Chapitre 3
Les premières années avaient été sanglantes. La brutalité du traitement appliqué par le Griffon n'avait pourtant jamais altéré la bravoure teintée de fierté du chevalier défunt. Albéfica acceptait les tortures, comme le juste châtiment de ses fautes, mais il ne reconnaissait aucune supériorité à Minos et il continuait de le considérer comme un ennemi en puissance.
Perclus de douleurs, il parvenait encore à lui décrocher ce regard glacé de mépris, qu'il lui avait adressé lors de leur combat final. De quoi agacer l'orgueil du Juge, à qui personne n'avait jamais tenu tête de cette manière, encore moins aussi longtemps.
L'héroïsme d'une telle résistance avait fini par forcer l'admiration du Griffon tout en irritant son égo. Peu à peu, son premier projet de briser son captif par la brutalité, s'était mué en envie de l'apprivoiser pour mieux le rejeter ensuite. Parvenir à vaincre sa méfiance par un simulacre d'intérêt, pour finalement le clouer définitivement au pilori de sa solitude en bafouant un sentiment d'apaisement qu'il se plairait ensuite à ridiculiser à l'excès, serait vraiment exquis.
Plongés dans le pire dénuement, les humains finissaient tous par se raccrocher à de grotesques besoins affectifs, pour peu qu'on leur tende la perche, quitte à se tourner vers leurs propres bourreaux. Albafica n'échapperait pas à la règle, et Minos s'en délectait déjà.
Insidieusement, le Griffon avait alors modifié les règles du jeu. Les violences physiques s'étaient espacées jusqu'à devenir inexistantes, pour laisser place aux visites régulières d'un esthète qui ne demandait rien et se contentait de regarder. Lentement, le travail de sape s'opérait depuis.
Devant lui, le reflet immobile dans l'eau s'anima soudain légèrement, et Minos retint une inspiration de triomphe. L'expression figée et comme absente de son prisonnier se délitait, alors que le voile terne qui obscurcissait ses iris clairs cédait à une lueur plus révélatrice, que le Juge apprenait à connaître.
Cherchant son regard à travers le miroir de l'eau, les orbes d'un bleu si clair affrontaient maintenant franchement les siens. Et même si le Griffon n'y lisait encore que haine et détermination à ne pas vaciller en sa présence, le jeune homme ne parvenait plus à lui cacher sa perplexité croissante face à l'absence de nouvelles tortures.
Amusé, Minos se contentait de soutenir son regard, un sourire énigmatique sur les lèvres. Bientôt, il l'écraserait de son dédain. Mais tandis qu'il savourait à l'avance sa victoire, une autre pensée, à laquelle il ne voulut pas donner plus d'importance que celle de sa satisfaction personnelle face à une telle perfection, se mit à obnubiler son esprit : Albafica avait vraiment les plus beaux yeux du monde.
Pour Minos, la beauté d'Albafica ne souffrait d'aucune comparaison, sans qu'il l'assimila pour autant à une émotion quelconque. Il le considérait simplement comme une poupée d'albâtre vivante, unique et exceptionnelle, à laquelle il déniait le droit à tout sentiment humain.
Au début de sa détention, il s'était plus d'une fois diverti à utiliser les fils invisibles qui caractérisait son attaque la plus mortelle, pour jouer au marionnettiste. Il forçait ainsi ce corps sublime à prendre des positions grotesques, qui dans leur laideur ne parvenaient jamais à ridiculiser leur propriétaire.
Une chose pourtant chiffonnait Minos. Plus les années passaient, et moins il parvenait à ignorer le rempart de fierté, inébranlable et pourtant fragile, derrière lequel se réfugiait l'ancien chevalier des Poissons. Il n'avait jamais rencontré un tel adversaire. A tous les niveaux. Sa beauté enchantait son âme de collectionneur. Son courage impressionnait le guerrier aguerri. Son indéfectible engagement envers Athéna en imposait au Juge. Et pire que tout, sa façon de le regarder avec une supériorité un peu triste l'interpelait continuellement.
Un autre élément important jouait néanmoins en faveur de Minos. Avec un étonnement jouissif, il s'était rapidement aperçu que le corps préservé de son ennemi excluait en ces lieux toute la nocivité antérieure de son sang, qui interdisait à quiconque de le toucher sous peine d'empoisonnement immédiat. La défense ultime du beau chevalier n'existait plus, ce qui rendait sa situation d'une ironie d'autant plus cruelle.
Une torture de plus pour Albafica, qui sa vie durant avait souffert du poison qui le condamnait à un isolement pesant. Ici, le terme de cette malédiction ne lui servait à rien.
Personne ne satisferait jamais son désir de connaître au moins une fois la douceur d'une étreinte. Qu'elle soit guerrière, amicale, ou amoureuse, personne ne répondrait jamais au souhait du bel éphèbe. Mais cela donnait à Minos un avantage énorme. L'apprivoiser pouvait passer par ce miroir aux alouettes imprévu, qui laisserait d'autant plus anéanti son prisonnier lorsque le Griffon dévoilerait sa stratégie pour le repousser avec un mépris écrasant.
A travers le reflet de l'eau cristalline, Albafica ne baissait pas les yeux. Minos aimait cette sorte de joute muette, d'où pour l'instant aucun d'entre eux ne ressortait vainqueur. En plus de deux siècles, à aucun moment son prisonnier ne lui avait adressé la parole, ce qui dans un sens rendrait sa victoire encore plus délectable.
Car, le jour où il obtiendrait un regard dénué de haine, un mot de reconnaissance, ou l'ébauche d'un sourire, alors il aurait gagné. Il ne lui resterait plus alors qu'à l'enfoncer dans le désespoir éternel le plus noir.
Entre les trois options, le Griffon savait déjà celle qui aurait sa préférence. Que n'aurait-il pas donné pour voir un sourire s'épanouir sur ces lèvres délicates.
Cette évidence vint à nouveau le troubler. Désorienté par le cours de ses pensées, Minos finit par rompre lui-même l'affrontement de leurs regards, pour porter en avant la main qu'il gardait cachée derrière son dos depuis son arrivée. D'un geste désinvolte, il l'ouvrit au-dessus de l'épaule d'Albafica, tout près de sa joue, pour montrer la petite boite noire en forme d'écrin plat qui s'y dissimulait.
Avec délice, il vit les yeux clairs se teinter de méfiance, tandis qu'une crispation légère contractait la mâchoire du chevalier. Son mouvement le rendait dangereusement proche. Son joli captif détestait une telle promiscuité. Depuis qu'il avait découvert qu'il ne pouvait plus rien faire pour inciter son bourreau à garder ses distances, il s'évertuait à éviter ce genre de situation autant que possible.
Minos n'avait pourtant jamais eu aucun geste équivoque à son égard, autres que ceux dictés par les tortures précédentes qu'il lui infligeait, bien évidemment. Mais ceux-ci entraient dans un cadre purement professionnel, et ils n'avaient jamais pris un caractère franchement tendancieux. Albafica n'avait pas pu s'y tromper. Alors pourquoi réagissait-il comme s'il menaçait de le brûler ? Une légitime défiance vis-à-vis de la surprise contenue dans la boite sans doute.
Décidé à le surprendre, Minos ouvrit celle-ci d'une simple pression du pouce. Au léger déclic, suivi l'apparition d'un halo rosé qui se stabilisa en forme de sphère chatoyante d'une dizaine de centimètres.
La petite boule d'énergie conservait une assise stable en gardant son contact avec l'écrin. La beauté de ses irisations mouvantes formait une sorte de prison miniature, à l'intérieur de laquelle un petit papillon mauve virevoltait.
Le sourire de Minos s'accentua en songeant à la colère de Myu, lorsqu'il découvrirait que quelqu'un s'était permis de voler une de ses précieuses chrysalides sur le point de naître. Il se ferait un plaisir de remettre ce petit arrogant à sa place. Mais pour l'instant, ce qui l'intéressait, c'était le regard de pure surprise que ne parvenait pas à dissimuler Albafica.
Ce dernier avait beau se contraindre à une indifférence dédaigneuse en suivant les évolutions du lépidoptère délicat, il était évident que le mouvement de ses ailes l'enchantait. Il demeurait reclus depuis si longtemps dans l'immobilité d'un monde à la féérie froide et inanimée, où nul autre que son ennemi ne le visitait, que l'apparition de cette vie fragile ne pouvait que le séduire. Les battements rapprochés de ses longs cils noirs à eux seuls trahissaient son émoi.
Satisfait de son effet, Minos jugea qu'il était temps de le déstabiliser davantage. D'un geste nullement menaçant, il s'écarta pour déposer avec douceur la boite sur le calcaire blanc.
Fasciné par le ballet du papillon, Albafica suivit son mouvement sans quitter l'écrin des yeux. Un frémissement démasqua pourtant sa crainte de voir disparaître cet étonnant cadeau, et le Griffon se rengorgea. Bientôt, il récolterait le fruit de ses efforts. Oui, bientôt. Et alors, sa victoire serait totale.
Énigmatique et silencieux il s'en retourna, abandonnant son captif aux affres de nouvelles interrogations.
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