20 : Éteindre l'incendie
"The place where we met is haunted,
haunted by your smile"
Rey ne parvint à détacher ni son regard ni sa tempe du carreau. Dehors, une pluie battante accablait New York et si toute énergie n'avait pas quitter son corps, elle aurait volontiers ouvert la portière de la voiture pour ensuite laisser l'averse s'abattre sur elle. La nettoyer de l'odeur de la mort, du feu, du sang. La purifier de sa douleur, effacer les yeux de Kylo imprimés dans sa mémoire. Elle n'avait plus la force d'y repenser, d'en faire une lecture tardive afin d'y déceler une ridicule émotion qui viendrait anéantir sa déception, contredire la vérité.
Et il aura fallu une stupide broche et tant de péripéties pour qu'elle accepte simplement qu'elle était seule. Qu'elle n'était rien. La perspective de ne plus avoir à chercher ses parents l'avait seulement poussé au bord d'un précipice, face au vide. Un vaste champ qu'elle devait désormais combler comme elle le souhaitait. Mais comment pouvait-elle construire une telle chose sans ressources ? La jeune femme n'en avait plus, toutes ces certitudes s'étaient envolées ce soir, et ses sentiments emportés par la pluie, flottant dans les égouts de la ville.
Ce fut également pourquoi elle ne put détourner le regard et affronter Luke, assis à ses côtés à l'arrière d'une large et atypique voiture conduite par Therry. À quoi bon, si ce n'est pour y trouver aussi du dédain, pour l'entendre dire qu'il avait raison et qu'elle s'était emportée, comme une gamine inconsciente et têtue, bercée de contes de fées sans en avoir jamais entendu. Pourtant, il en fut tout autrement.
« Je suis désolé, Rey... »
Le vieil homme brisa le silence et la lourdeur de l'atmosphère. L'antiquaire aurait préféré continuer d'écouter la pluie tomber sur le capot. Pourtant, il était tout à fait sincère. Et non seulement, il était désolé pour cette fin de soirée qu'il avait malheureusement prédite, mais aussi pour tout le reste. D'avoir été lâche, d'avoir menti. Et surtout de ne pas avoir pu le ramener.
Pour tant d'autres choses que Rey ne soupçonnait pas encore.
« J'ai compris la leçon...» rétorqua-t-elle, vaincue.
C'était vrai. Elle avait essayé, elle avait échoué. Elle avait joué puis perdu. Elle déclarait forfait pour Kylo, cette partie venait de lui coûter bien trop cher. Et sa formulation était volontairement choisie. Luke ou l'homme à la canne, ça n'avait pas d'importance, elle avait encore appris à ses dépens. Elle avait bien saisi : on ne peut arracher un être si brisé aux ténèbres pour l'emmener sans transition là où le soleil brille trop fort.
Elle accepta qu'elle n'était pas l'héroïne de cette histoire qui pouvait sauver tout le monde. Lutter pour simplement être la protagoniste de sa propre vie était bien assez.
« J'aurais réellement aimé que cela se passe autrement, il tourna la tête vers elle, espérant lire un semblant de pardon dans ses iris, mais elle resta de marbre. Que s'est-il passé là-bas ?
— Rien... je n'ai pas envie d'en parler, en silence, elle visualisa la broche dans une de ses poches, ignorée de son interlocuteur qui la croyait recouverte du sang de Snoke. La mort de ce dernier était la seule information que le vieil homme avait réussi à obtenir. Je ne peux pas le changer, je le sais maintenant, termina la jeune femme, résolue.
— Tu n'as pas complètement échoué... marmonna-t-il, mais... il a fait son choix.
— Mmh, oui, je ne peux sauver ce qui ne veut pas être sauvé, répéta-t-elle, triste. Et maintenant ? Où va-t-on ?
— Je t'emmène chez Leia, pour te mettre à l'abri. On avisera ensuite, demain, expliqua-t-il.
— Et c'est le seul endroit où vous savez qu'il ne peut pas nous suivre... répliqua la jeune femme.
— Pour le moment, en effet. J'imagine que lui aussi doit digérer ce qu'il s'est passé ce soir. » termina Luke et Rey reprit son observation mélancolique de la pluie.
L'hypothèse du vieil homme provoqua chez lui-même et son interlocutrice des pensées bien différentes.
En apprenant la disparition de Snoke, Luke avait rapidement deviné que seul Kylo pouvait prendre sa place et qu'il l'avait même souhaité. En dépit des événements de la soirée et de l'évident conflit interne décrit auparavant par la jeune femme et qui le dévorait sans doute, Skywalker restait méfiant envers son neveu. Il redoutait un peu ce qu'il pouvait arriver, ce que Kylo se montrerait capable de faire maintenant à la tête du Premier Ordre. Une fois la victime devenue bourreau après avoir brisé ses chaînes. Cette ascension avait alors un goût de trahison. La colère résistait et Luke ne voulait pas céder de toute manière. Car il craignait, à l'instar de sa voisine, une déception dont il ne pourrait se remettre. Il ne sut d'ailleurs pas comment il allait annoncer cela à sa sœur.
Quant à Rey, elle était naturellement remontée. Mais il ne s'agissait pas tant de rancœur, elle pensa plutôt que pour lui aussi, ce fut un échec. Une déception. Comme elle, il retournait à sa tanière, seul. Et même si cela relevait de son choix, elle ne put s'empêcher de croire, naïvement peut-être, que lui aussi avait espéré quelque chose de cette nuit. Et d'elle. Qu'il était sincère dans sa demande, aussi déplacée, soit-elle. Et que le refus qu'elle lui avait exprimé l'avait, tout comme elle, affublé d'une profonde tristesse. Malheureusement, ça n'enlevait rien au gouffre qui s'était créé entre eux désormais et qu'aucun ne pouvait surmonter pour rejoindre l'autre sur une rive instable. Elle se tordait de douleur dans ce miasme d'émotions et ne sut pas si elle lui en voulait ou le comprenait.
◐
Sur le parvis du manoir, l'antiquaire fut de suite accueillie par Leia, debout devant la porte et soutenue par Renée. Leurs regards se croisèrent et malgré l'obscurité de la nuit, Rey saisit son expression. Ce fut comme si son visage s'était fendue en deux, à l'instar de sa progéniture qu'elle remarqua absente derrière la jeune femme. Car elle était tout autant soulagée de la revoir saine et sauve que meurtrie de ne pas voir Ben sortir lui aussi de la voiture. Aucun mot ne fut nécessaire sur le moment, chaque personne présente partageait la même faible lueur dans leurs yeux, la même déception. Il n'était pas revenu. Pas ce soir.
À tort, Leia le visualisait toujours comme le petit garçon de dix ans qu'il était lors de son départ. Comme si le temps n'avait pas déjà assassiné vingt années. Vingt années de silence alors que son cœur se serrait chaque jour un peu plus de ne plus le voir, l'entendre, le toucher. Alors qu'elle hurlait de l'intérieur elle aussi. Vingt années à espérer qu'il remontrait les marches de cette demeure et en franchirait la porte, revenu comme il était parti. Comme si tout ça n'avait été qu'une simple fugue ou un long voyage, comme si ce n'était pas elle, sa propre mère, qui avait refermé cette même porte derrière lui. Sa propre mère qui l'avait poussé hors de ces murs.
Mais Ben n'était plus un enfant depuis longtemps. Ben n'était plus qu'une bête tapie dans l'ombre qui n'était pas parvenue à en sortir, malgré l'aide, la générosité et le doux sourire de la jeune femme qui pénétra à l'instant dans ce qui fut avant sa mort, son foyer. Et pour Rey, revenir dans de telles circonstances, après ce qu'elle avait fait et entendu ce soir, avait le goût du sang. Amer, métallique, étouffant.
Luke la suivit, adressant au passage un regard de désolation à sa jumelle. Une nouvelle culpabilité l'avait repris. Enfin, pas si inédite que cela finalement. C'était la même qu'il y a dix ans, celle causée par l'échec. Par l'abandon. Silencieusement, il présentait ses excuses à sa sœur d'avoir mis autant de temps à sortir lui aussi du noir, de sa grotte. Il s'excusait de ne pas avoir réparé ses fautes et ses erreurs. Leia sut, elle comprit, comme un langage codé entre eux, utilisé depuis toujours. Néanmoins, si lui se sentait coupable, la Sénatrice, elle, ne souhaitait rien faire pour endiguer ce sentiment, car elle lui en voulait aussi.
Tous pénétrèrent dans le manoir, à l'abri. Échoués sur une autre planète, presque inatteignable. Qui voudrait venir ici de toute façon ? Une maison remplie de cadavres, de fantômes et de secrets ? Où les aiguilles d'horloges ne tournent plus, où les saisons se ressemblent, où la lumière ne traversent même plus les pièces mornes et lugubres. Bientôt, la demeure serait vendue, détruite peut-être. Et les souvenirs, les esprits continueront d'errer sans fin. Tout cela parce qu'aucun d'eux n'était capable d'arrêter la malédiction, de mettre un terme à cette tristesse, à ces schémas répétitifs douloureux et à ce chaos. Même leur nouvelle recrue, leur loyale et brave guerrière n'avait pas terminé sa mission. Elle aussi s'était laissée dévorée par cette famille et leur vilain petit canard.
Leia demanda à Renée d'emmener Rey à la salle de bain pour panser ses blessures et à Therry de lui préparer une chambre. L'antiquaire obéit, elle était trop fatiguée pour résister et lancer les hostilités d'une discussion que personne ici n'avait envie d'avoir. Il était tard. Elle aussi se sentit comme un des fantômes de la maison, vulnérable et sans but, persuadée que le jour ne se lèverait plus jamais.
La Sénatrice l'observa monter les escaliers sans un mot, presque éteinte et ça la bouleversa. Une innocente de plus meurtrie par sa famille et ses secrets. L'antiquaire n'avait rien demandé et la voilà désormais enchaînée à quelque chose qu'elle ne percevait même pas.
Lorsque la jeune femme disparut de son champ de vision, Leia baissa les yeux sur son jumeau.
« Snoke est mort. » annonça Luke.
Il ne laissa transparaître aucune émotion dans ses paroles et pourtant. C'était loin d'être une victoire. Cet épouvantail n'aurait jamais dû vivre aussi longtemps. Non, il aurait dû mourir des années plus tôt des mains de Skywalker si ce dernier s'était rendu compte plus vite de ses manigances, s'il avait compris plutôt qu'il murmurait trop souvent à l'oreille de Kylo et lui faisait avaler couleuvres et poisons, qu'il bâtissait autour de son cœur d'enfant une muraille de pierres noires. Pour cela, il s'en voudrait jusqu'à la fin de ses jours.
Snoke était mort et ce n'était pas une si bonne nouvelle puisque Ben n'était pas revenu et qu'il l'avait lui-même tué. Alors, Leia partagea le même sentiment que son frère. Elle aussi aurait dû depuis longtemps arracher son fils de la gueule du loup dans laquelle elle l'avait elle-même jeté. Réaliser de nouveau leurs fautes et leurs conséquences les terrassa tous les deux, la poitrine lourde de regrets et remords.
« Leia... je suis désolé, reprit Luke, sincère et désarmé. Il réalisa avec effroi la douleur que sa sœur pouvait ressentir, innommable et inimaginable alors qu'elle avait vécu séparée de sa progéniture ces vingt dernières années.
— Je sais... elle ne pouvait pas le tenir pour unique responsable ni lui en vouloir complètement lui aussi pour son absence. Elle tenait tout autant une place importante, Han avec, aux origines de ce désordre.
— Je ne peux pas le sauver...»
Ce fut énoncé simplement. Évidemment qu'il ne le pouvait pas. Luke avait déjà sauvé cette famille trente ans plus tôt en extirpant son propre père d'une existence sombre, et c'était naïf de croire qu'il pouvait recommencer à nouveau aussi facilement avec Kylo. De toute façon, ce n'était pas à lui de le faire. Ben ne devrait même pas avoir besoin d'être sauvé ou de choisir un camp, car il n'aurait jamais dû croiser le chemin de Snoke.
Malheureusement, tenter de réécrire l'histoire ne changea rien à la douleur de Leia. Ses scénarios, ses espoirs, elle les avait joués dans sa tête et ses rêves, elle les avait mille fois écrites ou prononcés, elle avait prié ou manifesté, elle avait tout essayé. Elle avait tout fait sauf agir. Peut-être avait-elle eu peur tout ce temps de se confronter aux événements de cette nuit, à un espoir anéanti et des tentatives vaines. Ou avait-elle davantage peur d'affronter le regard de son fils, sachant pertinemment ce qu'elle y lirait ?
Au milieu du hall d'entrée, visualiser ses deux trous noirs lui pleuraient du dégoût et de la rancune lui fit l'effet d'un étau rouillé et bouillant autour de son cœur. Il était peut-être temps d'accepter son sort.
« J'y ai cru longtemps Luke. À vrai dire, je n'ai jamais cessé d'espérer et d'imaginer... Peut-être que j'ai justement trop attendu et que l'étincelle est bien morte. Mon fils a disparu... ses derniers mots lui arrachèrent un sanglot, elle en trembla.
— Personne ne disparaît jamais vraiment, Leia, elle s'étonna de l'entendre prononcer quelque chose d'aussi évident et candide. Un bref sourire dessiné sur son visage. D'un coup, une éclaircie. Son frère posa doucement ses mains sur ses bras afin de la garder debout, physiquement et psychologiquement. Il fallait qu'elle tienne bon. Ne t'arrête jamais d'y croire et de te battre. Cette étincelle ne s'est pas éteinte, pas encore. Il y a encore de l'espoir. »
Le vieil homme leva rapidement les yeux en direction de l'étage. Ses pensées vinrent à Rey et Leia le saisit complètement. Ben n'était peut-être pas là ce soir, mais les jumeaux comprirent que la jeune antiquaire avait entrepris quelque chose, qu'elle avait osé, en une seule nuit, faire tout ce qu'ils n'avaient tous les deux pas eu le cran d'envisager. Ils savaient et déposèrent tous leurs nouveaux espoirs dans cette petite et ce dont elle était capable.
Ce soir, elle avait ouvert une porte chez Kylo.
≈
Malheureusement, l'antiquaire avait refermé la sienne.
Cette porte, dissimulée au fond d'un long couloir qu'elle avait entrouverte des années auparavant pour Lando, pour Kaydel, sans qu'aucun d'eux ne sache complètement ce qu'il y avait derrière, elle l'avait ouverte en grand. Elle en avait brisé les paumelles et abîmé la serrure, pour Kylo. Elle se sentait même prête à l'accueillir de l'autre côté. Mais il était resté sur le pas et tous deux avaient reculé, hésitants et apeurés. Prise de panique, la jeune femme l'avait de nouveau claqué derrière elle et s'était barricadée à double tour. Il ne pouvait plus entendre à travers les secrets et sanglots qui s'y jouaient. Et lui, qu'y avait-il à écouter de son côté ? Rien d'autre qu'une bête qui grondait sans pouvoir ouvrir sa porte.
Pas même en ayant trouvé la clé.
Rey resta tout à fait muette alors que Renée soigna ses blessures. Elle fixa sans le regarder son reflet dans le miroir. Puis, elle le quitta un instant, les yeux clos, lorsque son interlocutrice tamponna un coton imbibé sur son front, ses pommettes. Une sensation douce et désagréable à la fois par les picotements engendrés. La jeune femme avait complètement omis ses blessures corporelles tant celle dans son cœur était immense. Elle avait totalement anesthésié ses sens et ses pensées.
Elle ne reprit pied dans la réalité qu'un court instant quand Renée lui tint le bras droit pour y nettoyer une plaie. Les yeux de la jeune femme glissèrent doucement vers elle, toujours sur le miroir. Sur sa peau, s'étaient dessinées deux entailles qui, selon l'angle de vue, formaient comme deux mains l'une dans l'autre ou tendue l'une vers l'autre. C'était sûrement son imagination ou la fatigue et elle se sentit ridicule d'y voir une telle chose. Dans sa grande peine, elle aurait été capable, impulsivement, de s'entailler un peu plus le membre pour ne plus y apercevoir ses mains. Heureusement, ce fut terminé dès que Renée posa un bandage dessus et l'enroula autour de son biceps.
La dame à ses côtés l'invita à prendre une douche et lui indiqua où se trouver tout le nécessaire autour d'elle dans la salle de bain. Elle l'invita à faire comme chez elle. Puis, comme si la tendresse de Renée, ou celle de Leia, n'était pas suffisante, elle pansa aussi son cœur. Elle déposa sa main sur son épaule - un frisson parcourut le corps de Rey, un tel geste ne lui avait jamais été fait avec tant de délicatesse, au contraire - et lui murmura doucement sa reconnaissance.
« Merci... merci d'avoir essayé. »
Renée la laissa tranquille après lui avoir adressé un sourire. Pourquoi aucun d'eux ne semblait lui en vouloir ni exprimer plus clairement leur déception, leur tristesse ? Elle avait échoué. À cause d'elle, la Résistance s'était même compromise dans un contexte déjà compliqué et en prime, elle remuait le passé avec sa quête de vérité sur le sien. Et ils étaient pourtant tous aux petits soins avec elle, depuis le début. Ils la cajolaient et la contemplaient avec peine, comme si c'était elle, l'enfant égaré qui était enfin revenue à la maison. Mais Rey n'avait jamais eu de maison.
Seulement, sa douleur était trop forte pour qu'elle n'accueille pas une telle affection, elle en avait besoin. Rien n'était suffisant de toute manière pour guérir sa blessure. Et à l'instant, après les mots de Renée, elle se retint de pleurer. Elle savait que si elle laissait une larme tomber, elle ne pourrait arrêter les autres. Elle savait qu'elle ne pourrait empêcher son esprit de se rejouer la scène, les yeux et les paroles de Kylo.
Sa main.
Ainsi, comme une enveloppe de chair sans souffle ni âme, elle prit une douche chaude, prêtant attention à ses blessures, débarrassant sa peau, ses cheveux de l'odeur du sang. Elle aurait aimé pouvoir nettoyer l'intérieur de sa tête de la même manière et regarder les événements de la soirée se noyer, ses larmes avec, disparaître dans l'évacuation de la douche.
Malheureusement, tout cela resterait gravé à jamais.
Rey sortit de sa léthargie et enfila avec quelques grimaces suite aux courbatures le pyjama et la robe de chambre gentiment prêtés par Leia. Elle se sécha les cheveux comme elle put et retourna dans le couloir.
Le manoir était plongé dans un immense silence et la jeune femme l'avait remarqué à chacune de ses venues. Néanmoins, cela en était assourdissant, étouffant. Comme si les murs eux-mêmes étaient imprégnés de toute la souffrance que cette famille traînait et reproduisait depuis des générations. Chacun d'eux contenait des cris de détresse, des pleurs et des murmures. L'atmosphère était si lourde, Rey se sentit fébrile et écrasée. Dans le corridor, elle distingua la porte de la chambre que Renée et Therry avaient préparée pour elle.
Seulement, quand elle tourna la tête à l'opposé, elle sut qu'elle ne pouvait pas simplement aller se coucher et faire comme si de rien n'était. Elle refusait de dormir, elle n'y arriverait pas de toute façon. Bien sûr qu'elle ne fit que repousser l'inévitable et elle crut vraiment, tout en se dirigeant vers la fameuse pièce que cela retarderait l'explosion, qu'elle pourrait contenir les sanglots jusqu'à l'aube. Mais ce fut tout le contraire.
Elle ouvrit la porte complètement et resta figée dans son seuil, posée contre le cadre, les bras fermés sur sa poitrine, protégeant son corps. La vue de cette chambre d'enfant la fit revenir, en pensées, à son précédent occupant et le déluge survint. Une dernière résistance en se mordillant la lèvre inférieure puis Rey céda. Son cœur déborda et ses yeux déversèrent un miasme de tristesse et de colère.
La jeune femme ne savait même pas pourquoi elle pleurait. Etait-elle furieuse après lui ? Lui en voulait-elle de ne pas être revenu ou pour lui avoir fait cette proposition maladroite sans prendre en compte ses désirs, sa vie à elle ? De tourner le dos à un foyer aimant n'attendant que son retour alors qu'elle n'en avait jamais eu ? Etait-elle en colère contre elle-même de ne pas avoir réussi, d'avoir espéré, d'avoir cru à cette connexion ? Etait-ce une simple déception ? Ou un nouvel abandon ? Etait-elle triste d'être de nouveau seule ? D'avoir imaginé des choses qui n'existaient pas ? Etait-elle dans une telle souffrance pour l'enfant qu'il était, privé de sa famille ? Pour Leia ? Ou pour elle-même et cette amère impression de prendre une place ne lui revenant pas ?
Elle n'avait aucune réponse et elle s'en fichait. Tout était si confus et noir. Tout avait été si vite, quelques semaines seulement pour se retrouver ainsi. Elle n'osa même pas imaginer ce qu'il pouvait bien faire à cette heure-ci, ce qu'il pouvait penser ou ressentir parce que ça aurait une douleur supplémentaire. Il était sûrement bien occupé avec les forces de l'ordre ou en cavale. En bref, une situation bien éloignée de la sienne ce soir, à pleurer à grosses larmes face à la vie d'un gamin de dix ans disparu depuis longtemps. Face à son lit intact, ses maquettes d'avions suspendues au plafond, ses posters, son bureau rempli de quoi dessiner, son ensemble de judo encore accroché dans la penderie et un cadre renfermant une photo de lui et de ses parents posé sur sa table de chevet. Une autre vie en somme, un mirage. Et la planche maintenant remarquable du parquet qui contenait auparavant la broche.
Rey n'eut même plus la force de se flageller d'avoir fouillé dedans ce jour-là, d'avoir pris la broche. Elle serait sûrement tombée sur lui d'une manière ou d'une autre dans le manoir. En fait, elle en voulait à la terre entière. À lui, à ses parents pour l'avoir abandonné, à Luke pour ses secrets et ses mensonges, à Snoke, à l'homme à la canne.
La jeune femme aurait pu rester là des heures et pleurer tout aussi longtemps si Leia et Luke ne l'avaient pas interrompue dans cette géhenne. Le cœur de la Sénatrice se serra de découvrir ses larmes versées pour son fils. Son jumeau lui, réalisa que les choses avaient été complètement hors de son contrôle et qu'il serait difficile de faire machine arrière, il n'était plus possible d'embellir quoi que ce soit avec de nouveaux mensonges. Ils étaient tous les deux responsables de sa peine et de la position dans laquelle ils avaient mise la jeune antiquaire. Si bien qu'ils accueillirent sa rancœur sans sourciller.
« Rey... Leia murmura un début d'excuses, insuffisantes.
— Vous l'avez abandonné... rétorqua la jeune femme après s'être frotté les joues, et tout son être ressentit une bien étrange sensation, comme une connexion à Kylo, même à distance. Comme si elle aussi à l'instant, faisait face à ses propres parents et leur balançait des reproches.
— Nous avons cru faire ce qui était le mieux pour lui à l'époque, pour le protéger. Mais...
— Nous l'avons abandonné. » termina la Sénatrice et Luke chercha son regard.
À quoi bon continuer une liste d'excuses et de justifications qui n'en finirait jamais alors que la jeune femme venait de prononcer l'évidence. La vérité. Luke n'avait pas tort, mais il était temps pour cette famille d'accepter qu'elle avait mal agi et que ses actes avaient potentiellement détruit un enfant. Potentiellement, car Leia ne pouvait plus s'avouer vaincue et abandonner une seconde fois son fils. Pas en faisant face à la détresse de Rey, pas après qu'elle ait bravé une organisation comme le Premier Ordre pour le lui ramener. Les yeux de cette dernière exprimèrent sa désolation et elle crut lire de la déception dans ceux de Leia face à son échec, comme si elle devait quelque chose aux Skywalker. Mais il n'en fut rien, car elle n'avait pas échoué.
« Je ne te remercierais jamais assez pour ce que tu as fait ce soir Rey, et contrairement à ce que tu penses, ce n'est pas terminé.
— Comment ? Épuisée et déboussolée, la jeune femme ne put mettre ses pensées en place. Comment allez-vous faire maintenant ? Et la Résistance ? Les enfants... elle expira lourdement, terrassée par le poids de telles choses sur ses épaules. Après avoir ressassé l'épisode avec Kylo depuis son entrée dans le manoir, l'enquête ne lui revint que maintenant.
— Dès demain, nous parlerons des enfants. Nous reprendrons ton enquête. Je vais t'aider, affirma Luke. Rey était bien trop fatiguée pour questionner ce soutien soudain et désintéressé. Plus tard, peut-être. En attendant, pour toutes les personnes concernées, ce n'était pas de refus.
— Pour le reste, nous ne devons pas perdre espoir. Je suis certaine que tu as réussi quelque chose ce soir. Ce n'est pas terminé, reprit Leia en tenant les mains de Rey dans les siennes. Elle ne fit qu'acquiescer de la tête, pour les enfants et pour cette dernière allusion qu'elle avait tout à fait saisi. Mais à l'instar de Luke, elle était malheureusement plutôt pessimiste. Il lui faudrait davantage de temps pour se remettre de cette première déception.
— Tu es à bout de force. Nous le sommes tous. Il est temps de dormir » conclut le vieil homme.
Il tenta de dessiner un sourire sur ses lèvres à destination de Rey avant de raccompagner sa sœur dans sa chambre. Rey regagna aussi la sienne. Quant à la pièce qui fut autrefois celle de Ben, elle resta ouverte pour la première fois depuis vingt ans. La poussière s'échappa et les souvenirs renfermaient à l'intérieur reprirent leur place dans toute la maison. Il n'y avait plus rien à cacher. Du moins le concernant.
L'antiquaire prit place dans le lit chaud que Renée avait fait pour elle. Elle qui n'avait pas le souvenir d'avoir une fois été bercée puis bordée dans un tel confort. Oui, c'était chaleureux, réconfortant après une telle nuit. Elle mit un certain temps avant de s'endormir et seulement d'épuisement, après avoir laissé le reste de ses larmes couler.
≈
À son réveil, Rey fut tout aussi confuse que la veille. Malgré un sommeil tardif, la nuit lui avait apporté, physiquement, repos et regain d'énergie et ce n'était pas de refus sachant la tâche immense qui l'attendait. Mais il n'en fut rien dans son esprit. La nuit n'avait rien apaisé. Elle se sentait toujours autant en colère et triste à la fois. Après les mots de Kylo sur ses parents, qu'importe qu'elle traînait cette éventualité avec elle depuis des années, accueillir pour de bon la vérité, cet abandon, l'avait mise face à une réalité que l'espoir de les retrouver un jour avait fait reculer jusqu'alors.
Rey était réellement seule. Elle était orpheline.
À l'instar de ses enfants qu'on retrouvait régulièrement sur la jetée la nuit, seule dans le noir.
Et même l'espèce de corbeau qui partageait sa peine n'était finalement qu'un simulacre.
Alors, tout comme la veille, elle se leva et enchaîna mécaniquement de faire une toilette et d'enfiler ses vêtements, apparemment déjà lavés et séchés par Renée ou Therry. Disparue l'odeur du sang. Quelle heure pouvait-il être ? La jeune femme ne prit même pas la peine de regarder l'heure sur son téléphone qu'elle fourra dans sa poche de jean. Qu'importe, toute une vie était déjà passée pour elle. Rey se sentait errer comme un fantôme et pas seulement dans cette maison qui en abritait tant, mais à l'intérieur d'elle-même. Elle était revenue dans le désert, sans rien de visible à l'horizon, même pas un soleil.
Rien qui ne l'attendait au bout de la route.
Même son prénom, elle avait l'impression qu'il n'était plus le sien.
Elle n'était personne, elle ne venait de nulle part et elle n'était rien.
Malgré le vide dans son cœur, ça, ça continuait pourtant de tourner dans sa tête. Elle l'avait bien compris. Cette phrase, et surtout les quatre derniers mois qui avaient suivi.
"Mais pas pour moi."
Non, c'était trop douloureux. Elle avait passé sa vie à espérer, à attendre, elle ne pouvait pas se créer un nouvel espoir avec ses paroles en l'air. Alors, il fallait qu'elle l'enterre aussi, à l'instar de celui de retrouver ses parents. Qu'il retourne dans l'ombre, sous le plancher d'où il venait, sous une terre noircie de cendres, autrefois brûlée.
Ce fut ce que la jeune femme se dit une fois dans le jardin, à deux pas du lieu de l'incendie, là où Kylo avait mis feu à sa cabane. Elle avait déambulé de sa chambre jusqu'ici sans s'en rendre compte, guidée instinctivement. Elle tapota du bout de son pied sur la terre humide. Si elle n'était pas dans un tel état, elle l'aurait retournée jusqu'à trouver un sens à tout cela, mais elle avait suffisamment remué le passé comme ça et les conséquences n'étaient pas glorieuses. Retour à la case départ, se dit-elle. Ici, où elle avait rencontré Kylo pour la première fois. Avec la même idée préconçue à son sujet. Un être vil, un spectre comme l'homme à la canne, une enveloppe de suie sans cœur.
Tout était de sa faute, à sa première visite dans ce foutu manoir, elle aurait dû s'en tenir aux meubles et à la poussière plutôt que de souffler dessus.
Quant aux enfants, elle eut une pensée similaire. Elle aurait dû détourner le regard et se répétait combien c'était malheureux pour eux sans bouger le petit doigt, comme tout ceux qui avait croisé son chemin quand elle était seule dans la rue. Heureusement, elle n'eut pas le temps d'émettre un tel scénario, les jumeaux la sortirent de cet apitoiement.
« Rey ? Bien dormi ? questionna Leia, inquiète. La réponse était évidente, inscrite sur le visage de l'antiquaire.
— Merci... pour l'hospitalité. Elle ne trouva pas d'autre moyen de formuler cela. Mais elle avait suffisamment reçu de coups pour savoir exprimer au moins une certaine politesse. Et elle appréciait réellement l'affection de Leia.
— Tu viens ? Il faut qu'on discute. » reprit Luke, plus austère.
Voilà presque douze heures que Rey avait le vertige, qu'elle se sentait déchirée en deux constamment, chacune de ses mains attachées à une extrémité qui la tirait à elle. De chaque côté, un sentiment différent. Une perspective différente. Cela lui donna presque la nausée. Bientôt une coutume dans cette demeure.
Elle suivit les jumeaux jusqu'au salon. Leia s'installa avec l'aide de son frère dans un fauteuil tandis que Rey gagna la fenêtre de l'autre côté pour continuer de contempler le jardin. Cette absence de confrontation directe démontrait parfaitement à Luke qu'elle leur en voulait. Et c'était normal. Elle était perdue et écrasée par une solitude qu'elle avait longtemps repoussée, toujours autant assaillie de questions auxquelles il ne pouvait répondre. Il se doutait aussi, en dépit de ses mises en garde, des espoirs qu'elle avait fondé chez Kylo et qu'il avait brûlé hier soir.
« Rey... À propos du Premier Ordre, commença Luke.
— Je n'ai plus envie d'en parler, le coupa-t-elle. Ne vous inquiétez pas, je resterai bien loin d'eux. »
Elle prit place dans le sofa face à la Sénatrice. Elle ne semblait pas dédaigneuse ni remontée, comme son ton le laissait entendre, non, juste résolue. C'était comme des pages qu'elle venait de tourner. Une sur le Premier Ordre. Une sur ses parents. Aucune raison de revenir en arrière et de recommencer ces lectures. Là, il fallait ouvrir en grand celle sur les enfants. Et faire en sorte que le reste de l'histoire ne se répète pas. Luke suivit son pas et lui accorda ce répit.
« J'ai besoin de savoir tout ce que tu sais sur les enfants. Tes déductions, tes hypothèses, continua le vieil homme. Rey soupira.
— Je sais que vous en savez plus que moi, elle ne put s'en empêcher, c'était trop tentant. Et de toute manière, vrai. Une seule information était réellement importante ici. Ce sont des enfants de l'orphelinat, n'est-ce pas ?
— Tu comprends donc pourquoi tout le monde se fait discret sur cette affaire et que les médias ne sont pas au courant, le regard de l'antiquaire l'invita à poursuivre. Les premières disparitions étaient... épisodiques. On a fait les recherches nécessaires, mais il arrive que certains enfants de l'orphelinat retournent dans la rue ou qu'on leur retrouve de la famille. C'est au troisième cadavre que les choses ont changé. Mais c'est aussi à ce moment-là que mon état s'est aggravé. On avait pourtant renforcé la sécurité et mis tout le bureau sur le dossier, en secret... expliqua Leia.
— Mais les meurtres ont continué ?
— On ne peut pas empêcher les enfants de sortir. Ni quiconque d'entrer dans le foyer d'ailleurs. Ce n'est pas comme ça que je l'ai fondé. Il faut à tout prix qu'on découvre pourquoi nous sommes ainsi visés, Leia était déterminée malgré son piètre état.
— Qu'est-ce que tu as vu ? Luke lisait en l'esprit vif de Rey si facilement. Il jouait au professeur et contrairement à ce qu'il pensait, ça ne lui plaisait pas. Elle lui avait fait cette demande des années auparavant. Aujourd'hui, il était alors trop tard pour des cours particuliers.
— J'ai du mal à me souvenir, je n'ai vu qu'un corps à la télé et un autre furtivement derrière une foule de gens. Je sais qu'il y a un rituel, des sévices communs, une mise en scène. J'ai demandé des infos et... de l'aide à la police, mais...
— Tes amis, mmh ? Ils sont prévenus, ne t'en fais pas. Même l'antiquaire n'avait pas encore le courage de les nommer ainsi.
— Il faudrait que je voie un des corps de près pour comprendre. Pour me souvenir... elle fronça les sourcils. Le vieil homme était bien plus soucieux qu'elle que ses souvenirs aillent plus loin que la vision des enfants. Plus loin dans le passé.
— Je vais organiser ça. Je connais la légiste, rétorqua Leia, refusant catégoriquement d'être mise de côté sur cette affaire. Je m'en charge.
Renée pénétra dans la pièce avec un plateau contenant un copieux petit déjeuner pour eux trois. Ils l'entamèrent au début dans un silence pesant, comme des inconnus invités en même temps dans un lieu qu'ils ne connaissaient pas. Puis, les langues se délirent un peu et Luke fit travailler la mémoire de Rey en lui demandant de décrire ce qu'elle avait observé, même des détails insignifiants.
Elle s'exécuta et énuméra doucement ce qu'elle avait vu, ce qu'elle en avait déduit aussi. Les infos qu'elle avait glanées, ses notes et ses interrogations. Leia, en échange, lui parla un peu de l'orphelinat, de son fonctionnement, du nombre d'enfants, de leurs profils. Alors qu'elle racontait tout cela, Rey avait vu une petite lumière dans ses yeux et que quelque chose l'empêchait de briller complètement, de scintiller. Leia ne lui avait pas encore tout dit à propos de cet endroit et surtout de sa genèse. La jeune antiquaire savait parfaitement quelles questions lui posait et se doutait même des réponses.
C'était à la fois si limpide et cruellement ironique qu'une femme ayant abandonné son seul enfant fonde, des années plus tard, un lieu où en accueillir par centaines.
Seulement, c'était bien assez pour aujourd'hui. Rey était épuisée et elle ne voulait pas si vite reparler de lui. Ni même y penser. Ainsi, afin de s'accrocher à quelque chose et de combler son esprit de choses bien moins morbides et douloureuses, la Sénatrice lui proposa de finir la matinée en faisant de nouveau le tour de son mobilier, lui contant chaque fois une histoire sur la manière dont elle se l'était procurée. Le moment fut agréable et libérateur pour Rey, savoir que Leia l'appréciait et lui faisait toujours confiance était réconfortant après qu'elle ait perdu tous ses repères et qu'elle ne savait plus très bien qui elle était ni ce qu'elle valait.
Néanmoins, l'antiquaire souhaita finalement se retirer et retrouver son appartement.
Elle souhaitait être réellement seule.
Maintenant qu'un plan au sujet de l'enquête sur les enfants s'était brièvement dessiné, elle avait besoin d'encore un peu de répit et de repos avant de constituer celui sur sa propre vie.
Elle avait besoin de temps pour faire son deuil.
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