Chapitre 02 : Gloire aux êtres insensibles.
Descendre de London Eye m'était plus aisé que de la grimper. Manquer des barres et défier le vide à cause de mes maladresses aveugles faisait rire les autres à gorge déployée. En arrivant à mi-hauteur près d'une nacelle, je pris une pause. J'étais partie en éclaireur, suivit de Morgan. Nous étions chargés de surveiller les environs, guetter un œil sur la flicaille qui pouvait traîner par ce temps. Sous les lampadaires de Queen's Walk, il se mit à pleuvoir. L'ombre d'une silhouette se dessina. Lorsque Morgan me rattrapa, il était de dos face au vide, concentré sur le moindre de ses mouvements.
— Eh, on nous surveille, fais gaffe.
Il se tendit à l'extrême, tourna le regard dans ma direction et enchaîna :
— C'est un condé ?
J'observai avec plus d'attention tandis que Morgan gardait sa position immobile. Même face à la pluie de petites gouttes, la personne ne bougeait pas. Je ne voyais pas son visage mais il avait la carrure d'un homme et un sweat à capuche bien trop large. La lumière artificielle me servait à discerner assez de détails, mais rien de suspect.
— Négatif.
— Alors on s'en balance.
Il leva spontanément la tête vers le sommet de London Eye.
— Voix libre, vous pouvez tous descendre.
Nul doute que cet inconnu l'ait entendu. Sa voix graveleuse m'offrit un frisson. Ou peut-être était-ce les températures qui baissaient de plus en plus ? Ils commencèrent à descendre un à un lorsque je me rendis compte que je fixais ce garçon avec trop d'intensité. Une onde étrange me traversa. Un frisson s'empara de ma peau. J'espérais que ce ne soit que le vent qui me caressait la peau depuis tout à l'heure. Il devait être au moins deux heures du matin, qu'est-ce que ce type faisait là ?
— Qu'est-ce que tu fous, Oprah ? grogna Faith au pied de la grande roue.
L'apesanteur n'avait plus aucun effet sur moi. Je ne tenais plus qu'à la seule force de mon corps, à moitié assise sur le dossier de la nacelle. Le vide était toujours aussi immense mais celui qu'avait creusé cet inconnu dans mon esprit me rappelait amèrement Damian. Non, je devais rester intouchable. Gloire aux êtres insensibles, c'était mon credo. Je secouai vivement la tête pour me remettre les idées en place. J'effaçai de ma tête cette vision et tournai le dos au néant avant de dévaler avec habilité la seconde moitié de notre grande roue. Les sensations fortes terminées, je posai mon premier pied à terre. Le sol trempé laissait l'eau transpercer mes maigres semelles.
Cool.
Lorsque Morgan me vit faire la moue, il se rapprocha de moi, passa son bras gauche par-dessus mes épaules et m'entraîna avec lui dans sa marche. Sur mes quelques pas, mon regard ne quitta pas la silhouette immobile qui se trouvait adossé sur le bâtiment. L'inconnu sans visage ne flancha pas face aux bruits et aux fortes paroles que provoquaient notre groupe. Puis, il disparut de mon champ de vision.
— T'occupes, c'est sûrement un fils de Républicain, cracha-t-il une fois trop loin pour que l'on puisse nous entendre.
— Il avait des affaires de Monarchiste. Tu l'as vu ou quoi ? fis-je remarquer. Il se tenait comme un vieillard.
— Et tu n'as pas vu son visage, enchaîna Faith, juste devant nous.
— Personne ne l'a vu. Il voulait juste nous foutre les chocottes.
Le soleil allait presque se lever lorsque nous retournâmes au hangar. Je sortis ma cinquième cigarette de la nuit. Mes yeux tiraient vaguement vers le sommeil, mais pas assez pour que j'aille me coucher en même temps que les autres. Je m'installai à bout de bras sur le capot de notre poubelle. Mes pieds ne touchaient plus terre. Je sortis mon briquet et allumai ma sèche. Ils étaient tous rentrés. Seule face au dégradé pastel du ciel, je me figeai. L'homme qui nous fixait près de London Eye traversa le terrain boueux du quai. Lorsque je clignai des yeux, il avait disparu. Un instant, je crus rêver. Mon tabac brûlait dans le vide. Pour la première fois, je ne me sentais pas en sécurité sur mon propre territoire. Tout laissait à croire qu'il n'était jamais venu par ici et pourtant, il était vêtu comme un Monarchiste. Tout le monde se connaissait ici. Alors qu'est-ce que ce type faisait là ?
J'apportai le bout de ma cigarette à ma bouche. Durant de longues minutes, je ne fis que rester silencieuse, observant le levé du soleil à ma droite, juste derrière le hangar. La fumée se reflétait d'autant plus sous les premiers rayons. Je soupirai avant de me relâcher. La nicotine ne me détendait pas. Je fumai encore pour tenter vainement de calmer la nervosité qui montait en moi.
Rien à faire.
J'écrasai mes premières cendres contre la poubelle avant de m'engouffrer à l'intérieur du hangar. Cet inconnu n'avait pas intérêt à franchir ce seuil ou il le regrettera. En gagnant l'étage, tout le monde s'était déjà installé. Interpellé par mon manque de discrétion, Morgan passa le visage hors de son espace privé.
— T'as déjà terminé ? D'habitude tu prends au moins un quart d'heure.
Je le devinais installé en tailleur sur son matelas, ce qui me donnait un angle de vue plongé sur ses nombreuses taches de rousseur. Du côté de Faith, j'entendais du bruit, mais elle ne se montra pas pour autant. Je soupirai, penaude.
— L'autre type est passé dans le quartier. Je n'avais pas envie qu'on m'emmerde.
Il me toisa, incrédule.
— Mais il sort d'où ce type ? lâcha-t-il dans un murmure.
Les garçons devaient sûrement profiter de leur profond sommeil. Et ils avaient bien raison. Quant à moi, nerveuse mais toujours éveillée, je me contentai de me planter au milieu du maigre couloir et de me perdre dans mes pensées. Peut-être que c'était un enfant de corrompus et qu'il avait fini par quitter le navire ?
— Tu veux que j'enquête ? Il me paraît louche. J'aime pas qu'il tourne autour du QG. Faut lui apprendre les bonnes manières.
— Fais ça discrètement au début, alors. S'il commence à fourrer son nez partout, je t'autorise à le frapper.
Je souris bêtement.
— Pas besoin de me le dire deux fois.
Courant de l'après-midi, Morgan et les garçons avaient récupéré leur planches de skateboard. Elles étaient miteuses et les vis tenaient à peine sur certaines mais ils s'en foutaient. Faith se trouvait avec moi sur la banquette du grand salon. J'avais vu sur l'extérieur. Le soleil était gris en cette fin de septembre. Dans mon dos, les roues dansaient contre le sol bitumeux du hangar. Faith avait récupéré un jeu de Poker quelques années plus tôt de ses parents. Ils n'étaient pas morts, non. Ils avaient été corrompus. Quant au père célibataire de Morgan, il avait subit le même sort que ma mère. Avec ces cartes, nous avions cette fois-ci décidé de faire une partie de Bataille. Devant moi, elle restait concentrée sur ses cartes. J'avais un roi en main. Est-ce qu'elle avait un As ? Elle posa son jeu une fraction de seconde avant moi. Un huit était dessiné sous mes yeux.
— Je t'ai encore niqué, lâchai-je dans un fou-rire.
Elle cracha un juron avant de perdre son regard sur les garçons. Son profil était fin, lisse et parfait. J'avais la peau granuleuse à cause du tabac et je détestais mon nez. A ma droite et à sa gauche, le trio s'amusait bien plus que nous. Elle garda les mains fermement accrochées à ses cartes mais ne détournaient pas l'attention d'Austin. Je la soupçonnais depuis des mois d'avoir le béguin. Elle était son aînée de trois ans.
Après un instant de silence entre nous, je fus déconcentrée. Une ombre passa devant l'entrée du hangar. Je me figeai sur l'extérieur avant de me dresser et de glisser un faible « je reviens » à Faith. Je quittai mes plates-bandes et passai le seuil de l'endroit. Les premières bourrasques d'automne accompagnaient le ciel gris. L'odeur de pluie commençait à galvaniser l'atmosphère. La silhouette qui avait attiré mon attention se dirigeait à présent vers la droite. Les mains dans les poches, un sweat à capuche.
Le MI6 avait intérêt à m'engager après mon enquête.
J'avançai à pas rapides jusqu'à me trouver assez proche. Il ne se retourna pas. Je ne savais pas s'il m'avait repéré ou s'il n'avait aucune notion de ce qui l'entourait. Il marchait certainement sans but, juste pour attirer l'attention, mais je ne devais pas me débiner. Lorsqu'il tourna dans une ruelle près de l'ancien Bridge Theatre, je m'arrêtai. Devant moi se trouvaient des immeubles et des restaurants à l'abandon. Les Républicains avaient surtout migré du côté du parlement, ce qui nous laissait des tas d'endroits à squatter. Les pas devant moi avaient cessés également. Je les entendais, ils étaient lourds. Là, il n'y avait plus rien. Je fis de pas de plus et me cachai derrière le bâtiment, ne découvrant que mon visage. Il était au bout du chemin pavé de blocs gris.
Lorsque je le vis se retourner, mon corps recula vivement et se heurta à une échelle en ferraille. Elle menait au toit du bâtiment. J'espérais intérieurement que l'inconnu sans visage ne m'ait pas entendu lorsque j'avais juré sauvagement. Fais ça discrètement.
— Tu parles, chuchotai-je malgré moi.
Je grimpai dans le silence le plus grand possible. Il ne se passa rien jusqu'à ce que je me retrouve suspendue sur un toit à au moins quatre mètre de haut. Il y avait du gravier, ce qui ne m'aida pas lorsque je voulus m'approcher de ma cible. Je m'accroupie et croisai les bras avec nonchalance sur mes cuisses. J'avais envie de tirer une cigarette. Mon cœur jouait avec mes nerfs depuis que j'avais commencé à le suivre. Il pulsait dans ma poitrine. Je le sentais comme s'il se trouvait compressé dans ma paume. C'était terrifiant, toute cette fascination pour quelqu'un que je n'avais jamais vue.
Il me tournait le dos, la capuche toujours posée sur son crâne. Ses mouvements furent lents et silencieux lorsqu'il sortit sa main gauche de sa poche. Je reconnus ce qui me rappelait un smartphone. Une éternité que je n'avais pas touché à ces choses. Cela confirmait bien mon intuition. Ce n'était pas un Monarchiste. Alors que faisait-il dans le coin ?
Je ne voyais pas ce qu'il faisait sur son appareil mais la lumière artificielle ne m'était plus vraiment familière. Je serais à présent incapable de rester des heures devant un écran. Je me reculai un peu, manquant de trébucher fesses les premières sur les gravillons. Dans ce silence pesant, mes mains devenaient de plus en plus moites et luisantes de nervosité. Je ne pouvais malheureusement pas me détendre comme je le voulais. Je touchais avec convulsions aux petits cailloux qui étaient étalés près de mes pieds jusqu'à tendre mon bras au-dessus du vide et en lâcher quelques uns. Je devenais suicidaire. Seulement, aucune réaction non plus. Etait-il au moins vivant ?
Les trois jours suivants se ressemblèrent tous. Les nuits quant à elles différaient les unes des autres. J'avais pu récupérer ma nuit de sommeil. Le Républicain avait fini par partir, même si je n'étais pas certaine de ne plus le croiser. Il devait certainement traîner dans les parages. Je commençais à croire qu'il faisait exprès d'attirer mon attention. Je fulminais dans mon coin. Concernant Morgan, il savait que ma cible possédait un téléphone. En lui disant, il avait eu un rictus. Suite à mon espionnage, j'avais rapidement vidé mes paquets de cigarettes. J'en avais deux. M'exposer à un tel taux de questionnement autour de ce type et de cet agacement qui l'entourait m'avait mise à mal. Je détestais qu'on me prenne pour la dernière des demeurées, tout le monde le savait.
Je venais de quitter le stand de Romy. Mes quelques pence avaient disparu, troqués contre un paquet de cigarette. On les ramassait dehors lors de nos excursions mais on ne mendiait jamais. Morgan avait été clair sur le sujet lorsqu'il nous avait tous pris sous son aile, personne ne devait gueuser aux Républicains.
Je longeai les quais pour retourner au hangar. Les enfants perdus de la monarchie étaient nombreux aujourd'hui sur les stands du marché noir mais je ne remarquais qu'une seule chose dans ce bain de foule : les pas lourds que j'avais écouté deux jours plus tôt. Il était derrière moi. Pourtant, je n'avais toujours pas vu son visage. Est-ce qu'il s'était rendu compte de ma présence, deux jours plus tôt ? Si seulement j'avais la réponse à cette question.
En avançant toujours au même rythme, je sortis une tige de mon paquet puis mon briquet. Je croisai beaucoup de gens en sens inverse. Une flopée de fumée s'échappa des premières cendres. Je fis mine de ne pas comprendre afin de rester saine d'esprit. S'il pensait me faire peur, il se mettait le doigt dans l'œil. Sa présence m'intriguait autant qu'elle me rendait agitée, mais je n'étais pas effrayée.
Je regagnai le hangar en faisant abstraction de celui qui me suivait depuis plusieurs minutes. En tout cas, si je ne connaissais aucun de ses traits, je savais que ma présence ne lui était pas indifférente. Est-ce que cela était une bonne chose ? peut-être que je le saurai avec le temps. En pénétrant chez moi, je me retournai une fraction de seconde vers l'extérieur. Il continua sa route sans même jeter un œil à l'intérieur.
— Il traîne toujours dans le coin, à ce que je vois, amorça Morgan, les yeux rivés sur l'horizon.
Il se trouvait affalé sur le canapé, un vieux bouquin entre les mains et qu'il avait sûrement récupérer à un autre enfant perdu. On nous prenait pour des délinquants, bien que cette version ne soit pas si fausse que cela. En revanche, certains comme le grand roux aimaient se cultiver partout où ils le pouvaient. On compensait notre manque de technologie. Même les journaux y passaient. Morgan pouvait en étaler quelques uns sur son lit durant des jours. C'était comme cela que l'on savait ce que faisaient les Républicains pendant que l'on crevait comme des chiens. L'unique avantage était la liberté.
— J'ai l'impression qu'il ne cherche pas à nous piller, affirmai-je, le regard dans le vide.
Plusieurs fois, j'évacuai ma fumée en restant immobile avant de reprendre :
— En tout cas, il n'a pas le comportement d'une potiche donc je ne sais pas d'où il sort.
En face de moi, Morgan se laissa encore plus aller dans la banquette, comme s'il s'enlisait dans des sables mouvants. Quant à moi, je faisais redescendre ma tension, même si rester debout commençait à m'ankyloser.
— Un gars perdu qui n'a que ça à faire de ses journées. On parie combien ?
— Ma dignité, plaisantai-je. Il faudra au moins ça si on se goure. Les autorités se sont peut-être rendus compte qu'il allait foutre la merde et ils l'ont balancé chez nous.
Morgan rit chaudement.
— Ils l'auraient pendu. Ou il n'aurait certainement pas gardé son téléphone. Les gens comme lui ne savent plus se passer de ces maudits appareils.
Durant notre discussion, Austin se joignit à nous. Ses cheveux trempés tiraient vers le châtain clair, occultant complètement son blond naturel. Chose sûre, il venait de sortir de la douche.
— Il vient ici de son plein gré, enchaîna-t-il de façon naturelle. Aucun Républicain ne laissera passer un type comme lui. Il fait deux fois Oprah, s'il veut se rebeller, il le fait.
Je piquai un fard. La fumée de ma cigarette m'en sortit par les narines.
— Deux fois moi ? hoquetai-je.
Morgan s'amusa doucement.
— Ton mètre soixante et tes quarante-cinq kilos ne font clairement pas le poids, désolé de te décevoir, tigresse, lâcha Morgan.
— Je vous emmerde, pigé ? grognai-je en jetant mon mégot à terre.
D'un coup de basket, il fut écrasé. La cendre s'éteignit sous ma semelle. Morgan fronça les sourcils.
— Tu fais chier à aplatir tes merdes sur mon sol.
Un sourire de victoire se dessina sur mon visage. Austin, lui, resta impassible devant la scène.
— Je sais que ça t'énerve. Si le sol est ta propriété, tu peux nettoyer, honey. Moi, je suis en mission secrète alors j'y retourne avant de perdre la trace de la nouvelle mascotte.
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