◥◤ MORTAL SHOW ◥◤

Jeudi, 19 h 18.
✱ Studios du Canal 6.✱

L'inspecteur et l'analyste manquèrent de peu le « duo M² » – comprendre Mike & Maria, selon Peter. Sifranel avait été admis aux urgences de St Joseph, la veille. Dans les coulisses du tournage de S.O.S., l'ambiance était couleur morose. En l'absence de mandat, Nil ne put procéder à une perquisition mais exigea la présence du producteur. Il dut faire avec Marc Teller, l'un des coréalisateurs de l'émission. L'homme, dans la quarantaine, bâtit comme une asperge pleine aux as, se voulut ferme :

— Jusqu'à preuve du contraire, il s'agit d'un accident. À mon sens, cette affaire relève plus du service de la santé que de l'ordre public. Vous ne pouvez pas perquisitionner nos locaux !

— Ça ne jouera pas en votre faveur, d'essayer de lui apprendre son métier, marmonna Peter. Et ceci est loin d'être une perquisition. Croyez-moi, vous le saurez, quand on passera le périmètre au peigne fin. Avec un mandat de la procureure, même votre slip spiderman l'intéressera. Mais ce serait dommage d'en arriver là, n'est-ce pas ?

Marc le foudroya du regard. Le laissant aux prises avec son supérieur, Peter se mit en besogne de fureter.

— Vous parlez d'un accident, renifla Nil. La raison pour laquelle le frère jumeau de la victime ne vous colle pas un procès est sa détention en garde à vue. Croyez bien que je mettrai à sa disposition tous les moyens nécessaires pour faire de votre vie un scandale plus médiatisé que votre émission. Vous signerez votre dernière saison de S.O.S.

La menace sembla effective. Mr Teller se montra soudain moins revêche, mais tint à défendre sa position.

— Nous n'avons jamais été mis au courant d'une allergie aussi violente ! Il ne peut pas nous coller un procès. Les épisodes sont diffusés avec 24 h de décalage, pour parer aux éventuels « imprévus ». Peut-être pas ce genre d'imprévu. Mais la première saison nous a montré la nécessité de ce subterfuge. Cela étant, nous ne trafiquons jamais les images !

Son plaidoyer, bien que faible, n'était pas décousu. Toutefois, son débit rapide trahissait son angoisse. Nil ne raterait pas une occasion d'exploiter cette faille.

— Ne vous fatiguez pas, vous ne le convaincrez jamais de votre intégrité avec des mots, intervint Peter, de retour de son inspection furtive. Dites-moi plutôt, s'il y a 24 h de décalage, pourquoi la scène du choc anaphylactique n'a pas été coupée lors de l'édition ?

— Les « aléas du direct » ? marmonna Marc en baissant le regard. La « crédibilité » nourrit l'audimat.

Malgré sa gêne, cela ne lui coûtait pas de le dire, nota Peter. L'homme assumait ce subterfuge. Sans doute parce que le Canal 6 n'était pas la seule coupable de ce mensonge, dans le milieu du showbiz.

— Après ça, vous vous considérez toujours « intègre » ? railla Peter.

Vu la tête de son patron, Nil brûlait d'envie de coffrer l'énergumène.

— Aussi tentante soit l'idée, Patron, si vous l'embarquez, Mrs Major aura enfin le parfait argument pour vous inscrire à un groupe de gestion de la colère. Dieu sait que c'est votre « kiffe » de contrarier Madame la procureure.

Nil brima sa frustration.

— D'après l'historique de ses appels, vous n'avez pas prévenu le frère de « l'Autre », de son état de santé. Une explication à nous fournir ?

La transpiration de Marc fut un parfait indicateur de nervosité.

— On... on craignait que la presse récupère un buzz sordide.

Réponse farfelue. L'homme dut le lire sur le visage de Nil et bafoua :

— On... N-nous lui avons assigné une protection à l'hôpital. Il est aussi bien gardé qu'une rockstar. On a pensé que ce serait plus rassurant qu'il informe lui-même son frère, de vive voix, une fois que ce dernier aurait vu l'émission d'aujourd'hui. Histoire de lui apporter rapidement une bonne nouvelle. Inutile de le laisser longtemps en proie à la panique.

Nil et Peter s'échangèrent un regard. La vie d'un homme avait été sur la sellette, et ces gens tentaient de sauver les apparences. Mais aussi discutables soient leur décision et motivation, elles confirmaient leurs soupçons. Le Canal 6 figurait aussi parmi les victimes du subterfuge des jumeaux. À moins qu'ils soient de connivence. Il n'y avait qu'une façon de le déterminer. Passer le casteur à la passoire.

— Patron, s'il est gardé, ça pourrait avoir découragé les hommes de main de Giovanni, murmura Peter. St Joseph est un centre médical huppé. Le niveau de sécurité est respectable.

Seulement, courte était la liste des choses que Giovanni Santos ne pouvait se payer. Nil savait la rigueur au travail monnayable. Il attendrait le rapport de Mike et Maria avant de s'en réjouir. La mine sombre, l'inspecteur étudia le petit groupuscule de l'équipe de réalisation, qui lançait des œillades nerveuses en direction de leur collègue Marc.

— Qui est-ce qui a réalisé les castings ? s'enquit-il. Comment se déroulent-ils ?

Marc leur présenta Halle Nex, directrice du casting de Show Of Secrets. La grande noire, aux cheveux rasés à l'équerre façon Grace Jones, occupait ce poste depuis huit ans. Elle avait vu naître le show et connaissait sur le bout des doigts les méthodes des chasseurs de têtes du groupe M. E. Entertainment©.

— Comment s'est fait le casting des jumeaux ? demanda Nil.

— Comme celui des autres candidats, rétorqua Halle, les traits fermés. Quand ils se sont présentés, Raph et Fran avaient de grandes chances d'être pris. Il ne se passe pas une saison de S.O.S. sans « candidats doubles ». Le loft adore les jumeaux, les triplés, voire des quadruplés. S'ils sont télégéniques, ils n'ont pas besoin de se coltiner un secret lourd. Leur gémellité suffit à les rendre « intéressants ».

— Très exploitable pour les intrigues et les missions, dit Peter.

— C'est ça. Et puis, ça limite la prise de risques de la chaîne, au moment de sélectionner les candidats.

— C'est-à-dire ? demanda Nil.

Halle échoua à réprimer une grimace, lorsqu'elle essuya une réprimande oculaire de Marc.

— Et si vous lui faisiez de l'air, Mr Teller ? suggéra Nil sans prendre de gant. Je doute que M. E. Entertainment© apprécie votre interférence dans une enquête policière.

— Halle est libre de parler, maugréa Marc. C'est juste que notre avis diverge sur la question.

— Je dirige le casting depuis la première saison. Au début, il y avait des secrets forts. Percutants. Ne vous méprenez pas, ils sont tous vrais. Quoi qu'il arrive, on ne bidouille aucun secret personnel. On passe du temps au téléphone avec les candidats, avant le show, pour décortiquer leur vie, après leur première audition. Cette étape nous permet de fouiller dans leur passé ou leur quotidien, et de tomber d'accord sur un secret. Ce n'est jamais au détriment du candidat.

— M. E. Entertainment© porte une attention particulière à son éthique professionnelle, intervint Marc. On respecte le plus possible l'intégrité des candidats. S'il éprouve une honte vis-à-vis de son secret, ce secret est écarté. Le potentiel « commerciale » ne prime pas sur l'équilibre du candidat.

— Et dans un langage moins « propagande », ça donne quoi ? fit Nil, sarcastique.

Un peu, et il parierait que Marc Teller avait vendu son âme à M. E. Entertainment©. D'un autre côté, on ne crachait pas sur un mastodonte du multimédia, qui vous payait à vous et à ses avocats un salaire grassouillet. Halle se permit son premier sourire.

— Disons que si votre secret est « j'ai fait pipi au lit jusqu'à mes dix-huit ans », on ne le gardera pas. Parce qu'il sera autant humiliant que vendeur. On a un Code de conduite, des règles impondérables à respecter. Et les candidats s'engagent en connaissance de cause.

— À quoi faisiez-vous allusions, quand vous disiez que la chaîne limite la prise de risque avec les jumeaux ?

— Les jumeaux réduisent le nombre de secrets à polémique. Trouver les meilleurs participants au programme est un travail de longue haleine. Donc, quand on tombe sur des naissances multiples, ça allège une partie de la charge de travail. Mais au fil des ans, la production devient frileuse au sujet des secrets.

— Depuis le scandale de la saison quatre, avec une candidate transsexuelle, présuma Peter.

Halle et Marc refusèrent de renchérir. Peter tapait dans le mille. Depuis ces évènements, la chaîne se voulait très soucieuse de la protection de l'identité aussi bien sociale que numérique des candidats. Elle disait veiller à ne porter aucune atteinte à leur culture, leur religion, leur sexualité, et leurs convictions politiques.

Or Halle soutenait qu'égratigner au moins un de ces aspects entrait dans la recette d'un Show Of Secrets réussi. Tout le monde avait quelque chose à cacher. Amener les habitants du loft à ouvrir leur boite de Pandore, les obligeait à évoluer ; et qui savait, à faire évoluer l'opinion des téléspectateurs sur la société ou le monde. Hélas, Halle n'était pas la patronne.

— Je te trouve bien dure, Halle, soupira Marc. La saison dernière, on a eu Laz Diesel !

— Un secret qui portait sur l'intersexuation et la réassignation de sexe, explicita Halle, quand les flics lui servirent un regard largué. Le top modèle et styliste Laz est connu pour son androgynie. Mais ce qu'on ignorait, avant sa saison de S.O.S, c'est qu'il est né avec les deux sexes. Sa mère a choisi d'avoir un garçon, en faisant retirer ses organes féminins. Et la majeure partie de sa vie, il s'est battu avec la part de féminité bien réelle chez lui. Quand elle lui a révélé qu'il est né intersexué, il n'a plus cessé de se demander comment il aurait évolué, si sa génitrice avait demandé aux médecins d'enlever ses organes masculins. C'est en faisant la paix avec cet aspect qu'il a décidé de participer à l'émission.

— Et ça, c'est pas du lourd, comme secret ? rebondit Marc.

— Ça change rien au fait que « nous sommes jumeaux », aussi fascinant soit une relation de jumeaux, c'est vu et revu. J'ai proposé des secrets forts, de candidats ayant usurpé pendant plusieurs jours l'identité de quelqu'un d'autre, par exemple, mais la production a le dernier mot et a tendance à dire non à presque tout.

— Pas tout, contra Marc.

— J'ai dit « presque », nuança Halle, sur la défensive.

Le débat dénotait un vieux conflit entre eux. Nil commençait à perdre patience. D'un « non » de la tête, Peter le dissuada de monter dans les tours. Plus Halle et Marc s'échaufferaient, moins ils se méfieraient. Ils en apprendraient davantage en les laissant se prendre le bec.

— Au fil des saisons, les castings deviennent aussi propres qu'une paillasse de labo médical ! s'indigna Halle.

Marc marqua son agacement.

— Ton idée de secret a été recyclée avec les jumeaux. Puisque l'un a en quelque sorte usurpé l'identité de l'autre !

— Tu parles d'une originalité, grommela Halle.

— Hm, commença Peter, navré de vous détromper, mais l'usurpation dont il est question, ici, ne s'est pas fait dans le bon sens. Celui que vous prenez pour « l'Autre » n'est pas Raphael Manchester mais Sifranel. S'ils ont échangé leur place, c'est hors caméra.

Notant la jubilation de son subordonné, à l'idée de révéler le pot aux roses, Nil roula des yeux. Marc et Halle échangèrent un regard complice.

— On est au courant, messieurs, dit Halle. Sifranel n'a jamais quitté le loft. Les jumeaux n'ont jamais échangé leur place.

— Pardon ? fit Peter, brusquement refroidi. Qu'est-ce qu'on a loupé, Patron ?

— Ce que tout le monde a loupé, rétorqua Marc. Le véritable secret des Manchester est « le loft est complice, à son insu, de notre grande supercherie : nous avons berné le public ». Pas très raffiné, mais représentatif.

— En huit saisons, nous avions voulu marquer le coup, avec une grande supercherie, argüa Halle. Faire du téléspectateur un candidat à part entière de la télé-réalité. L'objectif : berner le public depuis le début avec un faux intitulé.

— Les jumeaux devaient délibérément amener les habitants du loft à enquêter sur leur faux secret, à savoir : « j'ai échangé ma place avec mon jumeau », révéla Marc. Ce secret trouvé déclencherait un retournement de situation et débloquerait l'ouverture d'une nouvelle pièce du loft. Une pièce à laquelle les jumeaux, pas seulement Fran, auraient libre accès, contrairement aux autres. Tel était leur challenge.

— Mais la saison touche bientôt à sa fin, et tel que c'est parti, les candidats ne sont pas près de trouver leur faux secret. Dans cette éventualité, le scénario dit qu'on doit révéler au public la supercherie avant la finale. Du coup, quand nous avons reçu l'appel de Raphael, pour nous soumettre son plan avec les fraises, on l'a validé. Parce qu'il entrait à merveille dans le scénario.

— Mais après l'hécatombe d'hier, personne n'a compris pourquoi il a suggéré cette foutue idée à la production ! s'agita Marc. Raph ne pouvait pas ignorer que son jumeau était aussi sévèrement allergique aux fraises !

Le voyant s'arracher les cheveux, Nil tenta de recadrer :

— On va rembobiner la cassette. La demande ne peut pas émaner de Raphael, sachant le péril pour son frère.

Il avait vu sa réaction en garde à vue. Sa panique n'était pas feinte. Malgré tout, Marc lui certifia que si. Pour la production, le coup des fraises tombait à point nommé. L'équipe ne se doutait absolument pas des conséquences, d'autant que Sifranel n'avait pas protesté.

— Les jumeaux sont plutôt proches, avança Halle, troublée. On ne les soupçonnerait jamais de vouloir se faire du mal. Rien ne justifie une telle catastrophe. On n'avait encore jamais eu un cas aussi... aussi... bon sang ! souffla-t-elle, encore sous le choc.

— Donc, si je récapitule, résuma Peter, contrairement au public, qui s'attendait à voir « l'Autre » régurgiter les fraises, la production savait, ou plutôt pensait que cette réaction ne surviendrait pas.

Marc valida.

— Et en l'absence de réaction de rejet, les téléspectateurs commenceraient à se poser les bonnes questions, avec l'aide de la voix off du Master Of Secrets. Ce qui les aiguillerait petit à petit vers le vrai secret de Sifranel, qui n'a jamais quitté le loft.

— Mais la tâche de naissance sur la cuisse droite de l'un et la cuisse gauche de l'autre..., rappela Peter.

— Elle est bidon ! lança Marc. Le listing des différences entre les deux frères avait un double but. Parfaire l'illusion et mettre la puce à l'oreille des plus perspicaces, le moment venu. La tâche de naissance est un leurre qui n'a jamais cessé de changer de place de manière aléatoire au fil des jours.

— Certains téléspectateurs en discutent déjà sur les réseaux sociaux, affirma Halle.

Nil se pinça l'arête du nez. Il sentait ses méninges s'échauffer. En attendant, tout cela ne les avançait guère. Peter rumina :

— Tu parles d'une arnaque de haut vol ! Un scénario bien ficelé, n'eurent été les motivations de Sifranel.

— Dieu seul sait pourquoi il n'a pas jugé utile de mentionner ses allergies, grommela Marc. Quand Raph a évoqué son aversion pour les fraises, le silence de Fran a ce sujet nous a laissé déduire qu'il n'en souffrait pas. Vous comprenez notre désarroi, lorsqu'il a fallut l'emmener aux urgences !

Nil s'était désintéressé de la conversation. Maria décrocha à son appel, qu'il mit sur haut-parleur pour Peter.

— Au rapport, Alvarez.

— On est dans le couloir qui mène à sa chambre. Le médecin en charge a mentionné une carte d'allergies. Et tiens-toi bien, Patron, le bougre ne s'en coltine pas qu'une seule. Crustacés, huile de tournesol, noix et amandes, fruits rouges, champignons, avec une intolérance au lactose. Je le plains, le pauvre.

— Pas étonnant qu'il ait été si difficile avec les repas, grogna Halle. On l'a mis sur le compte de son caractère exécrable. Mais il dénigrait la cuisine des autres pour masquer le fait qu'il ne pouvait pas manger de tout.

Nil grommela. Le brouillard restait toujours aussi épais. Mais dans la poix du mystère autour de Sifranel se détachait une silhouette. Celle d'un fugitif. Sifranel Manchester avait bien « quelque chose » à ses trousses. Un prédateur suffisamment puissant pour que la fuite se révèle plus dangereuse qu'une exposition dans les médias. Caché à la vue de tous ; un plan culotté, qui venait de se heurter à ses limites. Si la panique de son frère passait pour authentique, qui donc était le « Raphael » ayant suggéré à la production le challenge des fraises ? Cela lui trouerait le cul de donner raison à la théorie des triplets de Peter !

Soit Raphael méritait une palme d'or pour sa comédie en salle d'interrogatoire – probablement une histoire de famille, songea Nil, aigre –, soit ils étaient bons pour traficoter les appels entrants de la production de S.O.S. Tout ce qu'il aimait ; génial ! Le cri de Maria doucha son enthousiasme saumâtre.

— Bon sang, Patron, c'est pas vrai !

— Que se passe-t-il ? s'alarma Peter.

— On arrive trop tard... Une équipe d'intervention nous interdit l'accès à sa chambre. Ils sont en train d'essayer de réanimer notre homme !

Nil s'étrangla :

— Qu'est-ce que c'est que ce bin's ? Tâchez d'en savoir plus !

S'étaient-ils fait devancer par une sbire de Giovanni ?

— On vous rappelle quand on en sait plus !

La communication coupée, Nil, Peter, Marc et Halle, se dévisagèrent, hébétés.

*o*o*

TBC ✦ Part 5

Cent-sept ans plus tard, voici enfin la suite ! Je ne promets rien, mais on va essayer de ne pas attendre 10 mois supplémentaires pour publier la partie V... Comme mentionné dans le rantbook "HOT CHILI - UNIVERS", la diffusion de la saison V de Hot Chili débutera une fois fini l'épisode pilote de Criminal Quest. En théorie, il reste trois parties. Mais tout le monde sait que "Théorie" est un royaume où tout se déroule à merveille !

╬ MEDIA ╬

Intro vidéo : Breaking Inside ~ Shinedown. Pour cette partie, ce sera la piste 10 de l'album :

https://youtu.be/7m3cUNtMEZo