chitines troglodytes. Le cycle solaire n'influençait pas leur besoin en sommeil. L'exemple le plus flagrant concernait les ouvrières. Travaillant sans relâche, elles ne s'accordaient qu'une heure de repos quotidien. Le reste du temps, elles économisaient leurs forces et la répartissaient de manière équitable pour accomplir leurs besognes. À l'opposé, leur Gyne, la reine, dormait jusqu'à neuf heures par jour, là où Xenon en cumulait quatre. Un vrai casse-tête pour recouper les emplois du temps, s'imaginaient les peaux molles. Pas du tout ! La mécanique bien huilée des colonies chitines ne s'embarrassait pas de planification. La solution résidait dans leur horloge interne en équilibre constant avec l'ensemble de leurs congénères. Qu'advenait-il alors des individus isolés comme Xenon ? Ils se raccrochaient à leurs connaissances et à leur expérience du monde extérieur.
« Suivre son instinct, se répéta Xenon.
— Rien chez Pentagua, chef ! » lança Foliot en direction de Lhortie.
Rien ? Rien du tout. Il n'a vraiment rien trouvé ? Le sous-lieutenant sortit de la cabine du Chitine. Xenon respirait enfin. Le poids qui lui comprimait les poumons s'évapora. Il avait été si bête de s'inquiéter comme ça. Il se laissa aller à savourer ce sentiment, à percevoir la plénitude sous sa cuticule.
« Occupez-vous de la suivante ! » hurla Lhortie.
Elle extirpait une lourde malle de sous la couchette du Manticore.
« Oui, chef ! »
Foliot s'engouffra alors dans la chambre de Mobius.
« Ça fouette là-dedans ! C'est quoi cette horreur ?
— Un petit accident d'eau de toilette ! » confia Mobius, honteux.
Des sourires se dessinèrent dans l'assistance – Xenon s'en attrista –, mais bien vite, les visages moqueurs s'effacèrent, happés par le souffle du vent qui s'échappait de la cabine ; Foliot venait d'ouvrir le hublot. Une odeur désagréable, portée par les courants d'air, se déversa dans le couloir. À cheval entre les embruns iodés et l'opulence du santal, elle décrochait des grimaces aux troupiers. Tous se couvrirent le nez à l'exception du Renonciateur qui resta impassible.
« Je suis désolé ! » se blâma Mobius en reniflant.
Penaud, il se fit tout petit, à tel point que plus personne ne se préoccupa de lui. Même Xenon préféra s'éloigner de quelques pas. Sa concentration se voyait mise à mal par ces effluves aussi puissants et nauséabonds. Ses pensées se troublaient. Il se figea. Ce larsen olfactif l'empêchait de perpétrer les mouvements artificiels qu'on lui avait enseigné. Ainsi, il redevenait un Chitine, immobile, primitif et sans émotion apparente, un insecte incompris par les autres créatures. C'était le noir complet. Tout chavirait. Ses sens s'évanouissaient un à un au profit de son seul odorat, pris d'assaut par d'innombrables nuances qu'il ne pouvait plus analyser, découper ou détailler. Plus rien n'existait. Son monde se résumait à un crescendo de notes fétides, un grésillement suffocant. Puis, progressivement, l'air se fit plus léger. La réalité redevint tangible et ordonnée. Xenon retrouvait ses esprits.
Autour de lui, personne ne se rendit compte de son état. Il s'était simplement statufié, en transe, dans une position toute naturelle jusqu'à ce qu'il regagne le contrôle de lui-même, jusqu'à ce que les joutes verbales entre Foliot et Lhortie reprennent le dessus sur l'eau de toilette de Mobius.
Rien de plus normal en somme.
Xenon s'était accoutumé à toutes ces agressions dont les peaux molles n'avaient pas conscience. La fumée d'une cigarette, les flatulences acides des troupiers, les fragrances voluptueuses. Toutes ces choses qui donnaient vie à leur monde, à leur culture et leurs mœurs. Toutes ces choses qui pouvaient s'avérer handicapantes pour un Chitine. Pourtant, malgré la gêne, rien n'entamait la curiosité de Xenon et il s'empressa ainsi d'analyser les dernières émanations du parfum dissonant, toujours en suspension : Marécage en bord de mer. Lotus fleuri empêtré dans l'humus. Écume planant au-dessus des cimes. Dans toute cette cacophonie, il ne distinguait que deux thèmes. Le premier, aquatique, sonnait comme une rengaine iodée, un hymne à la fraîcheur. Le second se terrait. Enivrant et âpre, il rappelait les sous-bois dans ses notes les plus fortes, l'encens des Capites.
« S'il a deux thèmes, y a-t-il une seule source ? » songea Xenon.
Puis il se concentra un peu plus.
« Oui, une source. Exactement une source. »
L'odeur s'échappait uniquement de la cabine de Mobius. Que cachait-il ? Était-ce une coïncidence ? Lui, un Renonciateur ? Quelle idée saugrenue ! Mobius, jouer la comédie, feindre la maladresse, l'angoisse, le stress, de la même manière que lui, le Chitine, affichait mécaniquement des sentiments sur son visage ? Il devait bien exister une explication. Dans une autre situation, il l'aurait interrogé, mais là... tout le monde autour attendait que le lieutenant décompresse.
« Après tout, il n'y a aucune urgence ! se raisonna Xenon. Je lui en toucherai deux mots au petit matin.
— Rien de ce côté non plus, bordel ! » gronda Lhortie.
Elle sortait de la cabine du Manticore. Sur la route vers celle du Renonciateur, elle s'arrêta net, le regard droit. Les troupiers la scrutaient, éberlués par cette hargne qui inondait l'atmosphère. Tous la ressentaient.
« Qu'est ce que vous lorgnez comme ça ! » lança-t-elle.
Ils baissèrent la tête. Furibonde, elle disparut dans la chambre. Xenon ne la reconnaissait plus. Pour que Lhortie en vienne à ces extrémités, l'affaire devait avoir une importance capitale. Pourquoi garder le secret ? Pour éviter la panique, alors que le lieutenant la provoquait en s'agitant au quatre vents ? Et quel intérêt à fourrer son nez dans les affaires des délégués ?
Xenon s'approcha du groupe de troupiers en faction.
« Qu'est-ce qui lui arrive ? murmura-t-il, mimant l'interrogation.
— Elle a bu un café avant de venir ! lança le premier en chuchotant.
— Ça lui remonte l'asticot à l'envers ! dit le second.
— C'est surtout qu'elle est encore toute rosse ! ajouta le troisième.
— Rosse ? »
Xenon ne comprenait pas tout, mais ça avait l'air grave.
« La réunion de relève a tourné en eau de boudin et puis...
— Et puis elle est de mauvais poil ! C'est tout ! conclut l'un deux subitement.
— Carnequin ! Haubert ! Busc ! » hurla Lhortie.
Ils sursautèrent.
« Vous croyez que j'ai de la merde dans les oreilles ?
— Non, chef ! crièrent-ils tous en chœur.
— Une heure de plus pour chacun !
— Qu... » tenta Carnequin.
Mais Busc lui administra une dégelée dans les côtes.
« A vos ordres, chef ! »
Xenon les vit soupirer, se jeter des regards pantois. Décidément, les troupiers, tout comme le Lieutenant Lhortie, cachaient maladroitement leur inquiétude. Les autres délégués, qui avaient assisté eux aussi à la scène, ne bronchaient pas. Mobius se tripotait les mains nerveusement. Le Manticore se fascinait pour les poutres métalliques qui soutenaient le plafond. Quant au Renonciateur, il semblait éteint.
« Foliot, ça donne quoi chez ce mollasson de Baladrek ?
— Rien non plus, chef ! »
Mobius souffla. Xenon sentit son cœur s'emballer lui aussi, heureux que son nouveau compagnon ne soit pas en tort. Pendant ce temps, Strax arrivait depuis le salon, l'air contrit. Lorsque Lhortie le vit débouler dans la cabine du Renonciateur, elle arrêta son ramdam et lui céda toute son attention.
« Alors ? lança-t-elle âprement.
— Ballon et nacelle des nouveaux, lança Strax, essoufflé. Rien à signaler ! »
Lhortie ferma les yeux en serrant les poings.
« Il n'y a donc qu'une seule solution... »
Sa mâchoire se rétracta ; elle ruminait sa colère.
« Disposez Strax ! » cracha-t-elle.
L'homme affichait une mine déconfite.
« Haubert, Busc, Carnequin !
— Oui, chef ? répondirent les trois soldats.
— Conduisez la délégation d'Apostasis jusqu'à une cellule. »
Ahuris, les troupiers jaugèrent le Renonciateur.
« C'est un ordre ! » hurla Lhortie.
Son chignon se détacha complètement, dévoilant une chevelure ébouriffée qui tombait en cascade sur ses épaules. Quelque chose ne tournait pas rond dans sa voix. Une note forcée que Xenon ne lui connaissait pas. Le Chitine avait cette étrange impression qu'elle tentait d'agir contre elle-même, qu'elle se débattait dans la mélasse à grand renfort de hurlements.
Les trois troupiers s'approchèrent, le fusil frémissant pointé vers la créature.
« Veuillez nous... commença Haubert, incommodé.
— Veuillez nous suivre ! compléta Busc les yeux baissés.
— Nous vous suivons ! » répondit le Renonciateur d'une voix monocorde.
De son pas lent et immuable, il s'avança entre les délégations stupéfaites, suivi des soldats désemparés par la décision de Lhortie. Xenon en avait conscience. Elle soufflait sur les braises de son propre bûcher. Qu'avait-elle derrière la tête pour s'en prendre à cette force inviolable ? En trois cent ans, les Capites avaient péniblement grappillé quelques places au Conseil de l'Enclave : cinq sièges exactement, qui leur assuraient, dès lors, un afflux de nouvelles recrues, là où, en cent ans, Pentagua en avait rapidement obtenu trois. Ces cinq sièges au Conseil signifiaient l'attribution de cinq conseillers, désignant chacun une délégation missionnée pour embarquer dans une Arche différente et accueillir, pour le cas d'Apostasis la Morte, jusqu'à une soixantaine de nouveaux arrivants parmi les milliers qui parvenaient jusqu'ici chaque année. Devant ces chiffres vertigineux, le Présage 101 faisait pâle figure avec ses huit rescapés : deux par déléguation présente à bord. Malgré cette différence d'échelle, l'enjeu restait le même pour ce coucou archaïque que pour les Arches plus imposantes. Ainsi, en touchant à une délégation, Lhortie s'attaquait à l'équilibre qui, depuis deux millénaires, impactait directement la démographie des villes, lesquelles attendaient, impatiente, d'offrir l'hospitalité à leurs futurs ressortissants. Avec cette action inconsidérée, le lieutenant transgressait par la même occasion l'immunité religieuse des Renonciateurs. Deux entorses en une seule décision pouvant entraîner de multiples conséquences. Xenon préféra ne pas y songer. Il se raisonna, pensa à l'Enclave et à sa toute puissance. Il fallait lui faire confiance, croire en ce choix obscur, ordonné par cette seule représentante de l'autorité.
« C'est fini pour ce soir ! » assena-t-elle en direction des autres délégués.
Personne ne chercha à discuter. Xenon aurait voulu comprendre. Des dizaines de questions fusaient en tous sens. Il aurait voulu parler à Mobius de cette étrange odeur, mais tout le monde piquait du nez, restait campé dans ses retranchements, brûlé à vif par les colères du lieutenant. Il les questionnerait demain peut-être, après qu'ils se soient reposés, après une bonne nuit de sommeil comme en avaient besoin les peaux molles.
À l'autre bout du couloir, juste avant de monter les escaliers, le Renonciateur se tourna vers eux. Les soldats qui l'accompagnaient se figèrent, le doigt sur la gâchette. La bouche couverte de cicatrices de la créature s'étira en un large rictus. Xenon n'en saisissait pas le sens, mais l'ambiance de mort qui en résulta l'atteignit lui aussi. Une onde grouillante naissait dans les tripes de chacun, une peur primitive et sauvage aux miasmes innommables.
Enfin, avant qu'il ne disparaisse, quelques mots rocailleux s'échappèrent.
« À bientôt Mobius Klein ! »
Tous se crispèrent et les troupiers le pressèrent d'avancer.
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