Chapitre 6 - Xenon (Partie 2)
Un plateau à la main, Xenon s'installa dans le réfectoire.
Avant d'entamer son repas, il se laissa submerger par les odeurs contrastées et discordantes qui envahissaient les lieux. Celles-ci s'échappaient d'une cuisine ouverte sur la salle commune où se mêlaient un équipage et des passagers affamés. Dans le local d'où sortait chaque assiette, un homme s'affairait, suant sang et eau, noyé dans les vapeurs qui montaient des casseroles. Il cuisinait courageusement, midi et soir, des menus variés, mais sommaires, qui s'accordaient aux goûts très hétéroclites des délégations et du personnel.
Mobius, en première ligne, s'apprêtait, lui aussi, à recevoir sa pitance.
« Votr'avoine ! » lui cracha le cuisinier.
Puis il déposa violemment un bol sur le comptoir d'où tenta de s'échapper un liquide blanchâtre avant d'y retrouver sa place. Mobius, médusé, agrippa son repas et se faufila alors dans la foule. La pièce, barbouillée d'une couleur safranée par les dernières lueurs du soir, vibrait des voix et du cœur de tous ces voyageurs. Xenon adorait ces ambiances chaleureuses, ces moments de liesse autour d'un bon repas qui réunissaient tous ces gens après une dure journée de labeur. Elles lui rappelaient vaguement une coutume chitine souvent considérée par les autres peuples comme trop intime : Un simple baiser durant lequel ses congénères s'échangeaient en toute complicité une partie du repas de la veille.
Xenon sourit intérieurement et avec complaisance. Il retrouvait ces sensations de partage. Il ne lui restait plus qu'à fermer les yeux, humer les odeurs qui s'emparaient alors de lui et la magie opérait. Bercé par le brouhaha, il se laissait aller aux...
« Excusez-moi ! » lança une petite voix.
Tiré de ses rêveries, le Chitine tourna la tête. C'était Mobius.
« Puis-je ? » demanda ce dernier, en pointant le siège du doigt.
Chaque mouvement avait son utilité.
« Avec grand plaisir ! » se réjouit Xenon.
Il se félicitait d'avoir capté la subtilité de cette question tronquée.
« Merci. Je ne voyais pas trop où m'asseoir », expliqua le jeune homme.
Puis, il s'installa timidement.
« Vous serez très bien à mes côtés. Vous avez pu récupérer convenablement ? »
Mobius commençait déjà son repas. Il déglutit.
« À moitié. »
Il ingurgita une nouvelle cuillerée.
« C'est déjà un bon point. La nuit suffira sûrement à vous requinquer.
— Je l'espère, répondit Mobius entre deux bouchées.
— Vous avez indéniablement meilleure mine. »
L'autre restait concentré sur son bol. La discussion s'enlisait. Attablé à leur droite, un troupier éclata d'un rire gras et communicatif, gratifiant ses deux collègues d'une généreuse tape sur l'épaule. Dans l'assistance, Xenon vit plusieurs visages s'illuminer. Mobius, lui, restait de marbre. Le Chitine tenta une autre approche.
« Vous êtes certain que ça se mange ? »
Mobius le dévisagea. Était-ce de l'agacement ?
« De l'avoine et du lait ? C'est ce qu'ils proposaient de plus digeste. »
Il porta une nouvelle portion à sa bouche.
« J'ai pris une salade, dit Xenon.
— Une salade...
— Oui, une salade de pucerons. »
Agglomérés en grappe, les insectes gigotaient, sans se soucier de leur funeste destin. D'un geste souple, le Chitine en envoya valser quelques-uns au fond de son gosier. L'acidité le fit frémir. Mobius réfréna une grimace. Il tentait de contenir ses sentiments, mais la pression qu'il s'imposait provoquait l'effet inverse. Ceux-ci débordaient par petite touche et son visage s'animait de tic nerveux. Xenon s'en trouvait troublé et bien incapable d'y capter les nuances. S'il avait affaire à de la surprise, il lui faudrait s'expliquer, à du dégoût, il lui faudrait s'excuser.
Le Chitine essaya la surprise.
« C'est un repas très simple, je vous l'accorde. Mais on y trouve tout ce qu'il faut pour rester en forme. Je suis sûr que ceux-ci ont été cultivés à Pentagua. Ils ont ce léger goût acidulé noyé dans le sucre que j'affectionne tout particulièrement. »
Mobius fit les gros yeux. Raté. Il s'agissait donc de dégoût.
« Il ne reste plus qu'à détourner l'attention », songea Xenon.
Puis il se râcla la gorge avant de lancer :
« J'ai toujours eu du mal à saisir pourquoi vous buviez encore le lait de vos femelles. Vous voudriez bien m'éclairer sur ce point ? »
Le jeune homme ne l'écoutait déjà plus. Enfermé dans sa bulle, il avait entrepris de récurer son bol de fond en comble en grattant à la cuillère les derniers flocons d'avoine qui y nageaient. Pourquoi cet homme se sentait-il aussi oppressé ? Xenon ne comprenait pas. Étaient-ce les lieux, les bruits, les gens qui s'y bousculaient ? Ou simplement la honte d'avoir failli à sa mission ? Il fallait éclaircir la situation et peut-être même lui donner un petit coup de pouce.
« J'ai une proposition à vous faire, lança Xenon pour attirer son attention.
— Est-ce que ça peut attendre ?
— Je ne vais pas vous manger », répondit Xenon, tout en mâchonnant une grappe de puceron, sans réfléchir.
Mobius se referma un peu plus.
« C'est que... j'aimerais regagner rapidement ma cabine.
— Je serai bref ! Je voulais... commença le Chitine.
— Plus tard... » dit l'autre en serrant les dents.
De la douleur ? Non. De la colère.
« Mais... ?!?
— Vraiment... »
Mobius fronçait les sourcils. C'en devenait insupportable. Cet empressement ne pouvait pas reposer uniquement sur la colère. Il y avait autre chose : une peur latente sûrement, une peur dont la source devait se situer à proximité.
Aussi, Xenon sonda la pièce du regard.
Autour d'eux, des groupes, composés essentiellement de mécaniciens et de troupiers, papotaient joyeusement. Rien de très effrayant. À l'opposé de la pièce, parmi tous les uniformes gris, quelques couleurs se détachaient. Le Chitine reconnut un des deux autres délégués qui prenaient part au voyage, un homme portant la faluche, sorte de béret estudiantin permettant facilement d'identifier son origine. L'unique chevron doré qui en ornait le contour indiquait simplement sa promotion, la couleur de sa coiffe en revanche, penchant vers l'olive, qu'il appartenait aux bancs de la ville de Lycie, réputée pour ses avancées dans le domaine de la médecine. Outre cet apparat réservé aux carabins, il ne portait rien d'affriolant. S'il s'agissait bien de cet homme dont Mobius avait peur, Xenon pourrait reprendre l'étude de son compendium depuis le début. Tout le monde pouvait le constater. Le garçon, coincé dans un modeste veston semblait tout aussi mal à l'aise que le délégué de Baladrek : roulement d'épaules, gestes incertains, regard fuyant. Tout coïncidait.
Soudain, l'impression de vacarme se fit silence, exacerbé par la seule danse lointaine des hélices du dirigeable. Même le cuisinier avait tu ses jurons. Mobius, lui, se recroquevilla sur sa chaise. Tous les regards se tournèrent vers l'entrée du réfectoire. Une seconde. Deux secondes. Puis, les chuchotements reprirent.
Intrigué, le Chitine se retourna.
Le dernier délégué qui participait à l'aventure venait de faire son entrée dans le réfectoire et se faufilait dans leur direction. Sa tête dépassait de l'assemblée. Xenon le vit s'approcher d'un pas lourd et lent, la bouche couverte de cicatrices, le visage enfouie sous un capuchon, de telle sorte qu'il lui était impossible d'en reconnaître l'identité ou le sexe. Elle portait l'habituelle bure noire des Renonciateurs, une tenue qui avait le chic pour provoquer un silence spontané dans son sillage.
Représentants d'une religion bourrée d'antagonismes, les Renonciateurs répandaient leurs préceptes dans la majeure partie des régions du nord-est de l'Enclave. Au vu de son accoutrement, celui-ci — ou celle-ci — appartenait à la branche la plus extrémiste, les Capites, nommés aussi Renonciateurs de Tête. Ces créatures au phrasé nébuleux colportaient d'immondes paraboles sur l'oubli de soi et la fin des temps. Leur cité-État, Apostasis la Morte, située sur une île entre la colonie de Pentagua et la ville manticore de Lycie, n'enrôlait aucune autre force que les pauvres malheureux qu'on lui confiait lors de la cérémonie d'Intronisation. Et pour cause, elle refusait pratiquement tout contact avec l'extérieur, considérant les non-initiés comme infidèles à sa philosophie alambiquée. Même Xenon, peu disposé à embrasser les joies de la piété, avouait que les autres branches renonciatrices avaient leur rôle à jouer dans la cohésion du monde. Alors qu'il n'accordait que le bénéfice du doute aux Capites. Apostasis la Morte restait une cité aux agissements mystérieux, incomprise de tous, un cloître gigantesque où même l'Enclave n'avait plus son mot à dire.
Mobius se figea, la tête penchée sur son bol. La créature passa à proximité de leur table. Elle suspendit son avancée, puis, sans aucun signe d'intérêt, elle les dépassa. L'atmosphère se chargea d'une lourde et opulente odeur d'encens si bien que le Chitine sentit son estomac se soulever.
Dans la foule, quelques troupiers grimaçaient.
« Ça becte quoi ces machins-là ! » chuchota le rigolard à leur droite.
Pour le faire taire, l'un de ses compagnons le bouscula d'un coup de coude. Impassible, le Renonciateur prit place dans la queue qui menait au comptoir. Mobius se redressa. Il suintait littéralement de peur. Il devait bien exister une manière de le rassurer un peu. Il n'y avait pas trente-six façons, quoi que... le Chitine n'avait pas fini de lire le compendium après tout, il en existait peut-être bien plus que trente-six. Une au moins lui vint à l'esprit...
— La compassion. Bien sûr !
Pour calmer les peaux molles, son livre parlait du transfert d'énergie par apposition des mains, la magie du simple contact physique. Il lui suffisait de suivre la leçon. Xenon prit une profonde inspiration et se lança. Prêt à libérer la soupape. Sourcils activés. Tête penchée. Moue d'accommodation numéro... numéro dix !
Son visage se tordit. Sa main s'approcha. Aucun signe de répulsion. Il déposa le bout de ses doigts délicatement sur ceux de Mobius. L'autre expira lentement. Il ne semblait pas se rendre compte du transfert, mais Xenon constata des menus changements dans son comportement. Ses mouvements s'avéraient plus souples, son souffle plus profond, ses épaules relâchées. Quelle drôle d'expérience. Avec les peaux molles, pas besoin de phéromones.
Le Chitine, enjoué, assouvissait sa soif de curiosité.
« Je... Je ne vais pas m'attarder », souffla pourtant Mobius.
Xenon n'osa pas imposer plus longtemps son contact et dégagea sa main. L'autre se prépara à quitter la table, en emportant son bol qui brillait comme un sou neuf. Son regard s'aventura dans la foule : le Renonciateur se rapprochait du comptoir.
« Et pour ma petite proposition ? » insista Xenon.
Mobius soupira.
« Faites vite !
— Disons qu'avec votre accord, j'aimerais vous épauler pour votre dernière tâche.
— Pour l'accueil de mon dernier protégé ?
— Oui, exactement ! »
Mobius jeta un œil derrière lui. Le Renonciateur se penchait vers le cuisinier.
« Et le protocole ? Le lieutenant ne va pas apprécier...
— Je m'arrangerai avec elle. »
Mobius hésita une seconde. Le Renonciateur quittait la file.
« On fait comme ça alors !
— Victoire ! » songea Xenon.
Puis, il lui fit son plus beau sourire.
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