I
Le soleil s'est levé depuis peu de temps, il ne dépasse pas encore le sommet des grands arbres qui entourent mon campement provisoire, mais au vu du magnifique bleu qui se dessine quand je lève les yeux au ciel, je sais que la journée sera belle.
Mon épaule est encore engourdie par cette nuit passée à même le sol. Mon vieux sac de couchage tout défoncé et crasseux dégage des odeurs que je ne souhaite à personne de sentir. Heureusement, les performances de confort, d'imperméabilité et de chaleur sont conformes au marketing annoncé sur l'emballage. E Teck : c'est comme ça que vous appeliez les produits de dernière génération, conçus avec les innovations des têtes pensantes de notre pays et testés dans des laboratoires, puis fabriqués par des machines capables d'en produire des milliers par jour ! En trouver un, aujourd'hui, relève du miracle.
Je me frictionne les bras au travers de ma veste à manches longues vert kaki. J'ai un peu froid, même si les rayons du soleil de cette fin d'hiver transpercent enfin les branches encore dénudées de feuilles, la température doit encore être sous la barre des dix degrés. J'attrape mon précieux journal. Aujourd'hui n'est pas un jour comme les autres. Une larme coule sur ma joue avant de s'écraser sur la page cornée et noircie d'encre. Si mes calculs sont bons, nous sommes le 18 mars... C'est l'anniversaire du premier jour de confinement. Ce premier jour où, tout un pays s'est réveillé avec un seul mot d'ordre : restez chez vous ! Et si mes calculs sont bons et si ceux de mon père l'ont aussi été, nous sommes le 18 mars deux mille trente-neuf. Le dix-neuvième anniversaire du confinement. Et il n'y a plus de mot d'ordre... si... le mien, rester en vie, survivre au monde et plus que tout, retrouver ma fille.
Je saisis dans une poche de mon sac à dos le stylo récupéré dans la maison abandonnée qui m'a servi de refuge la nuit dernière. La main tremblante, j'y inscris les mots : "Jour anniversaire" et pour rendre compte de ma journée d'hier les trois lettres, "RAS". J'ajoute, "seizième jour, maintien du cap au sud-ouest". Je suis une fille forte, mais ce matin je craque. Les yeux s'emplissant de larmes, les lèvres serrées et tremblotantes pour retenir la rage qui est en moi, je laisse le stylo glisser et noircir le papier d'un : "Tu me manques, Papa, aide-moi à retrouver Jade", suivi d'un "je vous aime"...
Plusieurs semaines que je n'ai pas craqué, que je tiens grâce à la rage qui bout en moi. Chaque matin, je me réveille et me dis "lève-toi Emma, sois forte Emma, avance, avance...".
Il y a de l'espoir, le ciel est toujours bleu, les animaux nombreux prolifèrent, la végétation est luxuriante. Mon père avait l'habitude de dire, la nature reprend ses droits, elle reprend ce que l'homme lui a enlevé. Du haut de mes dix-neuf ans, je n'ai connu la terre que sous cette forme. Ce que je connais de l'Ancien Monde, c'est mon père qui me l'a raconté.
Je suis née le premier jour du confinement, et depuis, toutes les tentatives d'éradications du virus appelé, COVID-19, ont échoué. Je feuillette souvent le carnet de notes de mon père, je ne m'en sépare jamais. Il est sa mémoire et la mémoire de notre histoire. J'ai beau lire et relire les pages qu'il a écrites sur les premiers jours de cette catastrophe, je n'en reviens toujours pas. Comment l'irresponsabilité de l'homme a pu le conduire à sa perte ? Comment en être à ce stade aujourd'hui, alors qu'il était si simple de l'endiguer ? Si simple et si complexe à la fois.
Adossée à l'arbre qui m'a servi d'abri cette nuit et assis sur mon sac à dos, je relis une énième fois les notes de mon père dans son carnet :
18 mars 2020 : Ma fille est née, elle s'appelle Emma, je suis si heureux. Plus loin : Beaucoup d'agitation dans les couloirs de l'hôpital. Des malades du COVID-19 de l'est de la France arrivent par avion dans notre hôpital, ici à Toulon. Emma porte un masque de protection, il est tellement grand pour elle, qu'il lui couvre tout le visage. Les médecins ne veulent pas nous donner de masque. J'insiste pour que maman, qui est épuisée par l'accouchement en ait un. Ils disent que ce n'est pas nécessaire. Les infos et les infirmières qui échangent à voix basse disent plutôt qu'il n'y en en pas pour tout le monde. Le gouvernement en a promis, on les attend !
Je pose le carnet sur mes genoux et levant le regard vers le ciel je me mets à réfléchir. Comment ne pas avoir anticipé une chose pareille ? Comment ne pas avoir réagi plus tôt ? Le foyer de l'épidémie a commencé à des milliers de kilomètres de là, à Wuhan, en Chine. N'avaient-ils pas le temps d'organiser notre protection? Ou peut-être pensaient-ils que nous étions intouchables ? Je posais beaucoup de questions à mon père, j'aimais l'entendre me conter sa vie d'avant. Il passait aussi de nombreuses heures à me résumer les grands films de son époque. Il m'a raconté tellement d'histoires catastrophes où tout se finit bien, tellement d'histoires d'astéroïdes où l'homme sauve sa planète, que je ne réalise pas que l'homme ne fût pas prêt ce fameux 18 mars. Le cinéma était resté de la fiction.
Mes yeux retournent aux notes de papa:
12 600 masques de protection dérobés dans les entrepôts du CHU de Montpellier, des individus soupçonnés d'avoir tenté de vendre des attestations de déplacement, le coronavirus fait augmenter les ventes d'armes à feu aux États-Unis..., les gens deviennent-ils fous ou la peur dévoile-t-elle la folie humaine ?
Au moment où mon père a écrit ces lignes, il ne le savait pas encore, mais OUI, le monde devenait fou. Fou au point de remplir des caddies de pâtes, de riz ou encore de papier toilette. Fou au point de cracher sur son pharmacien parce qu'il n'a plus de gel hydralcoolique à vous délivrer... J'ai beau repenser à tous ces faits que mon père me relatait, je n'en reviens toujours pas... Comment en sommes-nous arrivés là ?
Un craquement de branche me sort de mes pensées. Dans un réflexe, je dégaine le couteau de chasse Skinner attaché à ma cheville. Sa lame en acier de quinze centimètres, que je tiens aiguisée à la perfection me permet d'épouiller et de vider le gibier qui me sert à me nourrir, et plus d'une fois il a aussi servi à me défendre.
Je n'ai croisé ces derniers temps que des gens en qui je n'ai osé donner ma confiance. Je ne sais même plus si c'est encore possible ou si c'est moi qui ne sait plus le faire. Le monde tente bien de se reconstruire. Chaque pays instaure ses règles, si bien que l'on ne peut plus traverser les frontières. Chacun doit être autonome sur ses besoins, fini le libre échange et la mondialisation. Celle-là même qui a permis de faire circuler si facilement et si rapidement le virus. La France manque de beaucoup de matières premières, des pièces essentielles à la reconstruction, à la communication, aux soins. Tous les secteurs sont impactés et pour y remédier, plusieurs gouvernements se sont déjà succédé. Mais les avis divergent et les tensions montent rapidement. Mon père a fait le choix de la fuite lorsque les choses ont dégénéré sous le troisième gouvernement.
Restant sur mes gardes et attentive à mon environnement, je replis sans faire de bruits mes quelques affaires dans mon sac à dos. En refermant le carnet et avant de glisser celui-ci dans l'une des poches de mon sac, mes yeux glissent sur les dernières notes surlignées de deux traits épais de ce 18 mars 2020 : 9 134 cas confirmés et 264 décès, suivi de : "maman reste en observation, sa température est de 39 degrés".
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