Chapitre 2 - Yalthia (Partie 2)
Une fois la lettre transmise, l'attente fut de courte durée. Alors que derrière eux le ciel se couvrait d'écrasants nuages, les portes s'ouvrirent. Dans l'entrebâillement où s'engouffrait déjà le râle d'un blizzard naissant, un garde les poussa à entrer.
Yalthia n'en croyait pas ses yeux. Pour la première fois depuis des années, on les accueillait de manière civilisée, sans archer pour les tenir en joue ou soldat pour maîtriser la population intriguée par sa stature. Durant une seconde, il douta de l'effet miraculeux qu'avait pu avoir cette lettre, mais lorsqu'il vit son père se précipiter à l'intérieur, il endossa à la volée son énorme malle et le suivit sans se soucier des douleurs qui déchiraient ses épaules.
Très vite, l'hostilité des falaises enneigées laissa la place à un silence ecclésiastique. Guidés par le garde qui les avait accueillis, les deux hommes crapahutèrent à travers la cité fortifiée. Ce labyrinthe de ruelles étriquées et d'étroites arcades désertes, ce sac de noeuds urbain vivait au ralenti. Comme en pleine hibernation, les habitants restaient cloîtrés chez eux. On apercevait alors, filtrée par les fenêtres en culs-de-bouteille qui fleurissaient sur les façades agglutinées, la pâle lueur des âtres, dont les fumées, recrachées par de minuscules cheminées, rejoignaient le tumulte céleste. Ainsi entremêlés, les quartiers formaient un rempart face aux bourrasques hivernales.
Dans le calme ambiant, ils atteignirent une étrange maison imbriquée entre ses voisines, comme si on l'y avait tassée après la construction des deux autres. Son toit débordait sur la rue ; Yalthia dut se baisser pour éviter de cogner la charpente. Le garde les invita à s'y installer et leur précisa qu'il s'agissait de la demeure de l'ancien apothicaire décédé durant l'hiver précédent. Puis, poliment, il prit congé.
Enfin seuls, ils se saisirent des premiers tabourets qu'ils trouvèrent et s'assirent dans l'obscurité, exténués, au milieu de meubles drapés de poussière et de murs couverts d'étagères. Lorsque leurs regards se croisèrent, ils éclatèrent d'un rire nerveux, provoqué par un mélange d'émotion et de fatigue. Père et fils se souriaient. Ils laissaient, loin derrière les murailles de la cité, un fardeau de problèmes et d'angoisses qui les poursuivaient depuis des centaines de kilomètres.
« Je ne pensais pas qu'ils iraient jusqu'à nous installer confortablement, avoua son père tout en tapotant une vieille commode à portée de main.
— Ils ne peuvent rien face à tes talents de faussaire. »
Yalthia lui souriait malicieusement. Il le considérait avec fierté. Toute son enfance, l'homme avait tenté de le défendre et de l'endurcir, mais les humiliations répétées, qu'il avait subies durant ses dix-sept ans d'existence, avaient égrené d'innombrables entailles qu'il camouflait derrière une extraordinaire puissance physique. Pourtant, à chaque nouveau regard, à chaque nouvelle rencontre, l'appréhension du rejet louvoyait dans son esprit, écornant un peu plus sa patience. À plus forte raison, lorsque ses épaules meurtries par leur long voyage le torturaient sans cesse.
« Ces gardes ! Ils me dévisageaient !
— Oublie ça, Yalthia.
— Si j'avais pu écraser leurs sales faces d'ivrogne...
— Si tu avais pu, nous serions sûrement encore dehors. »
Yalthia fit la moue.
« Laisse-leur une chance d'apprendre à te connaître. Si j'ai choisi cette communauté, c'est parce qu'elle doit se serrer les coudes pour survivre à l'hiver. Il dure près de huit mois par ici. Ils auront besoin d'un homme fort comme toi ! Si nous nous rendons indispensables, ils n'auront plus de raison de te traîner dans la boue. »
Yalthia acquiesça, les épaules pendantes. Il grimaça de douleur.
« Retire ta veste, lui demanda son père.
— Ça peut attendre. Va te reposer !
— Il faut soigner tes plaies avant qu'elles ne s'infectent. »
Yalthia s'attaqua alors précautionneusement à chaque vêtement comme à une nouvelle épreuve de force pour éviter d'amplifier son supplice. Puis, dans un long soupir, il décolla la dernière couche de tissu et révéla des épaules musculeuses profondément écorchées. À la surface de sa peau, des perles de sang suintaient. Derrière lui, son père s'affairait. Il avait réussi à dénicher quelques bûches qui dormaient sous l'étroit escalier menant aux étages. L'énorme cheminée qui recouvrait le mur du fond dans son entièreté illuminait déjà fébrilement la pièce, projetant sur les murs les ombres frétillantes des meubles alentour.
« Approche, que j'y voie plus clair », lui intima son père.
Yalthia empoigna son tabouret et s'installa près de l'âtre. Il sentit la chaleur des flammes naissantes envahir son corps. Elle l'enveloppait d'une agréable sensation de bien-être. Son père farfouillait dans les nombreux tiroirs de leur malle colossale. Il s'approcha les bras chargés d'ustensiles et les déposa sur la table. Après avoir ordonné ses préparatifs, il versa sur les épaules de son fils un liquide verdâtre à la forte odeur de chlorophylle et les massa vigoureusement. Yalthia grinça des dents, puis à mesure que la décoction infiltrait les plaies, il se relâcha, s'abandonna aux soins.
« Excuse-moi ! J'ai perdu mon sang-froid », reconnut-il.
Concentré sur ses gestes, son père étala une nouvelle mixture, bien plus épaisse et huileuse, un onguent brun dont il avait le secret. Une fois la substance en place, il banda de lin les épaules de son fils.
« Voilà pour tes blessures ! Tourne-toi que je regarde ton dos. »
Yalthia pivota sur son tabouret. À la lueur du feu, une multitude de vergetures apparurent. Elles longeaient sa colonne vertébrale. À certains endroits, ses vertèbres distendaient la peau à tel point que celle-ci semblait proche de la rupture. Sous la pression, ses os se dessinaient horriblement, entourés par de minces cicatrices. Son père y prêta longuement attention, y apposant prudemment les pouces. Yalthia n'avait jamais vraiment su pourquoi, mais à mesure qu'il grandissait, son père avait observé l'avancée de ses vertèbres, comme s'il s'attendait à une catastrophe.
« Elles ont encore poussé ? demanda Yalthia.
— J'ai bien l'impression, mais aucun déchirement. Je me demande pendant combien de temps ta peau va tenir le choc. Il va falloir te reposer plusieurs jours pour qu'elle se renforce un peu.
— Seulement si on nous laisse vivre ici ! » rétorqua le blessé.
Son père ne répondit pas. Il s'occupait déjà de ranger son matériel. Il glissa le rouleau de lin dans la malle. Le tiroir claqua. Yalthia avait l'habitude de ses dérobades. Elles s'imposaient lorsque le garçon dépassait les limites. Elles coupaient court à toute discussion possible, à toute forme de communication. Le vieil homme se taisait et les mots se perdaient comme s'ils n'avaient jamais été prononcés, une masse inerte au fond des gorges serrées.
Yalthia soupira. Lentement, il se rhabilla en regardant par la fenêtre. La neige profitait d'un espace entre les toitures pour se tasser contre les vitres.
« Le voyage a été long, souffla-t-il.
— C'était nécessaire. Ne t'en fais pas pour ton dos. Tout rentrera dans l'ordre.
— Tant que les Chasseurs d'Ouräth ne nous pourchassent plus.
— Ces braconniers finiront bien par se lasser », ajouta son père.
Yalthia ferma les yeux et prit une profonde inspiration.
« Est-ce qu'un jour tu me diras pourquoi ? » demanda-t-il.
La masse dans sa gorge s'échappa.
« Pourquoi quoi, Yalthia ? s'étonna l'autre.
— Pourquoi ils nous pourchassent ! »
Son père détourna le regard. Il marqua une pause avant de refermer la malle.
« Bientôt, Yalthia. »
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