Chapitre 25 - Xenon (Partie 2)
Le délégué avait rejoint la pièce adjacente où les mousses gonflées d'humidité s'imprégnaient des lueurs matinales. L'aurore rassurait le Chitine. Elle lui rappelait à quel point les ténèbres n'étaient pas éternelles, à quel point, malgré le déracinement qui impactait tous les nouveaux arrivants, il suffisait d'un peu de chaleur pour se revigorer, pour se sentir chez soi. Une fenêtre laissait entrer le jour naissant. Elle s'imposait comme un tableau esseulé, un tableau vivant où l'horizon rosé se fondait dans les flots. Xenon s'en approcha, mains tendues. Cette peinture naturelle le touchait profondément, mais ses doigts ne pouvaient s'y poser. Il aurait tant voulu les tremper dans l'eau ; se saisir d'un nuage ; retenir le soleil avant que la nuit tombe. Un vent chaud et iodé lui fouettait le visage. Les bourrasques repoussaient l'inépuisable monologue du médecin, elles le contenaient dans ce cloaque obscur en compagnie du cadavre, et malgré leur puissance, quelques phrases couvraient encore la distance : les plus aiguës, les plus enthousiastes, celles que Xenon attribuait plus volontiers à la folie qu'à la joie.
« Vous ne devinerez jamais... » s'enflammait Luther.
Xenon tenta de l'ignorer ; l'autre se cherchait toujours un public.
« C'est un cube et il vibre. Il vibre quand on le tient ! »
Le Chitine voulut jeter un œil - juste un minuscule coup d'œil.
« Je l'ai trouvé dans ses intestins, lança Luther, vous vous rendez compte ? »
À l'évocation des viscères, Xenon s'imagina l'enfant en charpie ; sa curiosité s'étouffa dans l'œuf. Pendant un instant, il lui sembla que le ciel s'assombrissait, que les paysages chatoyants se faisaient plus ternes, mais il comprit bien vite qu'il frôlait le malaise. La faim, les visions d'horreur, les délires du médecin lui montaient à la tête. Le Chitine reconnaissait cet attachement étranger que la majeure partie des créatures éprouvaient envers leur progéniture. Ce sentiment, il l'accueillait dans sa chair comme tous les Parleurs conditionnés à servir l'Enclave, comme tous ces diplomates à la sensibilité hybride, plus proches des peaux molles en substance que les peaux molles d'eux-mêmes. Des enfants - parfois des nourrissons -, il en arrivait très peu à la Griffe Noire. Dès lors, ceux qui s'avéraient viables constituaient une ressource inestimable aux yeux de leurs semblables. L'âge tendre avait la souplesse de la glaise. On pouvait lui modeler l'esprit à volonté, le contraindre aux aléas de ce nouveau monde. Il ne se brisait pas. Il s'adaptait toujours.
« Oooh ! » s'extasia soudain Luther.
Xenon frissonna comme frissonnent les Chitines : tout en immobilité.
« Ils lui ont ôté l'appareil génit... »
Avant que la phrase ne termine sa route, le délégué se boucha les oreilles et, en une fraction de seconde, l'apaisement s'installa. Xenon sentit la cuticule de sa paume grincer contre ses tempes, le vent ronronner dans l'interstice, ses muscles relâcher ses épaules. Il avait trouvé l'isolement parfait. Bien sûr, il aurait pu partir, fuir cette pollution sonore, rejoindre l'étage supérieur et y dénicher de quoi calmer son estomac, mais la sérénité qui l'envahit alors le paralysa d'extase : oubliés le corps, le sang, les accidents ! À présent, le Chitine s'abîmait dans la contemplation du soleil ; l'astre avait rejoint une Lune Brisée et, pour rien au monde, Xenon ne voulait rater cet instant mirifique. Pour rien au monde, il ne voulait libérer l'étreinte de ses mains, l'étau qui maintenait ce rêve en place.
Le paysage s'offrait à lui sous un jour inédit : un voile magenta imprégnait les nuages. La mer, désormais insondable, réfléchissait les rayons rosés dans le creux de ses vagues et le ciel, plus sombre qu'à l'accoutumée, se morcelait derrière les tours d'ébène que l'on nommait Titans. En multipliant ces lignes artificielles, la perspective aspirait le regard. Tandis que les structures les plus lointaines se dressaient comme de ridicules roseaux, les plus proches, massives, empiétaient sur le panorama. Xenon, aux premières loges, se sentait gigantesque. Il n'y avait pas de point plus élevé à l'horizon - pas de point plus dégagé - et malgré l'interminable hauteur qui séparait le Chitine des flots, il ne pliait pas le genou.
« Ces édifices, songea-t-il, qui a bien pu leur donner une forme pareille ? »
Les Titans demeurèrent silencieux. Le vent lui-même, et ce depuis des siècles et des siècles, n'avait pas su leur arracher une quelconque réponse. Impuissant, mais toujours obstiné, il affrontait ces géants sans jamais altérer l'aplomb aberrant de leur architecture. Il se contentait d'y déverser sa vengeance à grand renfort de graines et de volatiles crasseux qui venaient y nicher. L'un d'eux, d'ailleurs, s'échappait d'une ouverture pour rejoindre la tour voisine. Ces rois de la voltige ne craignaient vraiment rien ! Ils avaient transformé ces monuments stériles en un havre de paix, une manne qui pourrait s'accorder avec quelques estomacs grogneurs.
Face à Xenon, des oiseaux dormaient en rangs serrés à l'extrémité d'une traînée de guano. Un peu plus bas, des nids gigantesques obstruaient les fenêtres. Entre les brindilles tassées comme des berceaux, les locataires se partageaient des poissons fraîchement pêchés. Sous ces appartements, un hurluberlu, roucoulait les plumes en éventail. Il se pavanait devant plus petites que lui, mais sa danse n'impressionnait personne. Les prétendantes eurent vite fait de prendre leur envol vers la cache d'un bestiau bâti comme il se doit.
« Tiens donc ! » remarqua le Chitine.
Les bleus célestes exprimaient à nouveau leurs teintes premières, mais seule la mer l'interpela réellement en exhibant une clarté qu'il ne lui connaissait pas. La veille, Xenon avait pu constater la présence d'algues vertes, agglutinées aux pieds des Titans - on ne pouvait pas les rater. Les troupiers les avaient même mentionnées plusieurs fois. Ils leur attribuaient cette odeur nauséeuse qui remontait la cage d'escalier. Et voilà qu'à présent, il n'y avait plus rien. Plus une trace de verdure. Plus un vestige. Rien.
« Que leur est-il arrivé ? » songea Xenon en délivrant ses tempes.
En contre-bas, des piaillements affolés attirèrent son attention : le roucouleur, expert en génuflexions, secouait désormais les ailes comme pour se défendre d'un ennemi invisible. Mais avant même que la délégation ne puisse apercevoir l'ombre d'un adversaire, l'oiseau avait disparu, happé à l'intérieur de la tour.
« Quel étrange comportement... »
Il ne fallut pas plus de dix secondes pour que d'autres cris résonnent : ils provenaient d'un nid, l'un de ceux de l'étage supérieur. Xenon, effaré, le vit basculer vers les flots. Le tas de brindilles fila en se désagrégeant, chahuté par les rafales qui le refoulaient contre la façade. Ses locataires, pris au dépourvu, bataillèrent pour s'en extraire. Lorsque l'ensemble s'écrasa sur les vagues, les oiseaux, sains et saufs, avaient rejoint la voie des airs. Là où ils nichaient quelques instants plus tôt, Xenon aperçut un mouvement furtif.
Le temps de plisser les paupières, il n'y avait plus personne.
L'air s'enivra d'une fragrance saumâtre et, juste en face, les derniers volatiles encore ensommeillés se dressèrent d'un seul tenant. Leurs têtes, montées sur ressorts, révélaient la présence d'un danger immédiat. Le roucouleur, le nid, les oiseaux endormis : la chose qui remontait lentement la tour voisine en voulait à ses occupants et, même si plusieurs centaines de mètres séparaient Xenon du fauteur de trouble, cette fois-ci, il ne raterait pas l'occasion de le prendre la main dans le sac ; l'angle de vue était parfait.
Quand le plus vif des animaux sauta de son perchoir, toute sa clique le suivit dans une explosion de plumes et de battements d'ailes. En l'espace d'une seconde, le Titan se vida de ses habitants. Xenon se pencha en avant. Il voulait voir - absolument voir - celui ou celle, ce qui ou ce quoi, qui transformait la foule en une nuée fuyante. Et il la vit... dressée dans l'encadrement, cette créature informe, cet amalgame visqueux de filaments et de lames végétales, cette masse rugueuse qui ne possédait ni l'ombre d'un visage ni l'ébauche d'un membre, et qui pourtant, semblait braquer ses yeux sur lui. Sidéré, le Chitine frémit comme frémissent les Chitines : tout en immobilité.
Désormais, il les voyait toutes... Non pas à cette seule fenêtre, mais aussi penchées à toutes les autres. Et lorsqu'un cri de surprise s'échappa de sa bouche, il devina leur intérêt soudain au léger mouvement qui les électrisa. Elles s'avancèrent vers lui, à la limite du vide. Puis il lui sembla qu'elles battaient en retraite, hésitantes, qu'elles tanguaient, appréciaient la distance.
Derrière lui, la voix étouffée du médecin le tira de sa catatonie.
« Qui a éteint la lumière ? » s'étonnait naïvement Luther.
Xenon fit volte-face : une épaisse couche de ces algues ondoyantes occultait l'entrée de la pièce adjacente. Fébrile, le Chitine esquissa un sourire anguleux. Il espérait que sa mimique ferait mouche, qu'elle serait le prélude d'une négociation fructueuse, la naissance d'une confiance partagée. Mais la créature qui se tenait là ne semblait ni au fait des us et coutumes de l'Enclave ni adepte des règles de bonnes conduites : son unique réponse fut de s'abattre sur lui.
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