Transmettre ce qui est confié
Malgré une nuit presque complète, les jambes d'Ippolito Aldobrandini sont déjà lourdes et douloureuses. La crise de goutte est imminente.
Doux moment pourtant que de respirer la quiétude du jardin du Quirinal.
Seul son bureau le sépare des fenêtres grandes ouvertes.
Peu d'activités encore. On le sait désireux de ces moments de calme, lorsqu'il savoure son café du matin.
Il étend ses jambes sur un pouf moelleux, maintient soucoupe et tasse sur son ventre, et laisse ses pensées affleurer librement, suffisamment sûr de ses choix pour pas s'inquiéter d'une dérive dérangeante.
La rumeur populaire lui a fait concéder le retrait rapide des restes des parricides Cenci. Un peu comme un père qui se soumet au caprice bénin d'un enfant, pour mieux imposer la leçon essentielle concomitante.
Il n'a aucun regret d'avoir insufflé au tribunal le choix d'une condamnation exemplaire.
Et sa magnanimité l'a fait prier pour les âmes que sa justice délivrait des corps meurtriers.
Que lui, le pape Clément VIII, combatte, juge, punisse les nobles est juste, car il est au dessus de tout, et la justice ne peut venir que de plus haut. Laisser ce parricide impuni aurait aurait été une pierre de plus sur le chemin du chaos.
Sa formation juridique et sa logique guident son raisonnement, et au delà ses actions.
Contrairement à son quasi-prédécesseur, Sixte Quint, il considère qu'il n'entre pas dans son apostolat de se mêler des activités temporelles de ses états.
S'il intervient, comme lors de la dernière crise monétaire, c'est pour apposer son sceau sur les solutions nécessaires.
De même, favoriser le sacre d'Henri IV, ne cherchait pas à interférer dans la difficile et sanguinaire situation française, mais à maintenir la préséance naturelle de la seule vraie religion catholique.
Car sa mission est là : transmettre à son successeur la chrétienté originelle en ayant accompli au mieux la charge divine reçue.
Il s'érigera donc toujours contre la moindre possibilité de déstabilisation du spirituel et de la morale. La perte des âmes égarées par la Réforme est une blessure qui ne cicatrisera jamais, et la tolérance insidieuse vis à vis des dogmes chrétiens essentiels en est une des causes, pour lui, évidente.
Sous son apostolat, plus de permissivité, plus de prosélytisme possible des hypothèses, déductions, élucubrations non conformes aux canons de l'Église, de son Église.
Au feu les livres impies, traités soi-disant scientifiques ou philosophiques qui remettent en cause ces canons; au feu Cabale, Talmud qui enracinent le mal chez les juifs et contaminent des érudits chrétiens.
S'il faut juger, condamner, brûler aussi leurs auteur... Soit !
S'il faut déjuger des juges trop conciliant... Soit !
Ainsi, ce meunier qui, à partir des quelques livres lus, se permet de professer sa propre cosmologie, sa propre création de l'univers, dans laquelle il incorpore Dieu. Comme si Dieu pouvait avoir été créé ! Comment des juges d'inquisition peuvent-ils laisser passer de telles âneries et libérer l'hérétique? Laisser dire que toutes les religions sont égales et que Dieu aime tous les hommes ! Où va t-on ?
Le nouveau jugement, prononcé dernièrement, ici à Rome contre ce Menocchio, et le bûcher allumé en conséquence, montrent clairement qu'il n'y a plus de places pour ces théoriciens du n'importe quoi.
Quant aux juifs, refusant, malgré prédications et catéchuménat obligatoire, d'accepter l'évidence de la personnalisation de leur messie dans le Christ, qu'ils restent au ban de la société et subissent Sa juste colère en retour de leur opiniâtreté hérétique.
L'histoire lui rendra justice de sa gestion rigoureuse, quasi-administrative de la communauté catholique fille unique de Dieu, qui, depuis un peu plus d'un siècle, se repend si loin.
En bon chef de famille, il aura su depuis son élection, se constituer une belle fortune, dans laquelle la confiscation des biens de la famille Cenci ne fera pas tâche. De même, il aura pourvu ses proches de postes rémunérateurs, mais sans ostentation au contraire de certains de ses prédécesseurs. Ainsi, quoique qu'il lui arrive, il aura fait ce qu'il fallait pour lui et pour l'Église !
Il se plait à concevoir sa mort dans la quiétude, la satisfaction du devoir accompli. Reçue avec les honneurs par Pierre, le premier d'entre les papes, son âme s'avancera sereine au devant de l'Amour divin.
Un petit tremblement d'émotion au passage de cette chaude pensée, chasse douleur et lassitude.
Allez ! La récompense est encore loin. Le travail restant à accomplir se mesure à la pile des rapports divers qui encombrent chaque jour son bureau.
Une dernière tasse de café (1).
Puis la guerre des grâces entre dominicains et jésuites, avivée par les derniers écrits de ce jésuite espagnol Molina; puis le rapport, toujours dominicain et toujours contre les jésuites, sur leurs conversions obtenues de drôle de manière en Chine; puis le compte rendu du trésorier général sur l'entretien de la veille avec les responsables du ghetto juif; puis le mémoire du même trésorier pour le sensibiliser de nouveau à l'endettement colossal du Vatican; puis les notes de la commission de censure artistique sur les œuvres en cours d'un peintre venant de Carravaggio, et sur la circulation sous le manteau de reproductions de gravures "lascives" d'un des frères Carrache, qu'il a pourtant lui-même interdites quelques années plus tôt...
Somme toute, une journée ordinaire !
(1) Clément VIII, après avoir gouté et apprécié le café importé d'Amérique du sud, en a autorisé le commerce dans le monde chrétien.
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