Chapitre 7 - Strax (Partie 1)
Le Présage 101, Arche de l'Enclave, voguait sur la lourde atmosphère. La toile de son gigantesque ballon oblongue rougissait, effleurée par les derniers rayons du soleil couchant. Quadrillé de mille poutres métalliques, longerons, cadrans et haubanages, il entraînait dans son avancée la nacelle arrimée à sa quille. Au coeur de cet étui ponctué de hublots scintillants, l'obscurité naissante invitait les voyageurs à trouver le sommeil. Les Cols Rouges, quant à eux, s'affairaient encore comme les infatigables rouages de cet engin volant. Loin derrière ses hélices rugissantes, derrière les lames de son gouvernail, la région qu'on nommait Couronne de Cendre dépeignait ses derniers tableaux apocalyptiques. En suivant la direction du nord, les volcans élimés s'évanouissaient un à un, supplantés par les courbes accidentées des chaînes montagneuses où la neige n'osait pas s'aventurer. Au fur et à mesure de l'avancée du ballon, les fumerolles et les crachats magmatiques s'épuisaient, se figeaient au pied des premières traces d'une vie primaire et obstinée. Composée essentiellement de ronces cyclopéennes, elle s'agrippait aux pentes rocheuses, enlaçait les sommets, tutoyait les nuages et s'affalait dans un imbroglio infernal, une épaisse chevelure épineuse donnant à ces reliefs l'aspect de titans endormis.
Le Présage maintenait le cap vers sa première étape : Baladrek.
Aussi robuste qu'il pouvait l'être encore après des décennies de service, chahuté par les puissances aériennes, il chevrotait mais restait digne. Il avait progressé paisiblement depuis l'embarquement à la Griffe Noire et avait laissé à ses passagers le loisir de prendre l'air sur ses passerelles extérieures.
Mais il n'était plus l'heure pour ces menus plaisirs...
« Pas pendant le service, mon cul ! » grommela Strax.
D'un coup de pied, il referma la lourde porte donnant accès à la passerelle de proue. Un vent chaud s'engouffra sous son képi. D'une main assurée, il s'en saisit avant que les bourrasques ne l'emportent, puis le ficha dans sa ceinture et s'approcha de la rambarde de sécurité avec nonchalance. Le Lieutenant Lhortie le blâmait régulièrement pour son comportement, cette sale dépendance qu'il entretenait, son amour écœurant pour le tabac à chiquer qu'il consommait sans modération. Mais qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire à cette gourdasse ? C'était son dernier tour de garde et elle en remettait une couche...
Il se racla bruyamment la gorge et prit son élan.
« Foilà ch'que ch'en fais de ton coucou pourri ! » dit-il, la bouche pleine.
Tout en s'appuyant sur la rambarde, il cracha de tout son saoul un énorme glaviot brunâtre dont il suivit l'envol par-dessus bord, d'un regard intrigué. Il le vit alors tournoyer sur quelques mètres et, rabattu par le vent, s'écraser sur la carlingue.
« Une œuvre d'art », s'amusa-t-il.
Puis, comme un appel à la mutinerie, il sortit de l'une de ses sacoches un étui argenté, une simple tabatière dont il dévissa le couvercle. Du bout des doigts, il en extirpa un morceau d'une pâte humide, le roula en boule et se le carra confortablement sous la joue.
Strax ferma les yeux.
Il en frémissait déjà. La nicotine détendait ses muscles. Le goût mentholé du mélange lui rafraîchissait les tempes : chiquer provoquait un afflux important de salive qu'il fallait éviter d'avaler au risque de souffrir de maux de ventre ; chiquer tâchait les dents ; chiquer donnait mauvaise haleine ; chiquer n'était pas bon pour la santé ; chiquer cela ; chiquer ceci. Les médecins manticores avaient beau évoquer une liste phénoménale d'inconvénients et de symptômes, rien ne remplaçait le plaisir de l'instant. C'était son petit truc personnel. Un des rares qu'on leur laissait dans ce monde pourri, avec l'alcool et les filles. Quoique, pour ce qui était des filles,...
Strax grimaça en pensant au lieutenant, toujours tirée à quatre épingles. Puis d'une tape sur le torse, il affirma sa virilité, se redonna du courage.
« Au boulot ! »
Il resserra alors avec fermeté la lanière de son arquebuse et se prépara à gravir l'échelle d'accès au ballon. Autour de la porte qu'il avait empruntée pour sortir, des barreaux jalonnaient la tôle, cheminaient sur les poutres métalliques qui soutenaient la nacelle et s'engouffraient jusque dans le ventre rondouillard du Présage. Strax s'approcha, s'en saisit et commença l'ascension. Les Cols Rouges affectés aux transports aériens ne connaissaient pas le vertige ; il ne faisait pas partie de leurs attributions et encore moins de leur vocabulaire. Pour éviter les chutes, il suffisait d'un peu de bon sens, de se plaquer contre la structure et de progresser lentement tout en jaugeant les caprices du vent.
À quelques mètres de la passerelle, toujours agrippé aux barreaux, Strax en profita pour cracher son surplus de salive, puis il s'empressa de reprendre sa route pour disparaître dans les entrailles du dirigeable.
Là, tapi dans l'ombre, quelqu'un l'observait attentivement.
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