Chapitre I
Elisabeth
— Élisabeth, grogne-t-il, de sa voix perfide, chargé de son haleine fétide.
Les pas lourds et le grincement du vieux parquet m'avertissent de son approche. Les genoux repliés, les bras qui les encerclent, je plonge ma tête fermant les yeux, me déconnectant de ce qui va arriver.
La lumière m'aveugle au moment où il ouvre la porte du placard que j'occupe depuis que je suis rentrée de l'école. Habituée à ce qui va suivre, je ne tremble pas. Je connais son rituel par cœur. Chaque vendredi soir et plusieurs fois encore jusqu'au dimanche, c'est le même. Aussi, je n'émets aucun geste lorsque sa main rude m'agrippe le bras avec fermeté avant de me jeter sans ménagement sur mon petit lit.
— Bien, j'espère que tu vas être gentille et un peu plus coopérative, j'ai passé une sale semaine.
Je garde les yeux plissés pendant qu'il retire sa ceinture qu'il fait claquer sur le drap juste à côté de mon corps en signe d'avertissement. Il déboutonne son pantalon. Douloureusement je me plonge dans cet endroit imaginaire que je me suis créé dès la première fois où ce monstre a volé et pris de force mon innocence. Seul le bruit des ressorts me maintient encore dans cette triste réalité. J'attends que la cadence régulière cesse pour laisser place à un rythme soutenu synonyme de fin du calvaire.
Un brusque sursaut me sort de ce cauchemar me réveillant dans une sueur poisseuse. Comme si je pouvais me débarrasser de son horrible toucher que ma peau garde en mémoire, je me noie sous une eau brûlante. Vingt ans que mon sommeil est hanté par son odeur, ses mains répugnantes, vingt ans que je ne m'accorde seulement quelques heures nécessaires à mes besoins biologiques. Le repos, si tenté que j'en ai, n'est pas pour moi un moment de plaisir, en même temps, qu'est-ce qu'il l'est ?
Ma peau endolorie par le jet brûlant, je me sèche et m'habille machinalement. Une haute de queue-de-cheval complète ma tenue de parfaite employée pour le poste de serveuse que j'occupe dans une brasserie depuis six mois. Me voilà fin prête.
Les quelques mètres qui me séparent de mon travail s'effectuent rapidement et la dernière ruelle sur ma droite laisse échapper un bruit de canette roulant sur le sol. Deux hommes habillés de costumes sombres sont en grande conversation attirant mon attention. Leur posture me fait supposer qu'ils ne souhaitent pas être vus ensemble et que leur échange ne se passe pas très bien. Ne désirant pas être témoin malgré moi de la fin de leur entretien, je baisse la tête avant de filer à grande vitesse prendre mon service. Comme souvent, je suis en avance d'une petite demi-heure. Parfois il m'arrive de l'être de plus d'une heure. Ma vie monotone ne tourne qu'autour de mes emplois successifs, d'ailleurs, celui-ci est un record dans le temps. Mon caractère asocial me vaut de démissionner ou de me faire virer après trois voire quatre mois maximum. Mais dans cette brasserie, où la clientèle étant pour la plupart des hommes d'affaires pas très intègres qui aiment se retrouver ici pour acter toutes sortes de contrats louches, ma discrétion et mes interactions limitées plaisent à mon patron. Sans compter qu'il a pris pour habitude de gérer son planning avec mes avances lui permettant de grappiller quelques heures sur les autres postes. Ce qui m'offre une inimitié au sein de mes collègues dont je me contrefous.
— Ah, Liza, te voilà, tu tombes à pic, j'ai une grosse table importante qui arrive, tu peux te mettre en poste ? m'interpelle-t-il à peine ai-je foulé l'entrée.
— C'est pour ça que je suis là.
Il ne prête aucune attention à mon air dénué d'expression qu'il connaît bien maintenant et frotte dans ses mains avec entrain.
— C'est parfait, tu es exactement le profil qu'il faut pour cette table, se rassure-t-il.
— Bien, espérons que le pourboire sera en conséquence, alors !
Monsieur Ramirez sourit, mais demeure tendu, j'imagine que ces clients sont d'importants bonnets qu'il souhaite maintenir au chaud. Je sais qu'il trempe dans quelque chose de pas clair également, mais je me tiens à distance autant que faire ce peu de son business parallèle.
Je récupère mon matériel, m'informe du nombre de personnes attendu pour préparer une table, aussi éloignée que possible du reste des consommateurs, et suis fin prête à recevoir la petite assemblée.
Les hommes arrivent successivement, en à peine cinq minutes, ils se retrouvent tous les douze autour de la table ronde dressée avec finesse. Après un salut général, je remets la carte des boissons m'arrêtant un instant sur celui aux tempes grisonnantes qui se détache du lot de par son air froid et dangereux. Ses traits sont durs et sa posture indique qu'il s'impose en chef de réunion. Les mains croisées, il dégage une aura particulière. Un parfum de dangerosité et d'interdit flotte autour de cette table. Se sentant sûrement observé, il pose les yeux sur moi quelques secondes avant d'esquisser un rictus. Je le reconnais pour l'avoir aperçu dans la ruelle en venant, son acolyte, lui, est absent. J'analyse rapidement la situation et un sentiment grave qui se dégage m'indique que ces gens-là ne sont pas à la tête de grosses entreprises comme on l'entend. Fidèle à mes habitudes, je rebrousse chemin les laissant seuls, mais tout en restant à proximité pour prendre la commande quand ils en émettront le souhait.
Je déambule entre les tables continuant mon service quand celui que j'ai reconnu me fait un signe discret. Je m'empresse de les rejoindre et note intérieurement que leur rendez-vous s'est sûrement conclu par un accord satisfaisant puisqu'il me demande six de nos meilleures bouteilles de Champagne.
En revenant sur mes pas pour regagner le comptoir, un client m'interpelle bruyamment.
— Eh, viens pars là, petite !
La mâchoire serrée, je m'avance, je sais que j'ai quelques minutes de battement avant que le barman ne me prépare ma commande lancée avec mon terminal.
— Que puis-je faire pour vous ?
— Approche, chuchote-t-il, accompagnant le geste à la parole.
Le type lui faisant face sourit grassement et lorsque j'effectue un pas de plus pour me tenir à ses côtés, il glisse ses doigts sous ma jupe tentant d'insérer son index dans mon intimité. Par réflexe, j'attrape une fourchette et la plante à grande force dans sa main restée posée sur la nappe. Un hurlement presque bestial lui fait retirer sa patte baladeuse dégueulasse pour ôter le couvert planté profondément dans sa chair. Son sang ruisselle en abondance et pendant que j'admire ce spectacle, son collègue se lève brusquement.
— Espèce de sale pute, je vais te crever ! vocifère-t-il postillonnant dans ma direction.
Et alors qu'il se rue sur moi, je vois la terreur se figer sur ses rétines stoppant son élan de rage. Son visage juvénile blêmit faisant ressortir encore plus le brun de ses cheveux coupés à ras, tandis que le porc toujours assis continue de beugler de douleur. Les mains levées, le teint blafard et le regard liquéfié, il reprend sa place aidé d'un canon argenté pointé sur son front.
— Allons, allons, messieurs, ce n'est pas une façon de faire avec une dame.
J'ancre mes yeux sur mon client à la coiffure poivre et sel qui s'est invité dans ce tumulte en me demandant s'il est le genre de personne à avoir le cran d'appuyer sur la détente. Je pense que oui, c'est l'impression que j'en ai eu quand il a pris place au milieu de la table ronde. Il m'a tout de suite fait ressentir que je n'avais pas devant moi un simple homme d'affaires. Et puis, au vu de la nouvelle clientèle de Ramirez, il est aisé de deviner ce qu'il en est.
— Bien, toi, arrête de pleurnicher et demande pardon à la demoiselle, ordonne-t-il de sa voix grave.
L'homme prostré tremble sans que je n'arrive à savoir si c'est à cause de la peur que lui inspire l'arme ou de la douleur qu'il ressent.
— Pa... pa... par... pardon, finit-il par lâcher.
— Bien et maintenant, j'aimerais mes bouteilles ! claironne-t-il.
M'adressant un large sourire, il rejoint son groupe, l'arme toujours à la main. Je doute quelques secondes et termine quand même par regagner le comptoir où plusieurs seaux m'attendent. J'opte pour une petite desserte à roulettes me limitant à un seul voyage quand j'aperçois mon patron éponger son visage gras transpirant. On le croirait au bord du malaise ou de l'asphyxie. Eh bien quoi, il ne prévoyait pas qu'il y ait ce genre de dérapage avec cette clientèle particulière ? Il est sûr que sans l'intervention de cet homme, j'aurais été virée sur-le-champ et sans ménagement. Ramirez m'aurait assurément dit que me laisser tripoter fait partie intégrante du métier et que je n'ai qu'à me taire. Satisfaire les connards pervers qui paient pour un verre en me contentant de gros pourboires serait digne de sa brigade. Je l'imagine pris entre l'envie de me jeter et la peur de la réaction de ses nouveaux amis pissant dans son futal caché derrière son zinc.
Je suis beaucoup de choses, d'après les expertises de mes innombrables thérapies, mais pas vulnérable. Depuis le temps, ce gros con aurait dû s'en rendre compte...
Le temps de tout mettre en place, le porc et son pote ont déguerpi, je circule avec aisance comme si rien ne venait de se passer. Alors que je dépose leur commande au centre de la table avec les flûtes, je constate que l'arme est restée près de son propriétaire qui n'a pas jugé bon de la ranger dans son endroit d'origine. Après avoir servi le dernier verre, il attrape ma main avec fermeté, sans pour autant me faire mal.
— Présentez-vous ce soir, à dix-huit heures à cet endroit, me murmure-t-il glissant une petite carte dans la paume de ma main. Je vous offre le double de salaire qu'on vous propose ici.
Mon regard se fronce et comprenant sûrement ma pensée, il poursuit :
— C'est pour un poste de serveuse, n'imaginez rien d'autre. Chez moi, les femmes sont respectées, les seules qui se font peloter sont celles qui le désirent.
Après une courte grimace dubitative, je hoche la tête en guise d'approbation, refermant mes doigts sur le bristol.
— J'y serai.
— Bien, vous pouvez disposer, nous avons tout ce qu'il nous faut, tranche-t-il en attrapant une bouteille et me tendant un pourboire.
Le bleu de ses yeux pétille, sa mâchoire carrée se détend obstruant ma présence, il reprend le fil de sa conversation avec ses comparses. Restés impassible devant la scène qui s'est déroulée à quelques mètres de leur table. Tous vêtus de costumes aussi sombres que leur expression, ils poursuivent le fil de leur échange.
Leurs éclats de voix deviennent un lointain écho quand je me décharge de mon matériel près de la caisse. L'index et le majeur proches de mon sourcil gauche en guise d'adieu en direction de Ramirez, je repars chez moi avec sérénité.
Faisant tournoyer la carte entre mes doigts, je réfléchis à cette nouvelle opportunité. Je n'étais pas attachée à ce poste, pour être tout à fait honnête, je ne suis attachée à rien ni personne. C'est donc sans regret que je m'apprête à emprunter ce nouveau chemin qui se présente à moi.
***
J'ouvre la porte de mon minuscule studio, déposant l'énorme pourboire dans ma boîte à chaussures prévue pour les urgences. J'espère que ce n'est pas une avance sur mon futur salaire, car la somme me paraît bien conséquente. Si les choses tournent enfin correctement, je pourrais envisager de déménager ; en tout cas, ce billet de cinq-cents euros peut fortement contribuer pour une caution, c'est un bon début. Car même si je n'éprouve pas vraiment de sentiment, cet endroit me rappelle sans cesse ce putain de placard dans lequel je me planquais étant enfant. Grimaçant à l'évocation de cette partie de ma vie, que je préférerais arroser d'essence, je tourne en rond cherchant à m'occuper. Il me reste plusieurs heures à tuer avant ce service, je m'adonne donc à la chose que je sais faire le mieux en attendant : le sport.
Comme toujours, ma séance est organisée, précise. J'entame de longues séries de squats entrecoupés d'abdominaux et de pompes. Toujours rigoureuse, mes exercices sont réalisés à la perfection. Je vais au bout de mon endurance, repoussant chaque jour un peu plus mes limites. Mais, aujourd'hui, mon cœur bat déraisonnablement plus fort, j'imagine que la vue d'une arme a éveillé, excité mes pulsions les plus primaires. L'envie de prendre son arme, la tenir entre mes mains a aiguisé ma curiosité et hante en filigrane mon esprit.
Un rapide coup d'œil sur mon réveil me fait cesser mon entraînement. Après avoir rangé mes haltères, je file sous la douche. Je me demande quelle tenue je dois vêtir pour ce job. Je ne sais pas si le lieu est aussi strict que la brasserie ou si je peux me permettre d'être à l'aise. Puis, en concluant qu'il n'avait qu'à préciser, j'opte pour un jean brut et un petit chemisier sombre dont je ne ferme pas les deux premiers boutons.
Sans appréhension, je me dirige vers l'adresse notée sur la carte. Là encore, ce n'est pas très loin de chez moi, le chemin est assez rapide. Lorsque j'arrive devant l'endroit, mes yeux scrutent la façade assez chic et récente. Je suis passée souvent par cet axe, je n'avais jamais remarqué l'écriteau sur fond noir portant l'inscription « l'Aphro » calligraphiée en argenté.
Je tape sur l'épaisse porte en métal et attends quelques secondes avant que quelqu'un ne m'observe par le judas. Machinalement, je pointe la carte devant et tel un sésame, les verrous sautent. Je fais face à un imposant videur aux muscles massifs que je détaille de la tête aux pieds.
— C'est toi, la nouvelle serveuse ? m'interroge-t-il avec froideur.
— Je suppose, glissé-je à demi-mot.
L'homme me fixe un instant, puis m'indique de le suivre. Sa peau dorée luit au gré de la lumière artificielle qui fait ressortir sa chemise immaculée. Mon regard se détache de cette montagne pour contempler l'espace dans lequel je pénètre, ouvrant un immense champ de questions. Le long tunnel à faible éclairage me donne la sensation de m'introduire dans une grotte. Plus nous nous enfonçons et plus le son des basses augmente pour finir par atteindre un volume régulier m'offrant enfin une vue complète de l'endroit dans lequel je me suis jetée.
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