Taehyung se retourna dans son lit. Une fois, deux fois. Incapable de fermer l'oeil, il se redressa et s'assit au bord du matelas en tirant la couverture pour couvrir ses jambes. Les nuits dans la forteresse demeuraient fraîches, même avec le feu quasi éternel qui brûlait désormais dans la cheminée. Cependant, le froid n'était qu'un soucis de plus pour Taehyung.

Il ne parvenait pas à dormir, parce que ses pensées ne cessaient de jacasser à propos de ce qu'il avait vu. C'était impossible de les ignorer, de les ranger dans un coin et de ne plus s'en occuper. Le simple fait d'être dérangé par quelque chose d'aussi trivial l'agaçait, et il y songeait alors davantage.

Au cours du mois écoulé, Taehyung s'était constitué une image très précise du seigneur de ce pays reculé. Une image qui n'avait que très peu bougé depuis leur première rencontre. Distant et inexpressif, le tsar semblait incapable d'éprouver des émotions. Il était rare de le voir quitter son masque sérieux pour un sourire. La plupart du temps, il était peu amène dans son attitude comme dans son physique. Alors Taehyung s'était dit qu'un tel homme ne pouvait ni aimer, ni désirer. D'ailleurs, il n'était certainement pas marié, car il était jeune et ne portait aucune alliance –si tant est que la coutume soit d'en mettre. De même, on ne le voyait jamais en compagnie d'une noble dame.

D'ailleurs, comment aurait-il pu ? La forteresse était majoritairement habitée de soldats et soldates. Pour chercher de la compagnie digne de ce nom, il fallait soit se rendre en ville, soit se résoudre à piocher chez les domestiques. À première vue, un seigneur ne ferait ni l'un, ni l'autre.

Mais... les femmes dans son lit venaient bien de quelque part.

Taehyung posa ses coudes sur ses genoux, le visage tourné vers les braises qui diffusaient encore de la chaleur. Ce seigneur était donc ainsi ? Prompt à mettre de petites gens dans son lit ? Ou alors, il avait fait venir des catins de la ville ? Taehyung comprenait la démarche, lui-même songeait parfois à rejoindre la cité pour passer un moment hors de ses murs froids. Une idée qui n'avait pas vu le jour, parce que ses obligations le hantaient trop; qu'en penserait le seigneur, s'il apprenait ?

Taehyung fronça les sourcils inconsciemment. Au fond, ce qui le surprenait surtout, ce n'était pas que Jungkook s'acoquine d'une roturière... mais bien qu'il en fréquente deux, et en même temps ! Deux femmes dans son lit ! Taehyung n'aurait jamais cru cela possible et ça le perturbait davantage que prévu. Non pas qu'il trouvait cela condamnable; à Osiriat, c'était loin d'être atypique. Il suffisait de traverser le quartier des plaisirs pour avoir un bref aperçu des possibilités. D'ailleurs, là-bas, chaque établissement avait sa spécialité. Sauf que tout ça lui paraissait à l'opposé des moeurs d'ici, où tout semblait si reculé et les esprits si étriqués. Il fallait croire que Taehyung s'était trompé sur toute la ligne. Il ignorait encore tant de chose sur ce pays aux confins du monde.

Le mage dégagea la couverture et se leva avec l'idée de se rendre au-dessus, dans l'étude. Puisqu'il n'arrivait pas à dormir, mieux valait mettre ce temps à contribution.

[...]

Le vent chassait la poudreuse qui s'était déposée cette nuit sur les merlons des remparts. Le chemin de ronde était si étriqué qu'il était difficile de se croiser, mais c'était sans importance; rares étaient les âmes à rôder par ici. Il y faisait un temps glacial et la météo ce jour-là ne permettait pas de voir plus loin que la porte de la forteresse, en contrebas. Le tsar avait quand même décidé de sortir se promener sur le chemin de ronde et Taehyung l'avait suivi malgré tout. Le mage regrettait déjà sa décision.

Taehyung prenait appui sur les créneaux d'une main gantée. Le vent soufflait latéralement et lui envoyait des particules de neige dans les yeux, ce qui l'obligeait à les plisser. De sa main libre, il tenait le col de son manteau pour éviter la bise de s'engouffrer dans ses vêtements. Ça ne servait sans doute à rien, car il était déjà frigorifié. Il n'y avait de plus glacial que la mort, et encore, Taehyung se demandait si cette dernière n'était pas plus douce.

En fait, il n'y avait rien d'agréable dans cette promenade. Il fallait sans arrêt regarder où l'on mettait les pieds, au risque de glisser sur la pierre couverte de givre et de neige pilée. Heureusement que les remparts étaient assez hauts pour éviter tout risque de chute en contrebas, sans quoi Taehyung aurait certainement fait demi-tour par couardise. Il ignorait d'ailleurs comment faisait le tsar pour marcher devant lui sans ciller...

Jungkook s'immobilisa entre deux merlons. Taehyung s'arrêta lui aussi et tourna la tête pour observer la vue. Une vraie purée de pois. On ne voyait rien d'intéressant. Sauf que le tsar ne s'était pas arrêté pour ça, contrairement à ce que Taehyung pensait.

Il flotta un moment de vide, comblé par le sifflement perçant du vent dans leurs oreilles.

« Vous avez quelque chose à me dire, lâcha Jungkook à brûle-pourpoint. »

Au début, Taehyung ne capta pas ce qu'il insinuait. Il ne comprit qu'après un instant de réflexion et il aurait haussé un sourcil si son visage n'était pas si rigide.

« Rien du tout, mon seigneur.

– Vraiment ? J'aurais juré que vous aviez quelque chose sur le coeur depuis ce matin. »

Il était vrai que le mage s'était montré moins bavard ce jour-là. L'autre avait-il donc remarqué ?

Quand bien même, admit Taehyung à lui-même. Est-ce vraiment l'endroit pour en parler ?

Ils allaient finir en glaçon avant que la conversation ne soit close.

« Vous êtes marié, mon seigneur ? »

La question pouvait sembler malvenue, mais Taehyung n'avait pas pu s'empêcher de la poser. Le tsar avait certes une chevalière à son doigt, ça ne ressemblait pas à une alliance et il avait besoin d'en être certain.

« Non, répondit Jungkook, et sa réponse fut presque avalée par le vent. C'est ce que vous vouliez savoir ?

– Pas vraiment. »

Taehyung essaya de dissimuler son expression tout en resserrant un pan de son manteau pour mieux se protéger, car il n'était plus réchauffé par l'effort de la marche. Le tsar remarqua sans doute son rictus, car il enchaina sur un ton méfiant:

« Si vous projetez de me trouver une épouse...

– Pas du tout, interrompit Taehyung. Vous faites ce qu'il vous plait, mon seigneur. Et ce n'est pas mon rôle...

– Arrêtez vos manières, argua Jungkook, les sourcils froncés. Dites ce que vous avez vraiment à dire, ou je déplace vos quartiers sur les remparts. »

Quelle brute, songea Taehyung avant de tourner la tête avec dédain.

« Je peux comprendre que les seigneurs ont des besoins, commença le mage avec une pointe de piquant. Mais deux en même temps ? Je ne vous imaginais pas comme ça.

– Deux ? répéta Jungkook en fronçant les sourcils d'incompréhension.

– Il y avait deux femmes dans votre lit, hier. »

Là, les traits de Jungkook s'illuminèrent brièvement, signe qu'il avait compris de quoi il parlait. Mais il n'eut pas du tout l'air gêné comme Taehyung se l'était imaginé. En fait, il semblait presque amusé.

« Vous vous méprenez, assura le tsar en posant son poing sur sa hanche; sa cape voltigea quand une bourrasque se glissa entre les créneaux.

– Ça me semble clair pourtant, soutint Taehyung, suspicieux.

– Elles n'étaient pas là pour ce que vous croyez, expliqua Jungkook, à nouveau très sérieux. Ici, c'est comme ça que nous réchauffons les lits.

– Vraiment ? Il y a pourtant d'autres moyens, répondit le mage en arquant un sourcil. Avec une bassinoire, par exemple.

– Peut-être, mais je préfère éviter un incendie. »

Taehyung ne répondit rien, tout simplement parce qu'il ne pouvait pas argumenter davantage. À l'Académie, il arrivait parfois qu'une pierre de feu laissée sans surveillance brûle une literie ou un tapis... Jamais rien de dramatique, car il y avait milles façons de réparer les dégâts. Ici, en revanche, un incendie pouvait sans doute devenir un gros problème, surtout avec un accès à l'eau si limité. Taehyung réalisa soudain qu'il n'avait jamais considéré le feu comme un danger.

Après un instant de vide, le tsar reprit:

« J'imagine que vous ne faites pas comme ça, d'où vous venez.

– Non, avoua Taehyung. À Osiriat, c'est le corps que nous réchauffons de cette manière. »

Jungkook éclata de rire et le mage resta sans voix, tant il ne s'attendait pas à une réaction si honnête. Le tsar recouvra son calme peu après, les traits comme changés. Il paraissait plus détendu malgré la bise et les flocons qui se collaient dans ses cheveux. Il se tourna alors face aux remparts pour admirer le décor laiteux.

« À quoi ça ressemble, là-bas ?

– Les femmes ou le paysage ? marmonna Taehyung, surpris par la question.

– Le paysage, répondit Jungkook sans hésiter.

– Eh bien... c'est très différent d'ici. Il n'y a pas de neige et il ne fait jamais aussi froid, même en hiver. Et puis, il y a l'oasis. »

Jungkook parut méditer sur cette maigre description. Alors que Taehyung cherchait les mots adéquats pour décrire les rues parfumées d'Osiriat, la chaleur du désert et l'oasis luxuriant de l'Académie, le tsar amorça la marche pour se remettre en route.

« Continuons, lança-t-il alors. Sinon, nous devrons bientôt nous réchauffer comme chez vous. »

Taehyung acquiesça et lui emboita le pas, vaguement troublé par la remarque.

« Vous savez, commença le mage quand ils furent enfin à l'abri dans les escaliers en colimaçon. Il y a d'autres façons de chauffer votre lit. Je veux dire... des moyens magiques. Et sans risque de mettre le feu, je vous l'assure. »

Le tsar s'immobilisa sur une marche pour lui jeter un regard en biais.

« Seulement si vous êtes d'accord bien entendu, ajouta Taehyung en levant les mains tel un innocent.

– Faites ce que vous voulez, conclut Jungkook. De toute évidence, vous n'avez pas besoin de mon accord pour vous rendre dans ma chambre. »

Puis il descendit les marches sans l'attendre et sans regarder en arrière. Et heureusement, car autrement, il aurait vu l'expression coupable et embarrassée de Taehyung.

[...]

Depuis leur conversation sur les remparts, Taehyung avait décelé un changement chez le tsar. Infime, certes, mais un changement tout de même.

Lorsque le mage le rejoignait pour le repas et que les plats étaient déjà servis, Jungkook l'attendait systématiquement avant de commencer. Une politesse dont il ne faisait pas preuve, auparavant. Il se montrait également plus intéressé par les discussions que Taehyung amorçait. Pas au point d'être agréable et souriant, mais au moins, il ne le rembarrait plus à tout bout de champs. Ça se remarquait à peine, et ce serait sans doute imperceptible pour toute personne qui ne le côtoierait pas tous les jours.

Parfois, bien que rarement, il posait même quelques questions, notamment sur les contrées au-delà de la mer dont il semblait tout ignorer. Bien entendu, Taehyung avait été ravi de la sollicitation et lui avait expliqué en long, en large et en travers ce qu'il savait du monde, alors même qu'il n'avait jamais quitté Osiriat. Il s'épanchait particulièrement sur cette dernière ainsi que sur l'Académie. Après tout, il y avait vécu toute sa vie. Le tsar buvait ses paroles et réagissait en général par des rictus ou des haussements de sourcils. Il n'était clairement pas le meilleur auditoire, mais Taehyung s'en fichait bien; quelqu'un l'écoutait, c'était tout ce qui importait.
Un soir alors que le repas s'éternisait et qu'il n'y avait plus que de l'alcool sur la table, Taehyung fit par hasard le récit de son épreuve d'entrée à l'Académie.

« Tout ceux qui veulent étudier là-bas doivent passer une épreuve, expliqua-t-il en agitant sa cuillère devant lui. C'est comme ça qu'on sait si l'enfant est apte ou non.

– L'enfant ? répéta Jungkook, qui se trouvait assis au fond de son siège. Les adultes ne sont pas admis ?

– Bien sûr que non. »

Jungkook arqua un sourcil, l'air de demander pourquoi. Sauf que Taehyung était parfaitement incapable d'expliquer la raison d'une telle règle et il n'avait pas l'intention d'épiloguer sur ce détail. De toute manière, les coutumes l'avaient toujours très peu intéressés.

« L'apprentissage dure des années, dit-il comme si cela suffisait à justifier la chose. Très peu réussisse l'épreuve.

– Ça doit être difficile, commenta le tsar.

– Oh, non ! s'exclama Taehyung. C'est d'une simplicité ! »

Jungkook arqua un sourcil avec un vague sourire en coin, mais il ne fit pas de commentaire sur la fierté à peine dissimulée de Taehyung.

« Et en quoi cela consiste, alors ? interrogea-t-il. »

Taehyung esquissa un sourire en retour, satisfait qu'il lui pose la question. Il prit une gorgée de sa chope avant de reprendre:

« Ça se déroule dans une salle vide, sans fenêtre. Il faut simplement tenir une boule en verre dans sa main, comme ça, et imaginer n'importe quoi. »

Il mima le geste de façon théâtrale et le tsar parut sceptique, au vu de son sourcil arqué.

« Vous me faites marcher ? demanda-t-il, incertain. Ça ne ressemble en rien à de la magie.

– Pas du tout, assura Taehyung. Le verre est un excellent catalyseur. D'ailleurs, c'est pour ça que les baguettes sont faites dans ce matériau. »

Pour appuyer ses propos, Taehyung glissa sa main sous son manteau pour atteindre sa ceinture. Il tâtonna un instant avant de trouver ce qu'il cherchait. Chose qu'il ne s'était jamais imaginé faire un jour en arrivant dans ce pays, sous peine de finir peut-être à la potence, il glissa sa baguette hors de son étui et la montra au tsar en la tenant du plat de la main. Jungkook se pencha en avant pour observer l'objet de plus près. Elle était simple, lisse et sans fioriture.

Les quelques secondes que durèrent l'observation parurent bien plus longues aux yeux de Taehyung, qui éprouvait une sorte d'appréhension mêlée de satisfaction. Les baguettes étant aux mages ce que le feu était au forgeron, il s'agissait naturellement d'un objet dont on prenait grand soin et qu'il valait mieux avoir près de soi. Bien que chaque baguette soit tout à fait remplaçable, Taehyung éprouvait tout de même quelque chose d'étrange à l'idée de la montrer au maître des lieux.

Jungkook n'y trouva sans doute rien de spécial, car il se rassit au fond de son siège. Mais Taehyung ne le regardait pas; il était déjà plongé dans ses propres souvenirs. Ceux de ce jour où il avait été amené dans cette pièce vide, sans fenêtre. On lui avait demandé de se tenir au centre et un des examinateurs avait extirpé une petite sphère transparente de sa manche, qu'il avait déposé dans sa paume. Puis ils avaient reculés d'un pas. Taehyung se rappelait de leurs traits antipathiques, suivi d'un ordre –celui de tendre le bras– et on lui avait demandé d'imaginer quelque chose en fixant la sphère. Au début, il ne s'était rien passé. Il se rappelait vaguement d'une sensation de chaleur intense, suivit d'un sentiment désagréable... puis c'était terminé. La sphère avait disparu et il avait réussi l'épreuve.

Taehyung posa sa baguette sur la table, sans pour autant la lâcher; il garda la main dessus.

« Les examinateurs ont fait une drôle de tête ce jour-là, dit-il à voix haute avec un sourire qui trahissait sa félicité. »

Il revoyait le visage des deux hommes, certainement des mages. Eux qui s'étaient montrés impassibles avaient écarquillés les yeux comme s'ils avaient vus une licorne. Si seulement Taehyung se souvenait clairement de ce qu'il avait fait ! Malheureusement, il n'en conservait que des sensations floues. Après tout, cela s'était déroulé il y a des années...

« Ils étaient sans nul doute épatés, lâcha soudain Jungkook. »

Taehyung sortit de ses pensées et regarda le tsar avec un étonnement visible. Il avait d'abord cru que ce dernier se moquait de lui, mais il n'affichait aucun rictus dédaigneux. Jungkook arborait des traits naturels, desquels transparaissaient une sincérité pure. Perturbé par ce qui ressemblait à un compliment, Taehyung se plongea dans l'inspection factice de sa baguette. Elle reflétait des fragments de couleurs éparses; celle de sa peau, des torches et du bois de la table. Il lui semblait entendre son propre coeur avec plus de clarté qu'avant, comme si tout le reste s'était tu.

« Vous faites vraiment de la magie avec ça ? questionna Jungkook, après un temps de silence.

– Bien sûr, argua Taehyung avant de se lever et de vaciller un instant. Laissez-moi vous faire une démonstration, mon seigneur. »

Peut-être que le mon seigneur était de trop, ou qu'il l'avait vu vaciller, car Jungkook arqua un sourcil dubitatif. Malgré tout, il ne protesta pas et Taehyung retroussa alors sa manche en tenant sa baguette en main. Il prit une grande inspiration, pour se laisser le temps de réfléchir. Il fallait quelque chose de vraiment épatant...

Quelque chose qui impressionne Jungkook. Il devait être digne du compliment.

Le souvenir du dragon factice qui avait survolé l'assemblée, le jour où il était devenu mage, lui revint en mémoire. L'idée était toute trouvée.

Taehyung ferma les yeux pour se concentrer, mais la créature était plus difficile à imaginer que prévu, à moins que ça ne soit à cause de son esprit embrumé ? Dans tous les cas, il fallait se lancer. Taehyung sentit le flux fourmiller dans son bras et se prolonger dans ses doigts. Il avait le sentiment d'être un peu rouillé, et c'était sans doute le cas; après tout, il n'avait pas fait de véritable magie depuis plus d'un mois. Les petits tours et les amulettes ne comptaient pas, mais ce n'était pas une illusion qui lui donnerait du fil à retorde. Poussé par son instinct, il laissa libre court à la marée.

Le verre de sa baguette se mit à scintiller, puis à briller d'une vive lumière blanche qui manqua de l'éblouir. Un instant, Taehyung craignit de s'être laissé emporter et tenta de réfréner le flux dans son bras, mais il eut la sensation d'être devancé par quelque chose. Ses doigts se crispèrent quand il pointa le plafond de la salle à manger et qu'un fil éclatant s'échappa de sa baguette pour éclater en une pluie d'étincelles. Rouge de honte, Taehyung abaissa son bras, incapable de regarder le tsar après une si pitoyable performance. Ce n'était pas du tout ce qu'il s'était imaginé... Le silence qui s'abattît était presque assassin.

Jungkook applaudit. Pas frénétiquement, mais il applaudissait tout de même, et ce n'était pas rien. Taehyung exécuta une pitoyable courbette pour cacher la gêne qui le consumait.

« Ce n'était pas... C'est que, je suis un peu fatigué, débuta-t-il.

– C'était une belle démonstration, commenta le tsar.

– Inutile de mentir, marmonna Taehyung. C'était pitoyable, je le sais. »

Il y eut un court silence, pendant lequel Jungkook passa ses doigts sur son menton. Est-ce qu'il réfléchissait ?

« Peut-être, éluda-t-il finalement. »

Quoi ?

Taehyung fronça les sourcils et Jungkook sembla incapable de réfréner son sourire.

« Je suis fatigué, c'est tout, insista Taehyung. Mais demain, je...

– J'en ai assez vu, coupa le tsar, et à cet instant il ressemblait à nouveau à l'homme froid qu'il connaissait habituellement. Rasseyez-vous, vous n'avez pas terminé de raconter votre histoire. »

Taehyung se conforma sans rechigner, mais il eut toutes les peines du monde à reprendre le récit où il l'avait laissé. Il lui semblait que sa bouche était pâteuse et qu'il avait du mal à réfléchir. Sans parler de ses souvenirs, qui étaient trop fragmentés et éparses, plus encore qu'auparavant lui semblait-il. Alors il évoqua à nouveau Osiriat et ses rues parfumées, notamment les hammams publics. Lorsqu'il se languit des vapeurs chaudes, Jungkook l'interrompit.

« Nous avons aussi des sources, ici.

– Oh je sais, répondit Taehyung en se remémorant soudain ce qu'il avait enduré pour amener l'eau chaude à la forteresse. J'ai eu l'occasion de les voir... une fois.

– Ça fait longtemps que je n'y suis pas allé, commenta Jungkook sur un ton songeur. »

Pourtant, il pouvait faire venir cette même eau de source jusqu'à lui en ne prononçant qu'un mot. Se languissait-il du paysage qu'offrait les montagnes ? Ce que Taehyung dit ensuite lui échappa totalement, si bien qu'il ne réalisa sa signification qu'après que les mots aient franchis sa bouche.

« Nous n'avons qu'à y aller ensemble. »

Jungkook croisa son regard et le jeune mage se figea. Il attendit que le courroux du tsar s'abatte enfin, mais rien ne vint. La conversation reprit peu après sur un tout autre sujet.

« Donc, vous avez uniquement besoin de votre baguette pour exercer ? »

Il est curieux aujourd'hui, songea Taehyung. Et étrangement tolérant.

Il sentait poindre un élancement dans son crâne. Sans doute l'alcool et la fatigue. À moins que ça ne soit parce qu'il se remettait soudain à réfléchir au lieu de débiter tout ce qui lui passait par la tête.

« Pas seulement, expliqua Taehyung en évitant le regard insistant du tsar. Il faut toujours un catalyseur pour exercer, comme les sorts écrits ou les artéfacts. Parfois, il n'y a même pas besoin d'être mage pour s'en servir, parce que le sort puise son énergie ailleurs. Dans le bois, la pierre...

– C'est ce que vous avez fait pour l'eau et les feux, supposa Jungkook. Et pour tous les cadeaux que vous avez offert aux domestiques. »

Taehyung haussa une épaule, mais c'était comme s'il acquiesçait. Finalement, le tsar savait ce qu'il avait accomplis depuis son arrivée. Depuis quand était-il au courant ? Au fond, c'était sans importance. Ce n'était pas si surprenant qu'il sache car après tout, il était chez lui ici, et en maître.

« Tant que je peux être utile...

– Qu'est-ce qui se passe si la magie est pratiquée sans... catalyseur ? interrogea Jungkook.

– Eh bien, hésita Taehyung, désarçonné par la pertinence de la question. Faire de la magie à mains nues est très risqué, parce que si vous n'avez pas de catalyseur, alors c'est le corps qui le devient et... à petites doses, ça peut aller. Mais il y a des mages qui ont perdus leurs doigts. Et même leurs mains, parfois.

– Je ne vous ai jamais vu utiliser votre baguette, hormis tout à l'heure. »

Taehyung leva les yeux. Un vague sentiment de malaise l'envahit, et son mal de crâne s'était intensifié. Il passa ses doigts dans sa nuque moite.

« Vraiment ? Il faut dire que je n'ai pas eu beaucoup d'occasion de l'utiliser. »

Jungkook le considéra un instant, l'air de guetter quelque chose sur son visage, mais comme Taehyung demeurait statique, il haussa une épaule et se leva. Le mage l'imita après avoir ramassé sa baguette pour la glisser dans son étui. Il lui semblait en avoir dit bien plus que nécessaire au cours de cette longue discussion.

Une crainte, légère et sournoise, s'insinua dans son esprit. Celle d'avoir peut-être révélé tous ce qu'il y avait d'intéressant à son sujet. De n'être plus qu'un mage, et médiocre qui plus est.

« Je vous raccompagne, assura Taehyung, dont l'instinct lui criait de ne pas rester seul.

– Comme il vous plaira, répondit Jungkook. »

Ils se mirent en route dans le silence complet, délaissant leurs verres et la tiédeur de la salle à manger. L'atmosphère entre eux demeura étrange les premiers mètres, mais à mesure qu'ils marchaient quasi côte à côte, Taehyung oublia tout de son malaise. Le calme devint même agréable. La pénombre du couloir contribua sans doute à cette ambiance intimiste; il n'y avait plus qu'eux, rôdant comme des fantômes dans une forteresse aux confins du continent.

Plongé dans son imagination, Taehyung ne porta aucune attention aux portes et aux couloirs; il se laissa guider par Jungkook, qui connaissait le chemin par coeur. Aussi, quand ils furent arrivé devant les quartiers du seigneur, Taehyung ne réalisa pas tout de suite que le voyage prenait fin.

« Eh bien, dit-il avec hésitation. Je vais vous laisser...

– Vous ne vouliez pas réchauffer mon lit ? »

Il y avait quelque chose de perturbant dans cette formulation. Taehyung croisa le regard de Jungkook pour la énième fois de la soirée. Un bref instant, il s'imagina se glisser sous les draps du tsar, mais il eut tôt fait de chasser cette idée déplacée et impossible. Son attention se reporta presque aussitôt sur la carrure du seigneur, comme s'il était soudain conscient qu'il avait un corps et qu'il n'était pas simplement un concept.

Jungkook évoquait sans doute leur discussion d'il y a quelques jours, sur les remparts, et non pas autre chose.

« Je n'ai pas mon matériel, avoua Taehyung à demi-voix.

– Vous en avez vraiment besoin ? »

Taehyung eut l'impression que le tsar avait vraiment une idée derrière la tête. Impression qui s'évapora aussitôt quand le regard de Jungkook glissa sur lui sans que son expression ne trahisse quoi que ce soit de ses pensées. Il était impossible de savoir ce à quoi il songeait.

Taehyung fut très tenté de lire dans son esprit, mais il se sentait trop fatigué pour essayer une magie si énergivore et, qui plus est, amorale. Au fond, il craignait de franchir une ligne invisible qu'il semblait longer depuis tout à l'heure.

« Si vous insistez, commença finalement Taehyung. Je peux quand même essayer. »

C'était sans aucun doute la réponse que Jungkook attendait, car il fit un pas de côté pour appuyer sur la poignée et entrouvrir la porte. D'un geste de la main, il invita le mage à entrer. Taehyung passa le seuil mais n'alla pas bien loin. Les braises dans la cheminée dégageaient à peine assez de lumière pour distinguer les contours des meubles.

Jungkook refermera la porte derrière eux et Taehyung le sentit effleurer son dos quand il se dirigea vers un meuble précis. Était-ce intentionnel ? Taehyung aurait pu dissiper ce doute en éclairant toute la pièce d'un claquement de doigts, mais à la place, il demeura comme incapable de bouger. Il attendit que Jungkook allume une bougie, puis il zieuta le lit. Il fut étrangement satisfait de le constater vide. Un soulagement de courte durée, car Taehyung se remémora la raison de sa venue.

« Bon, et bien... »

Il n'avait pas de quoi faire un sort permanent, mais il pouvait improviser quelque chose. Il portait une main à sa ceinture pour prendre sa baguette quand Jungkook attrapa son poignet. Ce contact si direct figea son corps, rapidement suivi par ses pensées lorsque le tsar l'attira à lui sans prévenir. Il y eut trois coups hâtifs contre la porte.

Jungkook s'écarta si vite que Taehuyng crut avoir halluciné cet instant. Incapable de réagir, il regarda bêtement le tsar obliquer vers la porte pour ouvrir. La servante qui se tenait sur le seuil s'inclina plusieurs fois tout en balbutiant quelque chose en nordique. Taehyung comprit avec un peu de retard qu'elle s'excusait, et avec profusion. Elle s'était de toute évidence hâtée pour venir ici, à en juger par sa respiration hachée. Quelque chose n'allait pas.

Jungkook ne sembla pas voir ces signes –ou il feignit peut-être de ne pas les voir– car il lui ordonna sèchement de parler sans détour; son ton n'avait jamais été aussi cassant. Elle expliqua alors très vite ce qui l'amenait à déranger son seigneur à une heure aussi tardive. Taehyung ne comprit pas grand chose, si ce n'est les mots eau et accident. Il s'approcha, inconsciemment alarmé malgré lui.

« Que se passe-t-il ? »

L'expression de la servante s'illumina quand elle l'aperçut par-dessus l'épaule du tsar, comme si elle voyait en lui la solution miracle à son problème.

« Aide ! dit-elle dans un commun bancal. Aide, s'il vous plait ! »

Jungkook lui répondit en nordique et la femme reporta son attention sur lui avant d'hocher la tête et de repartir en toute hâte dans le couloir. Le tsar la suivit sans hésiter et Taehyung l'imita, encore incapable de comprendre ce qui se passait vraiment. Dans son poing serré, il tenait sa baguette et ne prit pas la peine de la ranger; elle risquait de lui servir.

Ils traversèrent de nombreux couloirs et descendirent un escalier sans ralentir avant d'arriver à destination; les cuisines. Taehyung se demanda un instant pourquoi la servante les avait conduit ici. Sur le chemin, il avait eu le temps de reprendre ses esprits et de cogiter un peu. Ce devait être une véritable urgence pour solliciter le seigneur en personne, à moins que ça ne soit une erreur de jugement. N'aurait-elle pas pu s'adresser aux généraux ? Ou même à un sergent ? Jungkook entra pourtant dans la pièce sans hésiter un seul instant, le mage sur les talons.

À l'intérieur, Taehyung fut déconcerté de voir tout un rassemblement autour de la grande table où l'on préparait généralement les plats. Légumes et épluchures avaient été dégagés de la surface pour accueillir un enfant, que l'on avait allongé à même le bois. Entre les épaules qui se bousculaient, Taehyung crut reconnaître son visage, mais il ignorait son nom et ce n'était pas le plus important à cet instant. Il repéra un torchon tâché de rouge et la seconde d'après, il fut saisit d'un haut-le-coeur.

L'enfant –sans doute celui d'une servante– était allongé sur la table et remuait péniblement, maintenu en place par des mains d'adultes. Ces mêmes adultes qui épongeaient le flux considérable de sang qui s'échappait de sa main tranchée. À vrai dire, presque la moitié de son bras avait disparu; la coupure, juste avant le coude, était si nette qu'elle semblait irréelle. Dans la pièce, nulle trace de la partie manquante et aucune arme qui aurait pu servir.

Jungkook s'avança et tous ceux qui se trouvaient entre lui et la table s'écartèrent en le voyant. Le seigneur n'eut pas besoin de se frayer un chemin jusqu'à l'enfant qui geignait de douleur, pâle comme la mort et couvert de sueur. Il donna des indications brèves aux domestiques désordonnés et certains sortirent en courant, sans doute pour aller quérir de l'aide ou le matériel demandé. De son côté, Taehyung n'avait pas avancé. Il était resté sur le seuil, tétanisé, mais il en voyait suffisamment de là où il était. Les servantes avaient tenté de faire un garrot avec un torchon pour ralentir la perte de sang, sauf que la table et le sol était quand même couvert de liquide poisseux. Une odeur âcre avait d'ailleurs envahi l'air tiède et se mélangeait avec les effluves de soupe, créant un mélange fétide. Quand le regard de Taehyung quitta enfin la scène horrifiante, il tomba sur la bassine renversée qui gisait près de l'âtre. Une bassine dans laquelle le sort de translocation était encore actif, comme en témoignait la couleur ambrée de l'encre.

Le déroulé de l'accident devenait alors clair et indéniable.

Taehyung eut la sensation que son corps ne lui appartenait plus, qu'il venait d'en être expulsé et que le froid s'insinuait jusqu'à son âme. Un désespoir sans fond le paralysa totalement, si bien que lorsque Jungkook se tourna vers lui comme pour solliciter son aide, il ne put que lui jeter un regard mortifié. Il vit le visage du tsar se refermer de manière indicible.

Taehyung ne fit rien. Pire, il se tourna de trois-quart pour ne plus voir l'enfant mutilé. 

Il serrait dans sa main sa baguette qui, à cet instant, n'était rien d'autre qu'un vulgaire bout de verre. Il se sentait parfaitement impuissant.