Chapitre 14 - Yalthia
« Gérer le dosage ! C'est le plus compliqué, vois-tu ! » s'amusa le médecin.
Yalthia ouvrit les yeux.
Une musique douce et inconnue grésillait dans des notes entraînantes, crachées d'une étrange machinerie, un entonnoir monté sur une boîte en bois dans laquelle un minuscule aiguillon chatouillait un cylindre en mouvement planté à l'horizontale. Le timbre sonore rappelait à Yalthia celui des doulcemelles, ces instruments à cordes que les artistes frappent à l'aide de baguettes.
Du lit où on l'avait installé, le colosse observait le docteur travailler à la lueur d'une lampe à huile. Ce dernier préférait la pénombre ; un rideau métallique découpait les rayons lumineux qui plongeaient du hublot. Assis à son bureau, le dos tourné, il fredonnait et mimait la mélodie du bout des doigts. D'une main, il pianotait sur l'invisible, de l'autre il touillait en rythme ses préparations, entre deux exclamations aiguës. Yalthia entendait les liquides transvasés d'un récipient à l'autre comme une symphonie aux relents d'alcool, cadencée par le tintement du métal sur le verre. Ses pensées s'éveillaient lentement. Il captait un râle profond s'échapper de sa gorge et le battement de son cœur. Son torse se soulevait, mais seule sa tête parvenait à bouger au prix de terribles efforts.
Depuis que ces gardes vêtus de gris l'avaient pourchassé dans les couloirs, il naviguait entre deux eaux. Ces hommes portaient des canons miniatures qui lui avaient moucheté le corps. Il avait senti leurs projectiles invisibles s'enfoncer dans son flanc, comme des flèches lancées à pleine vitesse. Pas de quoi lui faire perdre l'équilibre, juste assez pour le rendre fou. Il se souvenait de la fumée jaunâtre aux odeurs d'œuf pourri, de sa rage contre cette porte close, mais surtout du vide béant qui s'était étalé devant ses yeux troublés. Comment pouvait-on contempler l'horizon de si haut ? Quelle était la limite ? À peine avait-il franchi la porte que sa tête avait cogné le sol. Puis, il avait entendu des voix tordues aux accents indéfinissables, des voix qu'il comprenait malgré tout. Elles le désignaient encore comme le fauteur de troubles, comme l'éternel bouc-émissaire.
« Sappir ! avaient-elles prononcé.
— Sappir ! »
C'était le nom que lui donnaient les chasseurs d'Ouräth, le nom qu'on prononçait à demi-mot lorsqu'il entrait dans les villages, accompagné de son père, la tête baissée. À chaque fois, il vivait la même histoire. Les gens se cachaient, mais il les voyait tous, leur main devant la bouche, leurs yeux rivés sur lui. Il les voyait tous détourner le regard lorsqu'il osait les affronter du sien. Puis, à son tour, gêné par sa propre stature, il contemplait ses pieds, les lourdes empreintes qu'il laissait dans la neige. Était-ce la peur qui provoquait toutes ces réactions inopportunes ? La peur de cette peau plus sombre, de cette tête de plus que les autres qui, pendant toute son enfance, l'avait obligé à se recroqueviller sur lui-même, à nier sa nature, sa force spectaculaire.
Désormais, tout paraissait sortir d'un mauvais rêve. Sa conscience subsistait, intacte. Ses muscles somnolaient, éteints. Il flottait à l'écoute du moindre appel, du moindre changement.
« Ta présence à bord sort de l'ordinaire ! continua le médecin. Alors, j'ai dû improviser ! »
C'était la quatrième fois que Yalthia se réveillait là, la quatrième fois qu'il assistait à cette scène, qu'on lui préparait une injection. Combien en supporterait-il ? À chacune d'entre elles, il sentait son bras s'enflammer, se tordre, le produit remonter dans ses veines. Puis, il basculait pour un temps incertain dans un obscur souvenir où son père le guidait jusqu'à une citadelle en prise avec les blizzards, cachée près des montagnes. Quel était le nom de ce bastion d'hiver ? Sa mémoire lui échappait.
Lorsque l'efficacité du sédatif s'atténuait, Yalthia s'empressait d'ouvrir les yeux dans l'espoir de retrouver les charpentes de sa chambre, les poutres de son nid douillet chahuté par les vents turbulents. Mais tout se consumait dès lors qu'il captait cette voix cynique, celle d'un bossu aux allures cauchemardesques amateur de musique fluette.
« Tu m'entends ? » lança-t-il depuis son tabouret grinçant.
Était-ce un sourire narquois qui pointait à la lueur du hublot ? L'homme s'était présenté à lui comme le docteur Luther, seul médecin à bord, une sorte d'apothicaire en somme, mais en moins convaincant ; Yalthia l'avait vu jouer avec de ridicules poudres colorées. Il prenait grand soin de les entreposer sous clef, dans des étagères qui jouxtaient son bureau. Combien en possédait-il ? Dix ? Quinze peut-être ? Rien de très impressionnant comparé aux centaines de plantes qu'utilisait son père.
« Bien sûr que tu m'entends, affirma-t-il. Tu me fixes même du regard. »
Luther le dévisageait. Ses yeux scintillaient comme deux amandes noires sur son visage émacié. Une fine cicatrice cheminait, en pointillés, d'une narine à l'autre en passant par l'arrière de son crâne entièrement rasé. Elle délimitait deux zones sur son visage, chacune d'une carnation différente. La partie haute affichait une peau claire, quasi translucide ; d'horribles veinules en sillonnaient la surface. La partie basse frappait par sa noirceur intense. Lorsque l'homme souriait, il dévoilait, sans pudeur, une rangée de dents jaunies et acérées. Yalthia n'avait jamais rien vu de tel. S'agissait-il du véritable faciès de cet étrange médecin, assemblé à la façon d'un puzzle, ou d'un masque cousu à même la chair ?
« Ton calvaire ne sera pas long, alors sois patient ! reprit-il. Je te prépare ta dose. »
D'un tiroir, il sortit un tube qu'il nomma seringue. La pointe étincelait.
« J'ai dû jongler avec nos maigres réserves de sédatif pour en démultiplier l'effet. »
Il se traîna jusqu'au lit, la tête encastrée entre ses épaules. Dans son dos, deux bosses soulevaient le tissu de son uniforme gris. Par-dessus ses vêtements, l'homme portait un tablier impeccable. Il s'y essuya les mains avant de s'asseoir à côté de Yalthia.
« C'est que tu encaisses plus que la moyenne ! » ironisa-t-il.
Son détachement odieux glaçait le sang.
« Heureusement, le cuisinier m'a donné accès à ses casseroles. Rien que pour toi ! C'est un chic type, celui-là, un humain sans avenir, certes, mais un chic type. Il est allergique à la farine. C'est un comble ! »
Il jubilait.
« Quand il a la goutte au nez, gare à ta pitance ! Choisis la bonne assiette ! »
Yalthia s'était longuement interrogé sur ses intentions. Il avait d'abord cru à un de ces empailleurs dont son père lui parlait régulièrement, ces taxidermistes expérimentés au service des braconniers d'Ouräth, qui transformaient les cadavres en œuvres d'art immortelles. Après tout, qui d'autre pouvait bien le garder prisonnier à part ces saletés de chasseurs qui leur pourrissaient l'existence ? L'avait-on vendu comme trophée ? Le préparait-on à une expérimentation quelconque ? Toutes ces questions se bousculaient. Yalthia n'y trouvait aucune réponse. Il ne se raccrochait qu'au simple fait que ce médecin, aussi bavard et cynique soit-il, l'avait laissé en vie.
Mais alors, qui étaient vraiment ses geôliers ?
« Les Sappirs me fascinent ! » lança Luther en lui relevant la manche.
Sa main froide se posa sur le bras brûlant de Yalthia. Le colosse se crispa imperceptiblement. Juste dans le pli du coude, le médecin appliquait un baume dont les vapeurs vinaigrées démangeaient les sinus.
La musique s'emballait.
« Votre squelette est extraordinaire ! » s'exclama-t-il.
Il se releva pour attraper la seringue sur son bureau...
« Et le tien... Le tien, tout particulièrement, dépasse l'entendement ! »
...la plongea dans un récipient où reposait un liquide verdâtre...
« Nous n'avons pas encore eu le temps de tout t'expliquer, mais ce corps... »
...y aspira la substance...
« Ton corps... » hésita-t-il.
...et la frappa d'une pichenette. Quelques gouttes s'échappèrent.
« Il n'a rien de comparable avec celui de tes congénères. »
Enfin, il revint s'asseoir près de Yalthia, la seringue à la main.
« Je ne vais pas m'étaler sur le processus qui t'a mené ici, continua le médecin. De toute manière, nous-mêmes... Ma race, j'entends – celle des Manticores ! Nous ne sommes pas en mesure d'en cerner toutes les subtilités. Pourtant, nous ne sommes pas les derniers sur l'échelle de l'évolution. »
Il releva le menton avec dédain.
« Tu sais, depuis sa formation, l'Enclave conserve des dossiers sur tout et n'importe quoi. J'en ai lu une quantité incommensurable, mais infinitésimale au regard des lignes et des lignes qu'hébergent les bibliothèques. »
Il mima une pile gigantesque de livres, la seringue au sommet.
« Cela fait plusieurs centaines d'années – peut-être plusieurs milliers – que des érudits de tous bords vouent leur vie aux calculs des cycles d'arrivée, aux probabilités d'apparition de telle ou telle génération. Nous avons conclu quelques règles globales mais, parfois, il arrive que des anomalies ébranlent notre solide raisonnement. Nous appelons ça : les Ponctuels. »
Il plongea ses yeux dans ceux du colosse.
« Je suis intimement persuadé que tu es l'un d'entre eux, une de ces anomalies.
— Une anomalie ? »
Les tempes de Yalthia se gonflèrent de rage. Le médecin n'y fit pas attention.
« À ma connaissance... »
La musique l'emportait dans ses gestes ; il exultait.
« ...les Sappirs possèdent les structures osseuses les plus résistantes de toutes les espèces répertoriées jusque-là. Nous nommons ça exosquelette. Ces os grandissent en continu, même après votre mort. Certains d'entre vous ont même développé des cornes... »
Il singea des cornes imaginaires au-dessus de sa tête...
« ...d'autres des plaques pectorales ou dorsales. »
...et se cogna le torse du poing. L'aiguille de la seringue lui frôla le menton.
« Un peu comme une armure naturelle, une armure qui prend racine dans la moelle, forme des appendices externes en écartant les chairs et s'installe durablement à la surface. Mais toi... »
Yalthia ne comprenait pas ce jargon.
« Tu es le Sappir le plus humain qu'il m'ait été donné d'étudier », s'extasia le médecin.
Ces mots ne signifiaient rien, sinon une insulte, un crachat, un résidu de murmure que le géant voulait oublier à tout prix. Certes, on l'avait adopté, mais cela ne faisait pas de lui un monstre. Yalthia était un humain. Il se sentait humain.
« C'est ce qui nous a biaisé à l'embarquement. Nous n'étions pas préparés ! »
Les notes s'adoucirent. Envoûté, le médecin soupira.
« Si seulement tu pouvais venir avec moi à Egydön. Baladrek ne te mérite pas, se plaignit-il. Là-bas, nous t'ausculterions sous toutes les coutures. »
Il enfonça son doigt dans l'avant-bras du captif.
« Un petit bout de ta chair peut nous en dire beaucoup. Mais il faut le matériel adéquat pour la conserver, pour la transporter et l'analyser. Ce n'est pas dans ce foutu rafiot miteux que je vais pouvoir t'en apprendre plus sur toi-même ! Que je vais faire parler de moi ! J'ai une certaine ambition, vois-tu ! Je suis de ceux qui... »
La musique s'arrêta, le médecin aussi, figé en croix, les bras tendus. Son front blafard s'empourpra. D'un saut, il se jeta sur le cylindre musical, souleva le couvercle entraîné par l'entonnoir, fit pivoter l'aiguillon de la droite vers la gauche, puis referma la boîte dans un vif claquement. La machinerie s'enclencha. Les premières notes s'envolèrent en fanfare, suivies de lointaines percussions.
Luther décolérait déjà.
« Ha ! C'est mieux ainsi ! » avoua-t-il, rêveur.
Guilleret, il revint s'asseoir à côté du colosse.
« Avec mon discours, j'en oublie ton injection ! »
Yalthia sentit ses sourcils se froncer.
« Rares sont les patients qui me laissent parler si longtemps ! » ironisa-t-il.
Il approcha l'aiguille d'une veine qui pulsait à plein régime.
« Détendez-vous ! »
Mais avant même qu'il ne perce la peau, quelqu'un cogna à la porte.
« Docteur Luther ! » s'époumona une voix à travers les panneaux métalliques.
Le médecin se crispa lorsque l'individu s'invita dans la cabine.
« Foliot, vous nous interrompez dans notre intimité ! » hurla-t-il.
Furieux, il frappa sèchement le cylindre. Le silence l'emporta sur la musique.
« Vous auriez pu... commença Luther.
— Vos affaires, vite ! le coupa l'autre.
— Mais...
— Il y a eu du grabuge près des réserves ! »
Le médecin écarquilla les yeux, avant de secouer la tête.
« Il se vide... Il se vide de son sang ! articula Foliot entre deux respirations.
— Je... Je vous suis...
— Prenez tout ce que vous pouvez ! »
Précipitamment, Luther fouilla dans ses étagères, agrippa à la volée quelques récipients et les enfourna dans une lourde sacoche qu'il entreposait sous son bureau. Avant même qu'il ne sorte de la pièce, une détonation retentit dans les couloirs. Les deux hommes se figèrent. Yalthia frémit.
« Vite, le Lieutenant nous attend ! » lança Foliot, le visage blême.
Ils repoussèrent la porte derrière eux.
La seringue encore pleine gisait sur le bureau.
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