Chapitre 20 - Mobius
« Mobius, sommes-nous toujours en vie ? » bruissaient les voix.
Elles pleuvaient en trombe dans l'obscurité.
« Sommes-nous toujours en vie ? »
Un visage exsangue écarta les ténèbres. Ses joues creusées lui collaient au crâne. Elles en soulignaient la dentition acérée. Les yeux et la bouche suturés grossièrement complétaient cette macabre mosaïque. Comme une lanterne de chair et d'os, l'ensemble luisait. Il flottait dans le grand néant. Ses lèvres entravées de fil noir se débattaient pour transmettre l'insatiable ritournelle.
« Mobius, sommes-nous toujours en vie ? répétèrent les voix.
— On m'appelle. Qui m'appelle ? songea le délégué.
— Tu sors enfin de ta torpeur. Nous voilà rassurés ! »
Près d'un millier de têtes déchirèrent l'espace. Elles se joignirent à la première, toutes dressées sur des cous tentaculaires. À l'autre extrémité, un corps recroquevillé sur lui-même en supportait le poids, le corps d'une créature titanesque dont la carnation translucide laissait transparaître le système veineux, les sacs musculaires, jusqu'aux ombres des organes internes. Lentement, ses multiples bras se déplièrent. L'un de ses poings fermés bascula à l'avant. Entre ses doigts s'échappaient les rayons d'un soleil. Les visages s'amassèrent au-dessus, attirés par ce qui s'y cachait. Lorsque la main s'ouvrit, la lumière disparut.
Debout sur la paume, Mobius se tenait, ébahi.
« Vous... Vous êtes l'Homme aux Mille Visages ?
— Les Manticores nous nomment ainsi. Par conséquent, tu nous nommes ainsi. »
Mobius se gratta le menton.
« En réalité, nous n'avons pas de nom ! précisèrent les voix.
— Je vous ai déjà rencontrés quelque part, il me semble.
— Peut-être. En quelque sorte. C'est très probable.
— Lorsque j'ai atterri dans l'Enclave... Je me souviens, maintenant. »
Les veines de la créature pulsèrent avec vigueur ; Mobius, déstabilisé par la secousse, faillit en perdre l'équilibre. Les battements résonnaient avec celui de son propre cœur. Dans les canaux démesurés qui couraient sous la paume, le liquide filait à toute allure. En atteignant le palpitant, il criait sa supplique spongieuse puis il se déversait en marée vers les organes et les membres assoiffés.
« Je... Je suis encore en vie, n'est-ce pas ?
— Puisque nous discutons tous ensemble, il y a de fortes chances.
— Oh...
— Hémorragies multiples, fractures généralisées. Rien d'insurmontable.
— J'aurais pu y passer pour de bon... » murmura Mobius.
Puis, il s'affala sur la peau rugueuse qui lui servait de plancher.
« Pourquoi baisses-tu les bras ? s'étonna la créature.
— Vous devriez le savoir !
— Qu'est-ce qui te fait penser que nous sommes au courant ?
— Vous êtes une hallucination provoquée par la régénération de mon cerveau...
— Peut-être. En quelque sorte. C'est très probable.
— Moi qui pensais en avoir fini avec tout ça...
— Avec quoi ?
— La vie... souffla Mobius. Arrêtez de jouer les ignorants ! »
Un doigt gigantesque sortit des ténèbres et lui tapota le haut du crâne.
« Pourtant, tu n'es qu'au début d'une longue existence.
— Je l'espérais plus courte...
— Ta vie ou ton existence ? »
Mobius plissa les yeux ; sa conscience s'embrouillait.
« La nuance est insignifiante... grommela-t-il.
— La vie n'est qu'une forme d'existence parmi d'autres. Ce n'est pas insignifiant !
— Que pourriez-vous m'apprendre de plus que ce que je ne sais déjà ?
— Rien. Nous pouvons seulement te forcer à réfléchir. »
Le jeune homme s'attrapa la poitrine qu'une crampe déchirait.
« Vous... vous voulez vraiment qu'on en débatte maintenant ?
— À ce propos !
— Il ne m'écoute pas...
— Les Manticores privilégient l'espèce à l'individualité.
— Je ne m'écoute pas... »
Mobius se plaqua les mains sur les oreilles ; le son circulait toujours.
« L'existence dépasse ces deux notions, reprirent les voix. L'existence, c'est l'univers qui la définit. Comme il te compose, tu es toi-même l'une de ses composantes. Tu existes à travers lui, il existe à travers toi. Tu es l'aboutissement d'une série d'évènements hasardeux et pourtant tu n'es qu'une étape vers une infinité de possibilités. Quand tu disparaîtras, autre chose te remplacera. Comme l'arbre pousse, l'arbre retourne à la terre qui l'a vu naître : ta vie peut prendre fin, ton existence continue sous une autre forme. Faut-il avoir conscience de son existence pour vivre ? Faut-il que quelqu'un nous désigne vivant ? Exister c'est être, avoir été, mais c'est aussi devenir. Car l'univers n'en a que faire du temps. Il est le cycle sans commencement, sans fin ; un poumon gigantesque qui s'ouvre et se rétracte, un cycle immuable d'énergies qui foisonnent, se rencontrent, fusionnent.
— Lâchez-moi ! » hurla le jeune homme.
Il ferma intensément les paupières ; les rayons les traversaient.
« Je... Je serai bientôt assez lucide pour ne plus vous entendre dérailler.
— Bientôt ? Le temps n'a pas d'emprise ici. »
Mobius se crispa. Son poing maigrelet cogna la paume. Au contact, la créature s'effaça. Elle emporta avec elle les battements, les visages, les dernières onces de lumière qui donnaient un sens à l'existence même de Mobius. Il aurait voulu disparaître lui aussi. Il aurait voulu que personne ne le retienne, que personne n'attende rien de lui. Et si ç'avait été ainsi, aurait-il eu la force de se laisser aller, de se laisser glisser, de se laisser mourir ?
Avait-il la force pour quoi que ce soit ?
« Ne m'abandonnez pas, songea le jeune homme. Ne m'abandonnez pas... »
Une nouvelle crampe lui déchira le cœur.
« C'est ça ! » gargarisa quelqu'un dans son dos.
Mobius frémit.
« Tu as l'impression qu'on t'abandonne tous ! »
Il sentait une présence.
« Tu as l'impression qu'on t'abandonne tous et tu n'oses pas nous le dire ! »
Une lourde main tomba sur son épaule.
« À Baladrek, on n'abandonne pas les gens à leur triste sort, tu sais ! »
Cette fois-ci, il n'y avait pas de doute possible ; Mobius fit volte-face.
« Souris un peu, p'tit gars ! Relève la tête ! » lui lança Walhdar.
Le vieux pirate se matérialisait. Il avait la gestuelle décousue d'un automate.
« Que... Que faites-vous ici ? s'étonna le jeune homme.
— J'y suis pour rien, moi ! Tu m'as laissé entrer...
— Je vous ai laissé entrer ?
— Tu m'as laissé entrer, juste là. »
Le vieillard lui posa la main sur la poitrine. Mobius rougit.
« C'est que je dois avoir un peu d'importance pour toi ! rétorqua Walhdar en s'asseyant sur un tabouret sorti de nulle part. La prochaine fois que tu m'invoques, installe au moins un bar à turska. C'est plus convivial que ton grand vide intérieur !
— Un bar à turska... répéta Mobius, hébété.
— Vous y serviriez des salades de pucerons ? »
Xenon se manifesta lui aussi. Le jeune homme le dévisagea.
« Suis-je bête ! se reprit le Chitine. Comment pourrions-nous les importer jusqu'ici ?
— De la même façon que nous sommes venus tous les deux, s'amusa Walhdar.
— Mais bien sûr... »
Xenon se tapa exagérément le front.
« Je serai bientôt lucide. Je serai bientôt lucide, scanda Mobius.
— Tiens-toi prêt ! lui soufflèrent les apparitions.
— Tiens-toi prêt ? »
Une bouffée d'oxygène déploya ses poumons. Tout son système nerveux anesthésiait la douleur avant qu'elle ne le surcharge. Si Mobius en croyait ses cours d'anatomie, un traumatisme intense réduirait les sens à néant. Il fallait le temps aux deux hémisphères de se reconnecter et d'engendrer assez d'énergie pour que le reste fonctionne. Il se sentit tomber en arrière, mais il ne bougeait pas ; il cherchait l'équilibre. Lorsque le monde s'arrêterait de tourner, l'ouïe devrait ressurgir...
...et l'ouïe ressurgit.
Une brise murmurait à son oreille.
Gazouillis, stridulations, bourdonnements, la vie grouillait. Elle l'investissait de toute part. Il se devina allongé sur un tapis de feuilles mortes. L'odeur du sang et de l'humus lui captivait la bouche. Tout son corps travaillait à se relever. Les os, brisés, cognaient sur chaque blessure. Son cœur battait une mesure erratique dans un thorax en miette. Quelque chose tira sur son œil ; le nerf optique se reformait à son tour. L'obscurité s'éclipsa derrière une myriade de taches colorées, une pluie de gouaches projetées sur sa rétine. Les pigments s'additionnèrent jusqu'au mélange suprême : un blanc pur, un flash aveuglant qui tourna rapidement à l'eigengrau, ce gris intrinsèque qui persiste lorsqu'on ferme les yeux.
Mobius ouvrit enfin les siens. Sa main se dévoila, couverte d'ecchymoses, son bras, tordu en angle impossible, sa chair, pâle et sanguinolente à la fois. Il se contemplait pour la première fois sans souffrir le martyre. Quel étrange sentiment ! Ainsi, il expérimentait en détail les théories enseignées sur les bancs de l'université. Alors que tous les élèves ne s'émerveillaient plus de la régénération, lui l'avait affichée comme une malédiction. Désormais, il comprenait l'incommensurable pouvoir du don manticore, cette prouesse de la nature qui provoquait leur étonnante reconstruction. Il la voyait se dérouler sans un cri.
Un spasme lui cambra l'échine, son corps roula sur le côté. Au milieu des feuilles mortes, ses viscères s'exposaient à l'air libre. Quelle horreur ! Elles s'étaient détachées. Sur son bas ventre décontenancé en rictus, une plaie béante et noirâtre se confondait avec ses vêtements gorgés de fluide. Il grelottait. Il avait si froid, puis voilà qu'il avait si chaud ; il écarta sa chemise en lambeaux. Sous les tissus, là où quelques minutes auparavant il n'y avait plus d'organes, ses intestins poussaient. Ils se couvraient d'une muqueuse nouvelle, lentement... sûrement... à vue d'œil. Puis, le délégué sentit le claquement sec de son nez lorsque celui-ci se redressa, le grincement de ses dents qui se réalignaient dans sa mâchoire.
Il se toucha le visage. Intact. Il frémit, bascula sur le dos.
Le monde se fit vertigineux. Entre les robustes troncs dressés, le ciel lointain s'étalait en teintes crépusculaires. Les cimes éparses valsaient au gré du vent. Mobius prit une profonde inspiration. Un liquide roucoulait dans ses bronches. Pendant un instant, il se pensa perdu, seul, abandonné. Qui viendrait le chercher ici... Qui ? Puis, il se souvint du colosse. Pauvre homme... Il l'avait accompagné dans sa chute... Une hauteur pareille. Il n'y avait bien qu'un Manticore pour en réchapper.
Il écarta ses mèches blondes souillées, où s'amalgamaient sang, ronces et poussière. Il ne ressemblait plus à rien. À bout de force, il se hissa sur ses jambes, s'adossa au rocher le plus proche et y déposa sa tête. Voilà qu'il se tenait à la jonction entre deux mondes ; derrière lui, une forêt qui n'avait sans doute jamais connu les coups de hache bordait une vaste calanque où broussailles et arbustes, brûlés par les étés à rallonge, chamarraient un terrain accidenté de pierres calcaires.
En contrebas, les vagues dévoraient les récifs qui tombaient droit vers la mer. Son regard chemina. À quelques mètres, des branchages arrachés témoignaient d'un récent chambardement. Au détour d'une pente, un éboulis recouvrait une crevasse. Un peu plus loin, un rocher bleuté pointait parmi les buissons.
« Un rocher... bleuté ? »
Le cœur de Mobius pulsa. Respiration suspendue, le jeune homme courut sans retenue, évita les racines, glissa dans les gravats, s'érafla sur les plantes épineuses qu'il écarta à main nue et plongea sur la silhouette, le rocher bleuté, ce sarcophage cristallisé où reposait, sur le dos, le colosse. Dans cette masse inerte de plaques translucides, le corps musculeux apaisé transparaissait à l'étroit. Les excroissances jaillissaient des vertèbres, suivaient les courbes et s'étalaient grossièrement comme une seconde peau de la tête au bassin. Des jambes, il ne restait qu'une charpie de chairs où les os se profilaient, intacts. Mobius, fébrile, apposa ses mains sur l'armure. La surface était froide, aussi froide que pouvait l'être une pierre, aussi froide que pouvait l'être un mort...
« J'ai échoué... souffla-t-il. J'ai échoué... complètement échoué. »
Il s'attrapa la tête.
« Tu es un moins que rien ! »
Une larme charria la crasse sur sa joue jusqu'à son menton.
« Moins que rien... »
Il fondit en sanglots désordonnés. La colère explosait.
« Tu détruis toujours tout ! »
Son pied rencontra un caillou qui s'envola vers la mer.
« Tu détruis toujours tout ce que tu touches ! »
Il oscillait, épuisé. Les bras ballants, il se laissa glisser sur le sol.
« Tu détruis toujours tout... »
Un soubresaut secoua le Sappir. Mobius écarquilla ses yeux rougis.
« À Baladrek, on n'abandonne pas les gens à leur triste sort », songea-t-il.
Sa bouche exprima sa pensée.
« Il me reste une horrible solution. »
Son âme ne fit qu'un tour. Il recula. Il ne pouvait pas...
« La greffe... »
Il avait vu les élèves s'entraîner sur des souriceaux. Il hésita une seconde ; le géant pesait mille fois plus lourd. Alors, il secoua la tête et remonta ses manches jusqu'aux coudes. Les ecchymoses sur ses bras s'étaient toutes résorbées. Il attrapa une pierre à ses pieds - la plus pointue possible - et s'entailla profondément la peau. Fragile comme une feuille, elle céda dans un picotement moins douloureux qu'il ne l'aurait imaginé. Lorsque les premières gouttes coulèrent, il se jeta vers les blessures du mourant pour y accoler la sienne. Plaie contre plaie, les dermes fusionnèrent instantanément. Le Sappir devenait l'extension du Manticore et son cœur - si faible soit-il -, sa plus terrible faille. Ses battements aspiraient les fluides étrangers qui remontaient les veines, descendaient les artères, préparaient chaque organe à l'assimilation.
Mobius ne contrôlait plus rien. La bataille, qui se jouait sans lui, épuisait ses réserves déjà bien amincies par sa propre régénération. Pris de vertige, il se laissa tomber à genoux, s'allongea tout contre l'autre et se concentra sur les sensations qu'il captait : les jambes du colosse se détendent ; l'armure cristaline libère son emprise ; le torse crache son râle ; les vertèbres retrouvent leur taille originelle ; la tête se dégage, assoupie ; les nerfs s'enchevêtrent. Le réseau relie deux entités pensantes, deux individualités, deux âmes. Les paupières s'ouvrent. Le monde se dessine à quatre yeux. L'un et l'autre s'observent l'un et l'autre.
« Stop ! » songea Mobius.
« Yalthia, sommes-nous toujours en vie ? » bruissait une voix.
Elle pleuvait en trombe dans l'obscurité.
« Sommes-nous toujours en vie ? »
Un visage grisonnant écarta les ténèbres. Les flammes d'une large cheminée réchauffaient une pièce aux meubles drapés de poussière. Mobius sentit la douce chaleur du feu dans son dos nu. Un vieillard vêtu d'un épais manteau s'affairait. Il glissa un rouleau de lin dans sa malle. Dehors, la neige profitait d'un espace entre les toitures pour se tasser contre les vitres en cul-de-bouteille.
Mobius brûlait de colère. Il cherchait ses mots.
« Est-ce qu'un jour tu me diras pourquoi ? » demanda-t-il.
La masse dans sa gorge s'échappa.
« Pourquoi quoi, Yalthia ? s'étonna le vieillard.
— Pourquoi ils nous pourchassent ! »
L'autre détourna le regard. Il marqua une pause avant de refermer la malle.
« Bientôt, Yalthia. »
« Stop ! » songea Mobius.
Le jeune homme tira sur ses bras. De toutes ses forces, il détacha ses mains collées à la peau du colosse, délia les plaies et tomba sur les fesses.
L'autre le dévisageait, abasourdi.
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