Chapitre 17 - Mobius (Partie 5)
Le cockpit affichait des allures de belvédère accidenté ; ses immenses baies vitrées offraient une vue époustouflante sur le vide, compromise par l'inclinaison du plancher qui tordait les lignes, pliait les genoux et jouait avec l'équilibre de chacun. En contrebas, arbres et arbustes esseulés se nichaient sur les rivages que les lames aquatiques soulignaient d'une blancheur uniforme. L'inquiétude avait chassé la sérénité des regards. Sur les verrières, brèches et fissures laissaient pénétrer les courants aériens. En vils diablotins, ils soulevaient les feuillets des mappemondes accrochées aux murs et secouaient les pages d'un énorme carnet de route posé sur le bureau des timoniers.
« Relâchez cet homme ! » ordonna sèchement Lhortie.
Au centre de la pièce, la barre de gouverne se dressait comme un barrage. Adossé aux baies, le protégé d'Apostasis la Morte se servait de Xenon comme d'un bouclier. Le lieutenant tenait son pistolet à bout de bras, inflexible. Deux troupiers se terraient dans son ombre. Tous s'épiaient, fébriles, dans cette terrible impasse, cette prise d'otage insensée qui suspendait le cours du temps alors qu'au même moment se jouait l'avenir du Présage et de ses occupants.
« Tout s'écroule ! lança Lhortie, désespérée.
— Vous n'avez toujours pas compris, n'est-ce pas ? » ironisa le preneur d'otage.
Xenon le sentit frémir d'un plaisir malsain.
« Vous n'avez toujours pas compris qui mène la danse ? »
Le lieutenant se crispa sur sa crosse.
. . .
« Vous n'avez toujours pas compris qui mène la danse ?
— Ils espèrent encore s'en sortir », entendit Mobius, en proie aux ténèbres.
Cette voix et ces pensées appartenaient à celui qui coordonnait les oiseaux.
« Nous aimerions que vous en finissiez rapidement, Enkidu ! »
Et cette deuxième voix, la même qui scandait l'antienne renonciatrice.
« Ils ne méritent pas une seconde d'attention ! » ajouta-t-elle.
L'intonation dédaigneuse s'abattait comme un couperet. Elle résonnait avec une phrase entendue par Mobius, un an auparavant, dans les souterrains d'Apostasis la Morte. L'image le hantait encore. Il revit le Calice étincelant se renverser au milieu des volutes de fumée, le néant qui habitait la coupe disperser ses espoirs, et ces mots acérés le réduire au silence : Il ne mérite pas une seconde d'attention ! Il n'y avait plus de doute possible ; cette voix appartenait à celui qui commandait aux Capites. Elle les traversait un à un et chacun parlait en son nom, chacun jouait de ses cordes vocales atrophiées pour en travestir les sons en un râle guttural. Pourtant, cette mascarade ne suffisait pas à en gommer les tics et le vocabulaire. Pour la première fois, Mobius avait le sentiment de toucher du doigt le mystère des Capites, d'atteindre cette vérité camouflée derrière leurs insondables bures. Une perte de l'identité au profit d'une communion éternelle disait la version officielle. Pourtant, la voix annonçait une tout autre nuance, puisque le délégué les découvrait pantins manipulés d'une seule main.
« Qu'attendez-vous, Enkidu ?
— Laissez-moi faire si vous ne voulez pas perdre un siècle de plus !
— Avec tout le respect que nous vous devons, le Maître s'impatiente.
— Le Maître a tout son temps, argua Enkidu.
— Il a faim de vengeance.
— C'est notre cas à tous ! »
Leur échange fusait dix fois plus vite que la parole. Mobius sentait un cœur pomper et injecter, pomper et s'emballer à tout rompre. Le cockpit du Présage se dessina, bercé d'une lueur violacée. Les contours étincelants l'éblouissaient, mais il ne pouvait relever le bras pour s'en protéger. Quelqu'un d'autre l'en empêchait. Il n'occupait plus le corps d'un oiseau. Non. Il n'occupait pas le sien non plus. L'ombre l'avait recraché ailleurs, aux côtés d'une conscience plus évoluée, celle de celui que la voix dénommait Enkidu. Une fois de plus, il ne contrôlait rien. Il constatait la scène en spectateur muet, réduit à l'état de pure pensée. Il s'imaginait assis au balcon d'un théâtre, l'orbite comme unique fenêtre ouverte sur les planches où se jouait un acte au dénouement funeste. Tout contre lui, il reconnut le dos de Xenon et, en mosaïque derrière la barre de gouverne, trois canons meurtriers qui le tenaient en joue.
Une secousse lui fit prendre conscience de l'état du vaisseau.
« Que cherchez-vous, bon sang ? » assena Lhortie en s'avançant d'un pas incertain.
La main se resserra sur le poignet du Chitine.
« Stop ! » lui intima Enkidu.
Le lieutenant s'arrêta sur-le-champ.
« Arracher son bras n'est qu'une formalité !
— Comment croyez-vous que ça va se finir ? » lança-t-elle, exaspérée.
La tension se lisait sur ses traits froncés.
« Et vous, Lieutenant ? Comment croyez-vous empêcher l'accident ?
— C'est mon affaire !
— Pensez-vous y survivre ? ironisa-t-il.
— Pensez-vous survivre à une bonne dose de plomb dans la poitrine ? Vous vous protégez lâchement derrière un délégué. Arrêtez de jouer les braves, merde ! »
Une telle réflexion le fit sourire.
« Oh ! Ce n'est rien d'autre qu'une réserve de nourriture, voyez-vous ! »
Il se colla un peu plus au Chitine.
« C'est comme ça qu'on traite les insectes dans son genre ! »
Toute l'assemblée frissonna. Xenon semblait éteint.
« Arrêtez ça ! » lâcha Mobius.
Son hôte éprouvait un plaisir sadique qu'il ne supportait plus.
« Oh, revoilà le vermisseau qui interférait avec nos oiseaux !
— Arrêtez ça... vous m'entendez !
— C'est que tu as de la voix maintenant ! Tu prends de l'assurance !
— Relâchez Xenon, il ne vous a rien fait ! »
Enkidu s'esclaffa ; les troupiers le dévisagèrent, soucieux.
« Avec qui communiquez-vous sur le canal ? s'inquiéta la seconde voix.
— Une des larves que vous avez libérées l'année dernière.
— Nous... nous sommes plusieurs dans mon cas ?
— Le sujet qui a embarqué avec vous dans le Présage 101 ?
— Monsieur Klein ! Celui-là même ! précisa Enkidu en ignorant Mobius.
— Le réajustement effectué hier soir a pourtant eu l'effet escompté.
— Vous l'aviez bien reprogrammé par l'intermédiaire de votre délégué ?
— Oui ! Notre main sur son abdomen, au plus près de l'implantation...
— Et vous avez réaligné les ondes, compléta Enkidu.
— Exactement ! Nous avons supprimé les interférences qu'il générait sur le canal au moment de votre petite escapade dans la salle des machines !
— Expliquez-moi alors ce qu'il fait connecté avec nous ? »
Les pensées d'Enkidu se paraient de reproches.
« Cela pourrait venir d'une défaillance de l'artefact implanté.
— L'artefact implanté ? » s'exclama Mobius qui perdait le fil de leur conversation.
Il réalisait qu'Apostasis le Morte s'était servi de lui.
« Pourtant, il y a autre chose... s'inquiéta Enkidu.
— Que... que m'avez-vous fait ? bégaya Mobius.
— À quoi bon s'en soucier, Monsieur Klein ! Vous n'êtes qu'un des nombreux pions qui servent l'Enclave. La seule chose qui devrait vous préoccuper désormais, c'est votre devenir, votre mort prochaine. Regardez...
— Regardez ! annonça Enkidu à l'assemblée. Nous y sommes presque ! »
Il jeta un coup d'œil rapide au-dessus de son épaule.
« Les côtes sont déjà sous nos pieds ! Vous goûterez aux abîmes ! »
— Qu'on en finisse avec lui ! » cracha le lieutenant.
Un signe de la tête ; les troupiers se redressèrent.
« Arrachez-moi ces câbles ! » ordonna soudainement Enkidu aux claques-silex.
Une seconde ; un coup de bec ; le cockpit bascula de quelques degrés. Sous le choc, la vitre se fissura un peu plus ; tous ceux qui lui faisaient face furent pris d'un mouvement de recul. Le plancher approchait l'angle droit à tel point que le délégué se sentait tiré vers arrière.
« Tu vois cette machinerie centrale ? » ajouta la seconde voix.
Les yeux se tournèrent vers la barre de gouverne.
« Actionne-la pour déstabiliser la structure. C'est le moment ! »
Enkidu jaugea la situation et s'apprêta à s'avancer quand Mobius l'interrompit.
« Non ! » hurla-t-il.
Ses pensées s'enivraient d'une surprenante volonté.
« Non ! » hurla Enkidu sans pouvoir se retenir.
Le poignet du Chitine se libéra comme par magie.
« Enkidu ? Qu'est-ce que tu attends pour... »
Il ne pouvait plus bouger. Xenon se rua en avant.
« La défaillance.... Elle ne vient pas de l'artefact... »
C'était l'occasion ou jamais ; Lhortie cria de toutes ses forces.
« Feu ! »
Les trois détonations résonnèrent sur les parois alors que la nacelle chavirait violemment. Le Présage agonisait. Tous se sentirent glisser vers le vide, leurs pieds mal assurés. Chacun lâcha son arme, tendit désespérément les bras pour se saisir d'une poutre, d'un meuble, d'un morceau de tôle solide et salvateur. C'était leur seule chance de survie. Gaspé, lui, n'y parvint pas. Il patina, tituba vers l'avant et frappa la fenêtre. Le verre se fendilla dans toute sa hauteur avant de lâcher entièrement. La pesanteur l'emportait. Le troupier disparut sans un cri. Sur les rebords, des traces de sang témoignaient de son passage. L'homme avait cherché à s'y retenir au prix de terribles blessures, finalement bien futiles face au sort létal qui l'attendait.
Allongé sur ce qui restait de la baie vitrée, Enkidu se releva, chancelant. Il avait retrouvé l'usage de son corps et malgré les trois balles qui mouchetaient son torse, il n'éprouvait plus que quiétude. Mobius n'avait pas peur non plus. L'homme lui transmettait cette apaisante certitude.
Tout finirait bientôt.
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