Chapitre 7 - Strax (Partie 2)
Le tour de garde à l'intérieur du ballon fut bref, réalisé les yeux fermés.
Là-haut, sous la toile et les poutres, les structures fredonnaient une mélodie caverneuse au tempo erratique. Parfois, les accents cuivrés s'emballaient, provoquant ainsi la désagréable sensation que le squelette de métal pouvait céder sous la pression. D'autres fois, les grincements se répondaient à la manière des glaciers comme un craquement sourd et lointain se diffusant par écho. Au milieu des vibrations et des percussions, Strax n'entendit pas l'homme qui se faufilait derrière lui. D'intersection en intersection, celui-ci avait cheminé sournoisement dans son sillage, en progressant d'une coursive à l'autre, en suivant les longitudinales et les transversales, toutes ces lignes droites qui permettaient aux troupiers de déambuler librement autour des ballonnets qui formaient le zeppelin.
Après deux chansonnettes entonnées à tue-tête, un arrêt vidange de vessie dans un coin discret et quelques crachats par-ci par-là, Strax avait atteint la poupe du Présage 101. Bercé par le vrombissement infernal des hélices, il redescendit vers le couloir jouxtant le compartiment des machines. À peine eut-il mis pied à terre que l'homme l'imita, s'invitant à bord, se glissant dans la pénombre. À grand renfort d'un tour de volant et d'un brusque coup d'épaule, le troupier accéda à l'intérieur de la pièce. L'autre hésita à continuer. L'air devint palpable, chargé de suie volatile. Elle se collait à la peau et aux paupières, enduisait les cheveux. Lorsque Strax s'avança jusqu'au balcon qui dominait les lieux, l'homme le suivit discrètement en réfrénant un éternuement dans le creux de son coude.
La fournaise qui y régnait ici le surprit.
Au niveau inférieur siégeait une énorme chaudière, fière et ventripotente. Deux foyers la réchauffaient et éclairaient le compartiment d'une lueur rougeoyante. Un troisième rayonnait faiblement ; son feu était à l'agonie. Au-dessus du cylindre, les courroies et les pistons du moteur entraînaient les hélices dans une cadence palpitante, un rythme assourdissant et régulier appuyé d'un ronronnement traînant. Il suffisait de cinq courtes minutes passées dans la salle des machines pour que la frénésie vous marque. Alors, lorsqu'un mécanicien se voyait affecté ici, il savait qu'il inviterait les battements entêtants à envahir ses songes, que ceux-ci rythmeraient le silence de ses heures de repos et qu'ils transformeraient, petit à petit, ses paroles en des gémissements gueulards.
Strax grimaça. Étourdi par l'ambiance sonore qui le frappait de plein fouet, il chercha du regard le chauffeur chargé d'alimenter la combustion.
« Hey ! » cria-t-il, les mains en porte-voix.
Tirant profit du vacarme, l'ombre se glissa dans la cage d'escalier menant à l'étage en dessous. Derrière leur grille, les foyers crachèrent quelques flammes.
« Ferme-moi cette saloperie de porte ! sonna une voix zozotante en contrebas.
— Je te rends visite et tu me gueules dessus ? »
Les hurlements des deux troupiers surpassaient l'orchestration mécanique.
« Tu voudrais quand même pas que les hélices s'emballent ?
— C'est bon ! J'y vais ! » répondit Strax en s'exécutant mollement.
Du haut de son mètre cinquante, un lézard se présenta alors, une pelle à la main, depuis l'arrière-salle où l'on entassait les réserves de coke, un dérivé du charbon utilisé à bord du Présage. Proche du gecko dans ses formes, la créature avait revêtu un simple tablier noirci par la poussière. Sa peau écailleuse et verdâtre arborait des zébrures mordorées de la pointe de sa queue jusqu'à ses narines proéminentes. Ses yeux jaunes et globuleux se plissèrent. Malgré la crasse qui le recouvrait, Strax le reconnut sans problème. C'était l'un des deux Sauriens en faction à bord, l'un des rares individus de son espèce qui avait su se faire une place parmi les Cols Rouges.
« Une petite pause, Chester ? proposa Strax en exhibant sa tabatière.
— Je viens de commencer mon service ! » répondit l'autre.
Il articulait difficilement. Sa voix sifflait.
« Allez ! Tu vas pas faire ça à un vieux poto. C'est ma der de la journée ! »
Embêté, Chester dodelina de la tête. Sa queue suivait son mouvement.
« D'accord ! » souffla-t-il.
Le lézard déposa sa pelle contre le monticule de coke et s'approcha des foyers. Sans qu'aucun d'eux ne s'en aperçoive, l'ombre se cacha dans l'arrière-salle pour les observer. Strax, lui, descendit les escaliers quatre par quatre. La sueur perlait sur son front huileux. Chester nageait dans son élément. Les Sauriens affectionnaient ces températures éprouvantes pour les Humains.
Strax lui tendit sa tabatière grande ouverte.
« T'as pas plutôt une fumante ? Tes trucs à mâcher... j'm'en passe volontiers !
— Une roulée ?
— Et comment... !
— T'es verni, mon petit ! J'ai des réserves. »
Strax déboutonna sa veste pour se mettre à l'aise et en extirpa un autre étui. Sa chemise lui collait déjà à la peau.
« Par contre, j'ai pas de feu », commença-t-il en se redressant.
Puis il mima la posture du lieutenant.
« Interdit pendant le service, Strax ! »
Son intonation sonnait aussi sèchement que celle de Lhortie. Chester sourit devant ces pitreries. Ses babines se retroussèrent au-dessus de ses dents pointues.
« Toujours dans tes jambes celle-là ? » zozota le lézard en attrapant l'étui.
Il glissa un tisonnier dans l'un des foyers.
« Toujours ! Faut croire que je suis le seul à désobéir aux ordres.
— Elle va vite sauter, de toute façon...
— S'tu l'dis ! C'est pas moi qui m'occuperai d'elle ! » se moqua Strax.
Puis il s'essuya le front du revers de la manche ; la chaleur l'étouffait.
« D'après toi, pourquoi ils l'ont mise aux commandes de cette carcasse ?
— C'est pas trop mon problème, tant qu'on nous paie. »
D'une main, Chester attrapa le tisonnier rougi. De l'autre, il alluma sa cigarette tout en tirant une première bouffée. L'ombre qui les observait trépignait.
« Ouais, tant qu'on nous laisse boulotter gratis ! » dit le Saurien.
Sa voix s'assourdit dans les volutes de fumée qui lui sortaient des narines.
« T'façon, je crois qu'après ce voyage, c'est fini pour moi, lança Strax.
— Elle va te mettre aux arrêts ?
— Non, j'vais m'y mettre tout seul. Trouver un truc pépère pénard ! Pépère pinard !
— Je vois déjà ça d'ici ! Egydön, quartier des Blanchisseuses.
— Des femmes à lever, du jeu et de la bonne biture ! » ajouta Strax, rêveur.
Chester tira une seconde bouffée tandis que l'autre décollait sa chemise imbibée de transpiration. Celui-ci bénissait son poste. À côté de ce capharnaüm sonore et poussiéreux, les chants du ballon lui apparaissaient comme mélodieux. Derrière eux, l'ombre se saisit d'une pelle. Le tintement du métal passa inaperçu.
« Sinon, Winch a bien trimé, dit Chester. Vous avez eu raison de l'embrigader.
— Ça te fait de la compagnie : t'es plus le seul lézard.
— Grâce à lui, j'ai plus qu'à faire la jetée avant de tout récurer.
— Bien !
— Tu veux voir ?
— Vas-y ! Balance tout ! »
Chester traîna vers lui un seau d'eau stocké sur le flanc de la chaudière, souleva la haute grille coulissante du foyer à l'agonie et y versa le liquide. Attentif, Strax observa les dernières braises mourir en chuintant dans une épaisse fumée grisâtre, puis Chester actionna un levier planté au sol. Dans un crissement, le fond bascula, s'ouvrant sur le vide et libérant son contenu. Eau et mâchefer sombrèrent hors du Présage. Les deux troupiers se penchèrent à l'intérieur du foyer pour observer les résidus s'évanouir dans la nuit.
Avant même qu'ils ne se retournent, l'homme se tenait dans leur dos comme un hostile fantôme prêt à les faire sombrer dans l'oubli. Du coin de l'oeil, Strax vit une pelle fendre l'air pour venir s'écraser de tout son plat sur le crâne du Saurien. De surprise, le troupier en avala sa chique. Son collègue, sonné, plongea la tête la première dans le vide et disparut par l'orifice béant. Strax n'eut pas le temps de réagir. Il sentit le manche sur sa glotte. Ses pieds se soulevèrent du sol. Devant lui, le néant lui tendait les bras. Dans l'étouffante chaleur ambiante, il suffoquait. Jouant des coudes, il chercha désespérément à s'agripper à la vie, à un rebord, à son agresseur, rien qu'à un bout d'espoir qui l'empêcherait de basculer lui aussi. Il y parvint. Entre ses doigts, il serrait un morceau de tissu noir. Il tira de toutes ses forces, mais l'autre ne pliait pas.
« Lâche... Kof kof ! Raaah ! s'époumona Strax.
— Du calme ! » murmura une voix sèche à son oreille.
Strax projeta sa tête en arrière. L'agresseur réaffirma son étreinte.
« Tu veux rejoindre le lézard ? »
L'air lui manquait. Comment se défendre ? Sa baïonnette. Sur son fusil. Son fusil. Dans son dos. Impossible. Il se voyait déjà tomber, puis tomber encore. Combien de temps avant qu'il ne s'écrase dans les montagnes ? Combien de temps avant qu'on se rende compte de son absence ? Personne ne le retrouverait. Personne. Et cette sueur, cette poisse, ces miasmes poussiéreux dans le fond de sa trachée. Le tabac acide dans son estomac. Ses tempes explosaient.
Il se détendit.
« C'est bien ! » s'amusa l'homme.
Strax retrouva enfin ses appuis. Une vague de chaleur s'engouffra dans ses poumons. Le rythme du moteur lui vrillait le crâne. Il vacillait, exhalait, toussait à s'en arracher les bronches. Le manche demeurait toujours sur sa gorge comme un avertissement, prêt à endiguer toute tentative de rébellion.
« Merde... kof ! grommela le troupier. Balancer Chester par la proue...
— Réponds juste à ma question, imbécile ! assena son bourreau.
— ... et poser une putain de question ? C'est quoi ce taré ! »
Strax sentit un genou s'enfoncer dans le creux de ses reins. Il grimaça.
« Où est l'Eau ?
— C'est une blague ? Quelle eau ?
— L'Eau pour se souvenir !
— L'Eau de Révélation ? » tenta Strax.
L'agresseur se tut quelques secondes.
« C'est sûrement ça... !
— Pourquoi est-ce qu'on la transporterait ? D'où il débarque ce gonze ? »
L'étreinte s'estompa. La voix s'emballa, stressée.
« Mais... »
Strax n'osa pas bouger un cil.
« Mais... En quelle année sommes-nous ? »
— Quoi ? »
Le manche se pressa contre sa gorge. Strax hoqueta.
« Kof... ! En quatre-vingt-seize ! En... kof... quatorze cent quatre-vingt-seize ! »
L'autre resta muet.
« C'est quoi ce mec ? » s'étonna le troupier.
Et, comme l'étreinte flancha soudain, Strax vit l'occasion de reprendre le dessus sur la sitution. Des deux mains, il tira sur la pelle. L'homme lâcha prise. Le soldat pivota sur lui-même. Instinctivement, il brandit son arme de fortune et tenta un coup d'estoc pour forcer l'agresseur à reculer. L'autre ne bougea pas. Il ne chercha pas non plus à se défendre. Le tranchant déchira le tissu, se bloqua entre ses côtes. Quelle efficacité ! Sa peau livide, son aura malsaine, son immobilité maladive. Tout s'accordait au costume d'un Renonciateur. Pourtant, un détail clochait : ces lèvres impeccables n'affichaient aucune scarification rituelle. Étrange ! L'homme souriait, emmitouflé dans sa bure noire. Et, ça aussi, ça n'avait rien d'habituel pour un Capite.
« Hmm... Je t'avais pourtant dit de rester sage !
— Oh... ! »
Malgré la moiteur ambiante et la chaleur des foyers voisins, Strax sentit une peur glaçante lui enserrer les tripes. Face à lui, le Renonciateur attrapa à son tour le manche de la pelle enfichée dans son torse. Violemment, il se projeta en avant. Ses côtes se brisèrent dans l'impact. Strax, désemparé par l'attaque, trébucha en arrière dans l'ouverture du foyer. Le manche s'enfonça dans son ventre bedonnant. Sa tête cogna le rebord. Ses jambes basculèrent derrière lui. Le néant l'avala tout entier.
« Tss ! » s'exaspéra l'assaillant en arrachant la lame de son torse.
Puis il s'éloigna en clopinant vers l'intérieur du dirigeable.
Strax, sonné et pendu à la lanière de son arquebuse, flottait dans le vide. L'arme bloquée dans l'ouverture l'avait sauvé d'une mort certaine et anonyme. Mais pour combien de temps ? Dans la salle des machines, les foyers crachèrent quelques flammes. Il n'y avait plus personne pour s'en occuper.
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