Des rires et des larmes bienvenus
Le garde pousse, tire, soulève, bouscule le gamin totalement amorphe.
Il veut profiter que la foule tarde à se disperser pour revenir au plus vite à la Tor di nona.
L'attitude générale trop calme pourrait rapidement dégénérer, et il suffirait qu'un seul spectateur reconnaisse Bernardo, pour qu'un attroupement se forme et que lui, le garde, devienne l'exutoire de la rancœur collective !
Il faut dire que son rôle sur l'échafaud a été particulièrement détesté et décrié dès que le public avait compris en quoi il consistait. Des menaces fusaient ici et là, et certaines avaient de quoi inquiéter.
Enfin la porte !
Un dernier coup de pied aux fesses de Bernardo et les voilà, le voilà surtout, en sécurité. Le garde se promet de faire profil bas jusqu'à ce qu'on l'oublie.
Alito regarde fixement la porte refermée. Depuis ce matin il suit de près Bernardo et son sbire.
Après qu'il ait laissé en plan le Dominicain sur le banc, il avait longuement consulté une de ses principales sources d'informations : le patron de la taverne del Moro.
Il avait ainsi démêlé la confusion entourant l'exécution des Cenci.
L'urgence imposée par Clément VIII et la bataille menée par l'avocat de la famille pour obtenir, au moins, une grâce, avaient perturbé le processus habituel.
Les confrères de la Miséricorde n'avaient pas le temps d'imprimer et de placarder dans Rome les affiches annonçant les conditions de lieux et de date des mises à mort publiques, ni de faire dire les messes pour intercéder, auprès de la clémence divine, le meilleur accueil des condamnés et encore moins de quêter dans Rome pour des messes futures.
Le bouche à oreille, les travaux préparatoires du bourreau, le défilé des confrères de la Miséricorde : en moins de deux heures, Rome suppléait l'information officielle et la foule s'entassait pour regarder passer Béatrice Cenci. Clément VIII avait voulu faire un exemple, il avait réussi au delà de ce qu'il imaginait (1) .
Alito hésite. Le plus important est de récupérer Bernardo. Mais Alito pense que Dieu ne peut pas s'occuper de tout, et que certaines choses doivent se régler sur terre.
Il se donne encore trois minutes...
Elles ne sont pas nécessaires... La porte s'entrouvre.
Une silhouette se glisse, drapée dans une cape noire et sous un large chapeau. La pointe de l'épée soulève le bas de la cape. C'est bien notre homme.
Le garde se dépêche de rejoindre le Château Saint Ange où il sera à l'abri et pourra se restaurer tranquillement. Juste avant d'arriver sur la place du supplice, une bourrasque le pousse dans la ruelle entre les deux derniers immeubles. Il finit son plongeon en haut de la berge du Tibre.
Une voix grave, avec un fort accent espagnol :
- lève toi, soldat, je ne suis pas du genre à frapper un homme à terre, ou... un enfant !
- Tu sais à qui tu parles, malheureux ? J'espère que tu en as, toi, des enfants, parce que tu ne vas plus être en état d'en faire !
Le garde se redresse, tente d'écarter sa cape et de sortir son épée mais le peu d'espace de la ruelle gène ses mouvements. Au moment précis où ses deux bras sont en l'air pour rejeter sa cape en arrière, un violent coup le frappe au plexus. Il suffoque... Un autre coup le cueille au menton et l'envoie contre un mur...
- c'est plus facile avec un gamin, hein... Adieu soldat...
Alito attrape le corps qui cherche encore son souffle et le pousse dans le Tibre !
Le garde se relève péniblement dans le mélange d'eau sale et de vase boueuse, d'excréments et de détritus jetés des fenêtres. La ruelle est vide, mais il ne peut assurer de prises suffisamment solides pour s'extraire de la vase et se hisser. Heureusement, juste après le dernier immeuble, en dessous du marché aux poissons, la berge est bien consolidée. Il avance avec peine tant ses bottes s'enfoncent, mais la distance est courte. Au moment où il touche au but, une voix qu'il connaît bien maintenant, s'écrie du pont :
- A l'aide, un soldat dans l'eau...
Une petite troupe se forme... La même voix reprend...
- Mais ce n'est pas le soldat qui tenait le jeune Cenci ?
Des cris, des insultes... des fruits, des légumes, des œufs, des poissons. Tout y passe. Le pont se remplit et on se bouscule sur la berge du marché !
En désespoir de cause, le soldat retire cape, veste et épée, laisse ses bottes aspirées par la vase et décide de traverser en nageant ou marchant tant les eaux sont encore basses. Après un long effort sous les quolibets de la foule et ses projectiles, il atteint l'autre rive, remonte la berge, et sous l'escorte des gardes en faction, rentre dans le Château Saint Ange.
Fra Stefano, est frustré. Jouer les espions n'était pas aussi facile qu'il le pensait. Quand il a vu Alito repartir, seul, de son poste de guet devant la Tor di nona, alors qu'un enfant sous escorte venait d'y entrer, il s'est demandé si la mission confiée par Bellarmino était bien celle qu'il avait comprise.
Il avait laissé repartir Alito avec un peu d'avance, avait essayé de le suivre de loin, mais, à contre courant du flux des revenants de la place du pont Saint Ange, l'avait perdu de vue.
Comme s'il avait tout simplement disparu.
Quoi faire, chercher, abandonner, revenir devant la prison ?
Un mouvement de foule sur la place, des rires, des cris, des insultes...
Puis de nouveau, une masse de personnes qui remonte la rue de la Tor di nona.
Il se cale contre un mur, se demande de nouveau où aller... quand il entend une voix grave avec un fort accent :
- alors, moine, tout va bien !
Le juge commissaire de la Tor di nona attendait son arrivée, et quand Alito se présente en tant qu'envoyé du Cardinal Bellarmino, conseiller très proche du pape, membre éminent de la Congrégation du Saint Office, il ne pose aucune question. Le message reçu ce matin et la bourse qui l'accompagnait suffisent.
Il mène Alito au «réconfortio» et le laisse avec le jeune Cenci.
Bernardo est debout, probablement au même endroit où le garde l'a laissé. Alito retire son épée, ses gants, son chapeau, les dépose au sol, entre dans la petite pièce et ferme la porte lentement. Il s'assied sur un banc et attend.
Il connaît cette prostration muette. Il l'a déjà côtoyée dans son pays, quand les enfants assistaient aux massacres de leurs parents, à l'ombre de la croix.
Au bout d'un long moment, Bernardo tourne la tête. La curiosité l'emporte.
Alito dessine un léger sourire, mais reste silencieux.
Encore un espace de silence.
Bernardo se retourne franchement et ausculte ce bonhomme qui inquiète et rassure en même temps.
Alito est surpris. Il pensant avoir à faire à un enfant d'une douzaine d'années. La frêle silhouette, le visage aux traits graciles, les cheveux blonds sont trompeurs mais devant lui se dresse un jeune homme.
L'échange silencieux se poursuit. Puis Bernardo se livre :
- Qui êtes-vous ?
- Alito.
- que me voulez vous ?
- je suis venu te sortir d'ici.
- Pour aller où ?
- Dans un endroit, où tu pourras te laver, te changer et manger.
- Et après ?
- Après je t'emmènerai auprès d'une personne qui souhaite que tu restes à Rome encore quelque temps, mais je n'en sais pas plus.
- Je n'irai pas aux galères ?
- Je ne parle pas des choses que je ne connais pas. Mais je crois pouvoir te dire qu'au moins tu n'iras pas tout de suite.
Les «r» roulés, les «u» qui parfois deviennent «ou» et l'inverse, la franchise qui se dégage de cette voix interpellent Bernardo.
Il s'avance et s'assied sur le banc.
Après un nouveau silence,
- on partirait quand ?
- Maintenant.
Bernardo se lève. Alito l'imite et ils se retrouvent face à face.
Mais le jeune homme défaille. Il tombe contre le torse d'Alito, qui, surpris, n'a que le temps de le retenir. Ils se retrouvent l'un contre l'autre.
Alors dans un torrent de larmes, Bernardo vide son malheur.
(1) ... y compris pour sa propre postérité. Lui qui aurait aimé laisser l'image d'un gestionnaire habile et d'un pape autoritaire mais juste, reste surtout connu, en Italie, comme le bourreau de Béatrice Cenci et de Giordano Bruno.
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