Chapitre 28 - Alice (Partie 1)
Alice se tenait toujours debout. Son corps, quant à lui, gisait à ses pieds, empêtré dans les ombres. La jeune femme le contemplait avec flegme ; ce n'était pas la première fois qu'elle expérimentait ce genre de dissociation. Suite au contact de sa peau avec la membrane rugueuse, l'horizon s'était réduit à un néant cosmique où pas une étoile ne pointait un rayon. Malgré tout, dans cette immensité, une faible lueur avait su résister. Et elle résistait encore ; la soldate la maintenait ainsi par le pouvoir de sa seule volonté. Il le fallait. Il le fallait pour empêcher le vide de la réduire au vide. Il le fallait pour rester vigilant à ce qui se déroulerait bientôt.
— Et maintenant, qu'attendez-vous de moi ? cria Alice.
L'écho de sa propre voix lui revint aux oreilles.
Pendant une seconde, la jeune femme se demanda si elle avait eu raison d'espérer une réponse, puis elle balaya ses doutes. De bonnes raisons, elle en avait - de très bonnes même - et cette poignée de main, elle ne l'avait pas acceptée par hasard ; elle s'était attendue à pareil résultat : l'obscurité, l'isolement, l'ignorance. Elle ne comptait pas fléchir pour si peu. Elle possédait la force nécessaire, et cette force de caractère serait l'outil de sa réussite, l'unique moyen de communiquer avec ces créatures. Elle le savait. Dans ce lieu clos, dans cet entre-soi, tout ne se jouait pas en mots ; ils ne représentaient qu'une part superficielle de ce que chacun peut dire, de ce que chacun souhaite, de ce que chacun voudrait offrir vraiment. Les souvenirs - les images portées par la pure pensée - touchaient au cœur des choses. Ils devenaient une arme. Mais pour que la soldate s'assure que les siens fassent mouche, il lui fallait la garantie d'être entendue. L'écho de sa voix ne suffisait pas. Alors, comment se défendre quand l'assaillant ne nous comprend pas ?
— Qu'attendez-vous de moi ? réessaya Alice. Montrez-vous !
Le vide lui renvoya ses paroles ; la jeune femme ne cilla pas.
Les réflexions de ses supérieurs lui revinrent en mémoire. Ils l'auraient sûrement traitée comme une déjantée accro aux opiacés s'ils avaient su dans quelle bataille elle se lançait. Ces créatures, le Conseil lui-même les reléguait au rang de mauvaises herbes. Jamais elles ne s'exprimaient, jamais elles ne se mouvaient, mais toujours elles supportaient les caprices de ceux qui s'expriment, de ceux qui se meuvent. Alors, évidemment, l'idée qu'une plante puisse témoigner d'un quelconque sentiment ou d'un quelconque besoin de reconnaissance restait saugrenue. La majorité des citoyens n'y prêtait pas attention ; ils n'y croyaient pas. Quant à la soldate, elle avait eu du mal à s'y acclimater. Mais ces quelques années de services passées à bourlinguer de mission en mission l'avaient persuadée d'une chose : parmi les arbres, les buissons, les fougères, parmi les champs de blé et les gazons bien tondus, on comptait une forme de vie aux limites du végétal, une espèce - certainement plusieurs - ignorée de toutes les autres, qui aspirait à survivre et qui, pour y parvenir, revêtait des aspects si variés qu'un étendard ne suffisait pas à les réunir ni un mot à les désigner. On avait décidé de les nommer Rodhon, mais savaient-ils seulement qu'on leur donnait ce nom ? Et après tout, quelqu'un avait-il un jour pris le temps de leur poser la question : qui êtes-vous ?
— Qui êtes-vous ? songea Alice.
C'était peut-être ça, la clef de l'ouverture sur l'autre...
...mais ces quelques mots ne suffiraient pas. La soldate se devait de les distiller, de les intégrer, de les transcender pour dépasser les frontières de la langue. Elle s'en croyait capable. Et même si le fait de contrôler son rythme cardiaque, sa respiration ou la tension de chacun de ses muscles lui semblait inaccessible, elle tenterait d'approcher la pureté de toutes ces choses qui la traversaient lorsqu'un évènement piquait ardemment sa curiosité.
Ainsi, avec la plus grande simplicité, elle s'imagina clopiner sur le chemin rectiligne et monotone qui la menait droit à son foyer, et dont elle connaissait les moindres détails. Puis, en pensée, elle matérialisa sur la bordure de la route une forêt féérique, propice à attirer l'œil du passant, et rendue hermétique par la prolifération d'une végétation luxuriante. En jouant la surprise, elle laissa son cœur se gonfler d'intérêt. Derrière le faîte des arbres se dressait une tour d'ivoire qui perçait les nuages. La jeune femme, comme un enfant s'intéresse aux friandises, posa ses doigts sur les premiers buissons qu'elle tenta d'écarter. Dans son esprit grondait un désir unique et précis : approcher l'édifice.
— Qui êtes-vous ? lui répondit soudain le vide.
Une profonde sensation de légèreté submergea Alice ; l'autre communiquait enfin.
Face à elle, une forme déchira les ténèbres et se condensa dans un rai de lumière. Un mouvement de recul s'empara de la soldate qui se ravisa dès qu'elle comprit qu'il s'agissait là de son propre reflet : celui d'une femme de vingt-sept ans, auréolée d'un halo étincelant, vêtue du plus simple appareil. À la question 'Qui êtes-vous ?', le Rodhon lui offrait un miroir. Quelle étrange manière d'éviter une réponse ! Voulait-il qu'elle se présente en premier ?
Alice s'approcha, perplexe. Elle riva ses yeux sous le nombril voisin et fit courir ses doigts sous le sien. Sa maternité y avait tracé des marques éternelles : une cicatrice, quelques vergetures. Puis la jeune femme recula d'un pas, releva la tête et se vit tout entière : un frisson lui glaça l'échine.
— Qui suis-je ? songea Alice.
Sa nudité lui paraissait lointaine, étrangère, futile. La soldate n'imaginait plus son corps couvert d'autre chose que d'un uniforme grisâtre à col rouge, brodé d'un Ouroboros Brisé. La toute première fois qu'elle avait enfilé sa chemise, boutonné sa veste, chaussé ses bottes, elle avait senti cette nouvelle peau devenir sienne. Elle s'était délestée d'une mue pour une armure comme le naufragé se décide à survivre : elle l'avait choisi, même si d'autres chemins s'offraient à elle, elle avait emprunté celui de la rigueur et du don de soi. Pendant des années, elle avait ainsi confiné sa flamme dans un glacier, en espérant que fondent un jour les épaisses couches qui lui saisissaient le cœur, en espérant ce moment qui n'arriverait sans doute jamais, celui où elle poserait les yeux sur des traits familiers, des traits qui lui rappelleraient ceux de son père, de sa mère, ceux de son frère, de sa famille ; les traits de ses enfants : la racine de tout ce qu'elle avait connu avant, l'origine de ce pour quoi elle continuait à se battre.
— Qui suis-je ? se répéta Alice. C'est bien de ça qu'il s'agit ?
Sa jambe fit un pas de plus et, pendant que son double se penchait vers elle, la soldate posa les doigts sur ses joues pâles, puis plongea dans l'océan de son propre regard. Depuis combien d'années ne s'était-elle pas intéressée à elle-même de la sorte ? Beaucoup de pauvres âmes, bouleversées par leur venue dans l'Enclave, ne supportaient plus d'affronter un miroir. Une ride, la courbe d'un nez ou la rondeur d'un menton racontait des souvenirs pénibles et les rétines ne savaient taire la douleur que renvoyait un reflet. En outre, si les gestes du quotidien ramenaient par intermittence l'amant, la fille ou les amis, se contempler mettait le curieux face à une épreuve de taille, celle de l'hérédité perdue et de son isolement. Alors, non sans serrer le poing - non sans grincer des dents -, Alice observa les marques inscrites sur ce visage qui la rattachait à l'Avant. Sans mal, elle y discerna les épreuves qui l'avaient sculptée depuis et qui, en d'autres circonstances, lui auraient paru tout droit sorties d'un livre d'aventures ; ce qu'elle avait traversé jusque-là, jamais elle n'aurait pu l'envisager. L'Enclave changeait le cœur des gens. Elle les arrachait à l'ordinaire pour les projeter dans l'extraordinaire : celui qui se croyait seul dans l'immensité de son univers rencontrait des créatures qu'il n'aurait croisées qu'en rêve ; celui qui pensait avoir tout vu repoussait ses limites en sondant des terres inconnues ; celui qui s'était élevé au rang de super-prédateur découvrait plus vorace, plus agile et plus vif ; celui qui n'était pas prêt - celui-ci - se terrait quelque part ou ne se relevait jamais. Il se coupait du monde, se laissait dépérir, cherchait à s'oublier.
Daehra forgeait des vies, souvent dans la violence, jamais dans la douceur.
— Voilà qui je suis, songea Alice, une survivante.
Le reflet frissonna ; la réponse ne lui convenait pas.
— Et avant ça ? entendit la soldate.
— Avant tout ceci ?
L'une sur l'autre, les deux mains de la jeune femme se crispèrent.
— Vous êtes bien celle qui dirige ? lança le vide.
— C'est bien moi, oui !
— Très bien. Alors, assurez-nous que votre mort ne soit pas l'issue.
— Et comment ?
— Qui êtes-vous ? relança le vide.
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