Chapitre Premier
3 Octobre 1812
— Yacynthe ! Il est arrivé, chéri.
L'automate abandonna ses occupations pour accourir dans la pièce de vie où son père l'avait appelé. En arrivant, le petit garçon de cuivre découvrit un homme aux cheveux en pétard avec des lunettes d'aviateur invariablement posées sur son nez.
— Colombus ! s'écria Yacynthe en enlaçant le corpulent bonhomme de ses bras métalliques.
— Tu n'as pas perdu ta force, répliqua celui-ci en ébouriffant des cheveux imaginaires sur le crâne de l'enfant.
Colombus était également savant, mais il s'agissait surtout du meilleur (et unique) ami du docteur Cole Wheeler. Il avait grandement contribué à doter l'automate de conscience. L'opération qui devait transférer l'âme du défunt fils de Cole ne se révéla pas être une réussite totale. Le garçon ne se souvenait de rien. L'assemblage de cuivre avait néanmoins pris vie et possédait une personnalité aussi débordante que celui dont il tirait son nom. Cole l'aimait comme un fils. Yacynthe était son fils ; même si ses engrenages et mécanismes complexes remplaçaient la chair et le sang.
— Quoi de neuf, Colombus ? demanda Yacynthe friand d'entendre les nouvelles aventures du scientifique.
— Pour être tout à fait honnête, mon bonhomme, c'est pas la grande forme.
— Que veux-tu dire ? renchérit Cole.
— Copperdrift Industry a fait du tri dans son personnel. Pourquoi continuer de financer la recherche alors que tout a déjà été découvert ? Enfin, ça, c'est l'excuse qu'ils trouvent. La vraie raison, c'est la pénurie de cuivre, tout le monde le sait. Et les rumeurs les disant prêts à mettre la clef sous la porte vont bon train.
Colombus regarda Yacynthe à la fin de son explication et sembla soudain mal à l'aise.
— Si tu savais la fortune que tu vaux, p'tit gars...
— Je peux peut-être te donner quelques pièces, si ça peut te permettre de retrouver du travail ! Les finitions de...
— Yacynthe !
— Pardon papa...
— Tu es vraiment un petit garçon en or, Yacynthe, dit Colombus la gorge nouée.
— Colombus, si tu as besoin d'aide, tu peux toujours demander, proposa Cole. Tu as fait beaucoup pour cette famille, dit-il en prenant délicatement les épaules de son fils. Et ce ne serait pas un problème si elle comportait un membre de plus. Yacynthe t'apprécie énormément et tu es mon plus vieil ami. Tu pourrais venir vivre avec nous.
Le petit automate laissa éclater sa joie à la perspective que Colombus rejoigne le foyer.
— C'est une proposition très généreuse, Cole. Il est vrai que je me suis longtemps demandé comment j'allais arrondir mes fins de mois, mais... mais...
Colombus regardait intensément le père et le fils, peinant à ravaler un sanglot qui finit par éclater. Yacynthe se précipita pour le prendre dans ses bras et le consoler.
— C'était le seul moyen, Cole ! Pardonne-moi !
— Ça va aller, Colombus. Papa va t'aider !
— Le seul moyen ? Mais de quoi parles-tu ?
À peine le docteur Wheeler eut-il achevé sa phrase, que la porte s'ouvrit à la volée. Une horde de soldats dont le chef de file arborait un long manteau de velours pourpre entra. Trois d'entre eux l'encerclèrent en pointant sur lui le canon cuivré de leur arme dernier cri.
— Papa ! hurla Yacynthe.
Le reste des militaires remarqua la présence de l'automate et lui saisit les bras pour l'empêcher de fuir. Le petit garçon resta coi, incapable de réagir face à une situation qui le dépassait complètement.
— Débat-toi, Yacynthe ! lui intima son père. Tu dois t'enfuir ! Il ne faut pas que...
Un jet de sang surgit du front de Cole. Un des soldats l'avait réduit au silence. Celui au manteau pourpre, le général. Yacynthe hurla de rage et se libéra de l'emprise de ses assaillants. N'ayant pas la contrainte d'un corps humain, la force de l'automate dépassait de loin celle du plus fort des hommes.
Il était perdu. Le petit garçon en lui voulait serrer son père dans ses bras. Une dernière fois. Mais il voulait surtout être un bon fils et sortit de la maison du docteur Wheeler. Son existence était un crime et personne ne devait en être au courant. Une seule personne partageait le secret et une seule personne était déjà de trop. Colombus les avait trahis.
Pourtant, il n'eut pas le temps d'y réfléchir. Yacynthe se précipita vers la porte d'entrée et courut aussi vite que son mécanisme le permettait. Les bruits de la ville et toutes les choses qu'il n'avait jamais vues assaillaient ses sens de toutes parts. C'était la première fois qu'il affrontait le monde extérieur. Son instinct de survie récemment éveillé prit le dessus et l'automate poursuivit sur sa lancée. Heureusement, son corps anthropomorphe ne connaissait pas la fatigue. Yacynthe aurait voulu prendre le temps de découvrir ce monde qui lui avait été interdit toute sa vie durant, mais il savait que la moindre erreur serait fatale. Il n'avait aucune idée de la direction qu'il prenait, se laissant guider par ses pas.
Il sema bien vite les soldats, mais poursuivit tout de même sa course effrénée pour être sûr. Il ne s'arrêta qu'une fois arrivé dans une zone industrielle a priori désaffectée depuis belle lurette. La familiarité du lieu le frappa. Il n'avait jamais quitté la maison. Et pourtant, un sentiment de déjà vu s'était emparé de lui et devenait un peu plus étouffant à chaque regard.
Yacynthe fit quelques pas dans une vaine tentative de fuir cette sensation. Le décor autour de lui se mit à tourner et des images de réminiscences défilèrent dans sa tête.
Il observait la zone d'une vue aérienne, depuis un zeppelin. Du mouvement au sol attira son œil. Un militaire, fonction réputée pour la violence et les expériences discutables de ses partisans, courrait avec empressement. Il inhalait si fort que le petit garçon pouvait voir sa poitrine se soulever et entendait presque son souffle monter jusqu'au dirigeable. Il avait l'air de s'enfuir. Pourtant, personne ne le poursuivait. Quelque chose glissa de sa poche et s'écrasa au sol dans un bruit métallique. Le soldat se retourna, mais n'osa pas faire demi-tour pour récupérer le bien perdu. Il continua sa course jusqu'à disparaître du décor.
Le fils du docteur Cole Wheeler, en revanche, était très intéressé par l'objet qui lui renvoyait une lueur cuivrée. Cuivrée ?! Cela pouvait-il être du cuivre, ce métal si rare et précieux ? Le petit garçon se pencha pour voir d'un peu plus près. Sans doute se pencha-t-il un peu trop près, car il perdit l'équilibre et passa par dessus la rambarde. Le dernier son qu'il entendit fut le cri déchirant de son père qui remarqua la scène un rien trop tard pour réagir. L'automate vit ensuite le corps disloqué du petit garçon, mort sur le coup, à l'endroit même où il se trouvait.
Son corps disloqué.
Car il comprit que le petit garçon et lui ne faisaient qu'un. Les souvenirs de sa vie antérieure lui étaient revenus en mémoire. Cole ne lui avait jamais dit qu'il avait eu un fils, un vrai petit garçon de chair et de sang, et que lui, l'automate, n'était qu'une expérience ratée pour le ramener à la vie. Yacynthe ressentit quelque chose qu'il n'avait jamais éprouvé auparavant, un sentiment nouveau. S'il avait été humain, sa respiration se serait accélérée, son visage aurait pris une teinte écarlate et ses poings se seraient serrés. Mais il n'était pas humain, son corps de vrai petit garçon reposait dans le sol depuis un an et seul un gros tas de métal lui permettait d'exister.
Les bribes de sa mémoire fraîchement retrouvée lui permirent de nommer cette émotion : rage. Il était en colère contre Cole. Il était en colère contre son père. Son créateur. Il lui avait caché sa vraie nature, il ne lui avait jamais clairement dit pourquoi il devait se cacher, il ne lui avait rien appris du monde extérieur. Et maintenant, il était livré à lui-même, sans aucune piste sur la marche à suivre, forcé d'assembler les morceaux de la vérité tout seul pour survivre. L'automate était si naïf qu'il n'avait même pas cherché à se défendre quand les soldats l'avaient immobilisé. Il ne connaissait rien du monde et avait besoin d'un guide pour se débrouiller. Même s'il détestait Cole en cet instant, il savait au fond de lui qu'il avait agi ainsi par amour, pour ne pas le blesser. Même s'il détestait Cole en ce moment, il restait un petit garçon qui se sentait trahi, perdu et avait besoin de son papa. Il avait besoin que son papa le prenne dans ses bras et lui dise que tout irait bien. Mais papa n'était plus de ce monde pour le réconforter. Et tout allait mal.
Yacynthe était agenouillé au sol. En sachant ce qu'il ressentait, on pourrait facilement l'imaginer émettre des sanglots déchirants pendant que sa poitrine se soulèverait frénétiquement. Mais il restait immobile, comme en veille. Son programme auditif était altéré par les pensées qui encombraient l'esprit de l'automate. Il n'entendit pas les pas derrière lui. Sa carcasse cuivrée étant dépourvue de capteurs sensoriels, il ne sentit pas des mains lui saisir les épaules. Ce n'est que lorsque le paysage défila devant ses yeux qu'il réagit.
Quand Yacynthe comprit et commença à se débattre, il était trop tard. D'autres soldats étaient venus en renfort. Il ne savait pas comment ils avaient fait pour le retrouver aussi vite ; et c'était le cadet de ses soucis. Il devait trouver un moyen de se sortir de là. Quand il parvenait à se défaire de l'emprise d'un soldat, deux autres l'attrapaient. Cependant, il sentait qu'il pouvait y arriver. Il devait y arriver.
Il y parvint et reprit sa course. Seulement, un militaire entravait son chemin. Yacynthe ne s'en formalisa pas. Que pouvait un être humain face à une machine dotée de conscience ? En revanche, il ne remarqua pas le drôle d'engin cuivré que tenait le militaire, et à la seconde où il actionna un levier, le corps de Yacynthe tomba au sol, inerte. Comme s'il perdait la vie une seconde fois en ce lieu fatal.
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