Un ange et un diable mortels
Giacomo scrute le visage de sa mère.
Après avoir tant crié, tant pleuré, Ersilia Cenci a fermé ses yeux et il l'a cru morte...
Mais le visage s'adoucit, les rides de souffrance s'estompent.
Les paupières tressaillent, protègent encore un peu le nouveau regard fragile.
La curiosité l'emporte et les yeux s'ouvrent en grand, comme étonnés par la découverte de la chambre, des murs blancs, des regards tristes qui l'interpellent.
Elle tourne la tête vers lui, le dévisage comme si elle ne l'avait jamais vu.
- comment tu t'appelles ?
Sa voix est celle d'une enfant.
Elle surprend Giacomo, encore plus que la question. Il hésite, mais le regard de sa mère est si pur, si innocent.
- Giacomo !
- Pourquoi tu pleures ?
- Je pleure pas...c'est...
- Tu sais, faut pas être triste. Quand j'ai mal ou que je suis triste, moi, eh bien je pense à ces petits enfants qui souffrent.... Et puis hop... je me reprends... comme ça.
Un bref mouvement d'épaule et de sa main libre vers le haut, accompagnent les mots.
- Tu sais, des enfants qui ont mal, j'en vois beaucoup quand je vais avec ma maman à l'hospice. Elle est gentille ma maman tu sais. Tu la connais, ma maman ?
- ...
Elle repose sa tête, sur l'oreiller informe et sale de sa sueur et de ses larmes.
Giacomo revoit l'image un peu floue de sa grand-mère, morte neuf ans plus tôt, après avoir léguée une partie de sa fortune au nouveau couvent des Capucines. Son prénom, Béatrice, a été donnée à sa jeune sœur.
- Tu as l'air d'être gentil, comme garçon... mais tu me fais un petit peu mal à ma main.
Giacomo relâche la main qu'il serre depuis si longtemps.
Ersilia referme ses yeux.
Après quelques longues secondes, elle l'interpelle de nouveau, excitée :
- tu la vois, tu la vois ?....regarde, regarde... tu la vois ?... Ouh elle est belle, elle est belle. Tu vois sa grande robe blanche. Qu'elle est belle ma maman.
-...
- Tu la vois... regarde bien... elle est assise sur l'herbe... les jambes bien pliées sous elle... Ouh...c'est joli... sa belle robe blanche étendue tout autour... écoute... écoute... les oiseaux lui parlent.
Giacomo oublie tout. Le lit ensanglanté. Le regard terrifié des servantes. Ses frères et sœurs qui attendent dans le couloir. A peine voit-il la sage-femme extrayant, arrachant même, un petit corps sans vie de dessous le drap qui cache le bas du corps de sa mère.
- Regarde, regarde, le papillon... le papillon... dans sa main... tu le vois... tu le vois...
Elle bat des mains, elle rit, elle rit...
Une énorme vague d'amour inonde les yeux de Giacomo et déborde le long de son visage.
- oui, je la vois... tu lui ressembles tellement... Vous êtes si belles toutes les deux...
C'est elle qui lui reprend la main.
- Elle me regarde... tu vois... tu vois... elle me sourit...ma maman.
Elle murmure, douce, apaisée :
- Maman !
Ersilia Cenci, née Santacrose, meurt le 18 avril 1584, à Rome, dans sa chambre du Palais Cenci, proche du Tibre, à la lisière du Ghetto Juif.
Ersilia Cenci a 35 ans et elle meurt d'avoir tenté d'accoucher son 12ème enfant.
Ersilia Cenci ne craint pas l'enfer. Le diable elle l'a épousé à 14 ans : Francesco Cenci, 14 ans également le jour de leur noce.
Ersilia Cenci n'était plus une femme. Elle était un sexe, une main, une bouche. Chair disponible à la maison, quand Francisco rentrait de ses tournées épiques.
Cet homme n'aime pas les femmes... Il doit seulement satisfaire son besoin compulsif, irrépressible de forniquer.
Sa fortune colossale, héritée d'un grand père trésorier au Vatican, s'amenuise au fur et à mesure des pots de vin versés pour sortir de prison, ou éviter d'y aller.
Femme, homme, enfant... que lui importe ! D'autant que sa réputation le précède, et qu'il lui faut aller de plus en plus loin pour jouir. Les maisons de plaisirs de Rome lui refusent l'entrée et les prostituées des faubourg insalubres se sauvent dès que sa silhouette reconnaissable part en quête.
Francesco Cenci déteste les enfants, et surtout les siens.
Avare pour tout ce qui ne concerne pas ses pulsions, il laisse la charge de sa famille aux biens de son épouse. Les aînés de ses garçons n'avaient dû leur survie qu'à une injonction de Clément VIII, forçant leur père à leur assurer une rente annuelle. Les deux plus âgés ont été assassinés depuis, dans des circonstances étonnantes et Giacomo, le dernier des enfants rentiers, est sûr que son père était le commanditaire.
Giacomo surveille la moindre des ombres, et évite les lieux isolés.
A la mort de sa mère, il a 16 ans et quitte le Palais.
Antonia Cenci, 11 ans, à ce moment, et Béatrice 7 ans, sont envoyées dans un internat religieux.
Bernardo, bébé à peine sevré, est confié à une gouvernante, le temps qu'il ait l'âge lui aussi d'entrer dans un monastère ou un couvent.
Mais le temps passe.
Et les filles deviennent femmes.
Elles rentrent au Palais, et leur calvaire commence.
Antonia, est en première ligne et, au bord du suicide, écrit à sont tour à Clément VIII, lui proposant soit de l'envoyer dans un couvent, soit de la marier. Avec qui il veut. Peu importe. Le pape choisit le mariage.
Le montant de la dot imposée met Francesco Cenci dans une rage folle.
Elle n'en profitera pas longtemps. Elle meurt à 22 ans en 1595.
Quand sa sœur quitte la famille, Béatrice passe en première ligne dans la bataille du stupre . Elle ressemble à sa mère. Les romains la considèrent comme une des plus belles femmes de la ville.
Francesco Cenci se remarie avec Lucrezia Pétroni, riche et belle. Pas longtemps belle... Quand elle comprend son erreur, elle se laisse aller et grossit tellement qu'elle a du mal à se déplacer... Une défense efficace qui limite les possibilités.
A son tour, quelques mois plus tard, Béatrice demande l'arbitrage du pape. Mais la lettre n'arrive pas, et Francesco prévenu, décide d'envoyer, femme, fille et garçon dans une citadelle : Petrella salto, à quelques heures en calèches au Nord-Est de Rome.
Suffisant pour couper court à toute tentative d'appel au secours et étancher ses perversions en toute discrétion, quand il s'y rend.
Mais Giacomo, s'inquiète pour sa sœur qu'il ne voie plus dans Rome. Il soupçonne le transfuge et se rend au château. Les confidences de Béatrice le terrifient et le culpabilisent.
On se revoit.
On échafaude des projets de fuite, de mariage secret, mais aucun ne satisfait ! D'autant que Lucrezia veut aussi en finir avec cette vie misérable.
Il faut bien se rendre à l'évidence, il n'y a qu'une issue : se débarrasser du pervers violent.
Mais on ne s'invente ni tueurs ni commanditaires.
On perd quelques mois à chercher le meilleur plan.
Des hommes de mains sont embauchés et une stratégie mêlant poison et étranglement est mise au point. Une première programmation échoue, le père ayant renoncé, en cours de route, au déplacement.
Le jour J arrive enfin : le 9 septembre 1598 tout est prêt à la citadelle. Mais les sbires recrutés s'enfuient devant la résistance du père pourtant vieillissant.
Alors Giacomo et Béatrice achèvent eux-mêmes leur géniteur, avec le seul outil qu'il ait : un marteau.
Reste le corps. On croit simuler un accident en le passant par dessus la balustrade du balcon.
Le 9 septembre 1598, Lucrezia, Giacomo et Béatrice, avec le silence complice de Bernardo, pensent avoir rendu la justice en envoyant en enfer l'un des pires personnages que la terre n'ait porté.
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