Instantanés
Sally regarda sa montre encore une fois. Jamais le boss n'avait eu autant de retard. Quand il lui arrivait d'être coincé dans un embouteillage ou d'avoir un empêchement de dernière minute, il lui envoyait toujours un message pour la prévenir. Mais depuis ce matin, son portable était resté silencieux, les heures s'étaient égrenées, il était midi et il n'était toujours pas arrivé au bureau. La jeune femme consulta de nouveau l'agenda partagé du service. Philipp faisait une visite à Saint Bart; Sean passait sa visite médicale, Liam et Janet étaient de patrouille mobile, les autres membres de l'équipe travaillaient à des préparations d'interpellations, mais le patron, lui, n'avait rien indiqué. Sally regarda rapidement l'agenda des dernières semaines.
Chaque journée était soigneusement renseignée. Avant l'incident d'Exeter, il y avait même des jeudis soirs marqués d'un « indisponible » qui était le terme utilisé par chacun des membres de l'équipe quand un rendez-vous ou une contrainte familiale étaient prévus. Évidemment, depuis le jour où le patron s'était fait passer à tabac, plus rien de la sorte n'était indiqué. Il n'y avait plus que le morne amoncellement des tâches professionnelles empilées les unes aux autres.
Sally aurait donné n'importe quoi à ce moment là pour retrouver son boss d'il y avait quelques semaines. Quand elle y réfléchissait, elle se souvenait d' un Lestrade irradiant de bonheur et d'espièglerie. Sally se rappelait le voir sourire, quand il recevait en fin de matinée le message qu'il attendait, mine de rien, impatiemment. Ses lèvres s'ouvraient sur une moue charmante et ses yeux brillaient de plaisir. Et quand, le jeudi soir, il partait un peu plus tôt, qu'il prenait un deuxième casque et qu'il quittait le service avec un joyeux « salut tout le monde ! », tous les membres de l'équipe savaient pertinemment qu'il allait retrouver son copain, et c'était très bien comme ça parce qu'il en avait vraiment bavé avec son « ex » et que, en tant que chef du service, il bossait deux fois plus dur que tout le monde. Mais depuis quelques semaines, tout cela était révolu, le lieutenant de police s'était complètement renfermé sur lui- même, ne prenait plus sa moto que pour des courses solitaires et s'exposait quotidiennement aux missions les plus dangereuses du service. Et puis, il y avait tous ses conciliabules sibyllins en français dont Sally savait pertinemment qu'ils n'avaient aucun rapport avec une quelconque affaire en cours au Yard.
Mal à l'aise, Sally ferma d' un coup sec, l'écran de l'ordinateur. Gregory Lestrade complétait toujours l'agenda du service. Il savait que la bonne marche de celui-ci reposait en grande partie sur les efforts de communication de chacun. Non seulement, rien n'était indiqué pour la journée mais rien non plus pour les jours à venir. Une vague d'inquiétude incoercible remplaça l'énervement.
Et s'il lui était arrivé quelque chose ? S'il avait eu un accident chez lui ?
Sally se morigéna elle-même. Mais depuis quand était-elle devenue si protectrice avec son patron ? Après tout, il était bien assez grand pour mener sa vie comme il l'entendait... Elle n'avait plus qu'une seule solution devant elle, puisqu'il ne répondait pas sur son portable. La jeune femme prit sa veste, glissa son portable dans la poche. La station de métro la plus proche de chez lui était Canning Town, à quarante minutes du Yard. Avec un peu de chance, elle y serait en début d'après midi.
Évidemment, la porte était fermée à clef. Sally n'hésita pas. Avec sa carte bancaire, elle fit jouer les deux verrous et très doucement, baissa la poignée. L'appartement était très sombre. Les volets étaient fermés.
En pleine journée ... Bizarre
La jeune femme comprit tout de suite qu'il n'y avait personne. Un rapide tour des lieux confirma ses premières constatations. Pas de draps sur le lit, réfrigérateur vide, radiateurs fermés. A contre-coeur, elle ouvrit quelques tiroirs dans l'espoir de trouver n'importe quoi, un indice qui lui aurait permis un peu d'éclairer la situation. Il n'y avait pas grand chose sur son bureau, un entassement de factures, quelques documents de travail qu'il avait du rapporter du yard, un soir qu'il avait encore des rapports à scruter. Elle remua sans grande conviction toute cette paperasse sans rien trouver d'intéressant. Frustrée, tendue, et, par conséquent, sans aucun sentiment de culpabilité, elle se dirigea vers la chambre et ouvrit le tiroir de la table de nuit. Une chemise cartonnée attira immédiatement son attention. Elle portait un gros titre en noir suivi de trois points d'exclamation « le chirurgien !!! ». Il y était question d'un mercenaire visiblement dangereux, lié au grand banditisme et usant de méthodes atroces pour honorer des contrats juteux. Inquiète, continuant son exploration, Sally trouva sous ce document deux autres dossiers qui lui semblèrent de peu d'importance. Elle souleva le dernier pour accéder plus facilement au fond du tiroir. Là, elle rencontra une chemise qui semblait plus récente. D'une enveloppe en papier craft, sur laquelle avait été noté le mot « Gabriel » d'une écriture hâtive et nerveuse, s'échappait un reçu qui, quand on le regardait de plus près, était une sorte de facture écrite en français. Sally examina longuement le document qui paraissait ancien. L'encre avait pâli. Elle ne put distinguer que les premières lettres d'un nom qu'elle ne connaissait pas, DUNK...
En remettant le morceau de papier dans l'enveloppe, sa main s'égratigna sur une agrafe à demi-ouverte. Poussant un léger juron sous la douleur, intriguée, elle découvrit une seconde enveloppe, très mince, soigneusement fermée, presque inaccessible. Hésitant maintenant un peu, d'une main peu assurée, elle dégrafa le rabat. A l'intérieur de l'enveloppe se trouvait une photo couleur sépia, d'un grand format, au grain très lisse, visiblement développée à la main et dont le papier glacé faisait ressortir chaque détail avec une netteté intense. Un vrai travail d'artiste, pensa Sally qui découvrit l'image avec un immense étonnement. La jeune femme ne put s'empêcher d'être frappée à la fois par l'intimité troublante et la pudeur délicate du cliché. Il y avait là comme un paradoxe que seule une œuvre d'art pouvait révéler.
La photographie représentait un homme endormi, allongé sur le côté, les épaules, le dos, les reins découverts, le bas du corps protégés d'un drap blanc. Les omoplates saillaient un peu trop. Une fine pellicule de sueur s'était formée juste au-dessus de la bordure du drap qui laissait deviner une rondeur cachée. L'une de ses mains formait comme un appui délicat pour son visage, tandis que l'autre s'appuyait sur son poignet, son index posé entre ses lèvres entrouvertes, comme surprises par un sommeil soudain. Quelques mèches rousses étaient collées sur son front, la transpiration de l'effort à peine terminé trempant encore sa peau. Il y avait dans ce cliché une délicatesse exacerbée, comme si le photographe n'avait pas voulu déranger ni ce moment de grâce exquis ni cet abandon total mais n'avait pu cependant s'empêcher de vouloir capturer pour lui-même le corps de celui que son regard choyait à travers l'objectif. L'une des jambes de l'homme sortait du drap et révélait une musculature fine et déliée. Elle formait un angle ouvert et l'on devinait dans le drapé l'ombre secrète de la partie la plus intime de son être. La peau, crémeuse, tranchait à peine sur la blancheur du drap. La marque d'une morsure, donnée dans la passion, affleurait au-dessus de la poitrine.
La photo de cet homme endormi, prise sans qu'il ne s'en fût rendu compte, traduisait, se dit Sally, une évidente confiance en celui qui avait eu le droit de capturer ce moment de vulnérabilité le plus extrême, celui éprouvé quand le sommeil vous ravit à vous-même après l'amour, ce moment où le monde s'évanouit juste après les soupirs, la moiteur et les vagues du plaisir partagé. Cet homme endormi, dont l'épaule portait encore la trace d'un baiser à peine effacée, Sally le reconnut sans l'ombre d'un doute. C'était Mycroft Holmes. La jeune femme n'eut pas besoin de se demander qui avait su choisir cet instant précieux dont la beauté révélait l'intensité de l'amour qui lui était porté. Décidément, Gregory Lestrade ne cesserait jamais de l'étonner, parce ce que, ce que l'on devinait de lui à travers ce cliché, ce n'était plus le flic du Yard, toujours prêt à en découdre avec les frappes les plus tordues de Londres, c'était l'homme terriblement précis dans son regard et ses gestes amoureux, un homme dont la force du sentiment qu'il portait à un autre se révélait ici, sans qu'il en soit lui- même sans doute conscient, crue et puissante.
Évidemment qu'il était prêt à tout...
Sally referma l'enveloppe et le tiroir, songeuse. A quel jeu dangereux se livrait donc son patron entre Mycroft Holmes et ce français, ce Gabriel qui, visiblement, occupait tout son esprit depuis quelques semaines ? Était-ce la fin d'une histoire et le début d'une autre ? Elle se rappela alors les yeux brillants de bonheur, quelques semaines auparavant.
Mais quand elle l'avait observé la dernière fois, juste avant le week-end, Sally n'avait pu s'empêcher de penser qu'elle n'avait jamais vu Gregory Lestrade ni plus sombre ni plus tendu. Non, décidément, ce Gabriel ne pouvait pas être un amour naissant. Elle regarda sa montre qui marquait désormais quinze heures. Le boss n'avait toujours pas donné signe de vie. Sally tenta une dernière manipulation sur l'ordinateur. Ce qu'elle vit sur l'écran, alors qu'elle s'y attendait cependant plus ou moins, l'effraya au plus au point.
Compte supprimé
Dans quel guêpier s'était fourré son boss ? Sally décida qu'une seule personne pouvait lui venir en aide. Une seule personne à Londres était capable de retrouver ceux qui choisissaient de disparaître. Elle prit son téléphone et, à contre-coeur, composa le numéro de Sherlock Holmes.
Nouveau message vocal.
"Bonsoir, c'est Sally Donovan ici. J'aurais jamais cru dire ç a un jour, mais j'ai besoin de vous. Mon boss est injoignable. Introuvable chez lui, ligne de po r table coupée. J'ai appelé sa fille. Elle sait des trucs, mais elle est aussi obst i née que son père, vous voyez ce que je veux dire? Enfin, j'ai essayé en l'e n gueulant, en lui disant qu'elle le laissait faire n'importe quoi, se mettre en danger et tout. Elle m'a envoyée sur les roses en me disant que si à vingt ans elle ne comprenait pas qu'on puisse faire des trucs un peu dingues par amour, elle était bien stupide, qu'elle ne pensait pas que c'était le cas, et elle m'a raccroché au nez. Vous essaierez de la faire parler? Bon. Et la dernière fois que j'ai vu le patron, il parlait tout seul avec une banane quasi jusqu'aux oreilles, en train de répéter "mon amour, je serai bientôt là, avec toi", des trucs comme ç a. Alors si votre frangin lui a fait du mal, bougez-vous avant que je fasse un malheur!"
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Lady Smallwood ne décolérait pas depuis la veille. Non seulement les agents mis sur le coup l'avait perdu au cœur de Londres, devant le bar réputé du Bussey, mais, en outre, Mycroft Holmes semblait s'être volatilisé. Il avait tout simplement disparu et l'on n'avait aucune piste. Rien. C'était comme si tous les fils entre lui et le MI5 s'étaient brutalement rompus, pire ... n'avaient jamais existé. Depuis les événements de Sherrinford, Alicia Smallwood savait que son collaborateur le plus brillant traversait une période extrêmement délicate. A l'attente du procès et à l'hallali qui en découlerait ainsi qu'à à la tentative d'assassinat à Dartford s'ajoutait, et elle savait que c'était cela le pire, une crise personnelle profonde qui l'avait presque conduit à un geste désespéré il y avait quelques semaines de cela. Mycroft Holmes, songea encore une fois Alicia Smallwood, était l' homme le plus paradoxal qui lui avait été donné de rencontrer. Il manifestait une intelligence des situations aiguisée comme un rasoir, mais aussi un manque absolu de confiance en soi, quand il s'agissait de lui-même et des choses du cœur, qui en était étonnant.
Son dossier personnel racontait une éducation rigide, des rebuffades à l'adolescence, une longue et douloureuse acceptation de lui-même, des années de doute et de rencontres inutiles. Tout cela était certainement la source de blessures intérieures. Sa relation complexe avec son frère, ce fantasque et imprévisible détective, n'avait pas arrangé les choses, et moins encore cette posture de protection qu'avait adoptée Mycroft vis à vis de son cadet, surtout quand ce dernier se laissait aller à son penchant pour des produits illicites et dangereux, et en particulier, s'était laissé dire Alicia Smallwood, à une certaine solution à 7%. Protéger Sherlock contre lui-même, semblait être ce que Mycroft mettait au dessus de tout , un devoir ultime qui l'avait peut être empêché terriblement de vivre jusqu'à cette rencontre improbable avec cet officier de police, à l'accent cockney tellement éloigné de son univers aristocratique et guindé. Lady Smallwood était la seule au ministère à vraiment connaitre le lien qui unissait Mycroft Holmes à cet étonnant policier du Yard, ce « silver fox » comme il était surnommé affectueusement par son équipe, un fin limier, une tête brûlée à qui l'East Side devait, en partie, d'avoir retrouvé une certaine sécurité. Depuis qu'il le fréquentait de façon personnelle et assidue, Mycroft avait très certainement changé. Il semblait s'être apaisé, adouci, ouvert davantage au monde. Ce n'était plus seulement cette machine à penser qui faisait l'admiration de certains, et effrayaient les autres. Ce n'était plus l'homme au cœur de glace, comme on avait l'habitude de l'appeler dans le service avec une sorte de peur, de dédain et d'envie mêlés.
Oui, Mycroft avait changé, se prit à songer Lady Smallwood. Il y avait même des jeudis soir où, quand il était à Londres, il quittait, souriant, son bureau un peu plus tôt. Ces soirs-là, il ne prenait pas son parapluie. Alicia savait que ce diable de policier attendait Mycroft à l'arrière du bâtiment en moto. Une image capturée par les caméras de surveillance - Seigneur, ce service publique faisait vraiment du très bon boulot ! - lui avait un jour montré Mycroft enlaçant ce Lestrade à l'arrière d'une puissante Harley jaune et rutilante. Mycroft souriait comme jamais. Il avait penché la tête vers le policier et ses lèvres étaient posées sur le lobe de son oreille. Visiblement il murmurait des mots qui illuminaient son partenaire. Ni l'un ni l'autre n'avaient encore bouclé leur casque. Gregory Lestrade, les cheveux en bataille, riait. Les bras de Mycroft étaient passés autour de sa taille et l'une de ses mains était posée juste sur la ceinture de son jean dans un geste intime et assumé qui racontait la tendresse de l'un et la confiance de l'autre.
Encore une fois, Alicia Smallwood repassa les images des caméras de surveillance qui avaient capturé la scène la veille devant le building du Bussey en plein cœur de la City . On voyait Mycroft Holmes arriver d'un pas lent sur le trottoir, s'arrêter, tourner la tête vers le bar brillamment éclairé de l'intérieur, son visage se décomposant devant ce que, seul, il devinait à travers les vitres. Il restait à contempler ce qui lui causait de façon évidente, au vu de ses traits s'affaissant, à la fois un choc et un immense chagrin, puis faisait demi tour et repartait. On le voyait alors de dos, sa haute silhouette semblant fragile. Il n'avait même pas pris la peine de déplier son parapluie alors qu'il s'était mis à pleuvoir. Il avait fait à peine vingt pas que soudain, il portait sa main à son cou, comme s'il sentait quelque chose l'atteindre. À ce moment-là, c'était une autre caméra plus loin dans la rue qui prenait le relais et qui le montrait d' un peu plus près, de face cette fois-ci. Les yeux agrandis sous l'effet de la surprise et de la douleur, il s'affaissait sur lui- même, titubant, tombant à genoux, la main toujours portée à son cou tandis que ses lèvres s'ouvraient sur un muet appel au secours et on pouvait y lire un mot, un seul, qu'il répétait plusieurs fois avant de fermer les paupières et de glisser à terre. Il n'y avait aucune mauvaise compréhension possible. Le nom que Mycroft Holmes prononçait à plusieurs reprises dans une tentative désespérée avant de s'écrouler était le prénom de ce policier.
Alicia Smallwood ralentit alors les images qui suivaient. On voyait des passants se précipiter vers la silhouette désormais étendue à terre, mais ce qui retenait l'attention n'était pas tant l'attroupement de personnes qui visiblement avaient assisté à la scène par le plus grand des hasards, mais cet homme, de haute stature, absolument inconnu des services de sécurité - les vérifications avaient été déjà menées - et qui sortait du Bussey, fendait le petit groupe agglutiné autour de Mycroft, écartait les personnes d'un air déterminé, les repoussait d'un geste rassurant semblant dire qu'il prenait la situation en charge, relevait un Mycroft, étourdi et confus plus qu'inanimé, et l'emmenait vers une voiture garée de l'autre côté du trottoir.
Alicia Smallwood arrêta la vidéo et zooma sur la voiture. On voyait un homme coté conducteur qui semblait guetter les deux autres. Le véhicule retint toute son attention. Elle grossit encore un peu plus l'image. Conduite à gauche. Immatriculation française. Elle se permit alors un léger sourire. C'était cela qui allait conduire le MI5 vers son agent disparu. Elle prit son téléphone et appela son chef de bureau. Il n'y avait plus qu'a remonter la piste française. Et le plus vite possible. A contre-coeur, Alicia Smallwood reprit la note de service qu'elle était en train de rédiger pour les plus hautes autorités du ministère.
« Il y a trois jours, j'ai été alertée par diverses sources extrêmement fiables que je citerai, si possible, dans les notes finales, sur la préparation d'un attentat de grande ampleur visant la ville de Londres. J'ai appris avec stupéfaction que le projet, fait pour un avenir proche, devait être facilité par un de nos hauts fonctionnaires, Mycroft Holmes. Je n'ai pu faire autrement que mettre en oeuvre une enquête et une surveillance accrue, puisque M. Holmes est déjà sous le coup d'une surveillance rapprochée dans le cadre de sa liberté provisoire en attente de son procès.
Cependant, M. Holmes a fait l'objet, avant-hier soir, d'un audacieux coup de main qui a conduit à sa disparition. Grâce aux caméras de surveillance, certains faits ont pu être reconstitués par nos équipes. Il semble que Mycroft Holmes ait été drogué et enlevé. Il a été conduit par un inconnu dans une voiture à l'immatriculation française. L'arrivée sur les lieux d'un officier de police a rapidement rassuré les passants. De plus, il semble que M. Holmes ait également été hier soir la cible d'un homme arrivé trop tard: ce mercenaire, connu sous le surnom de "chirurgien", a vu à plusieurs reprises ses opérations interdites par M. Holmes. Nous n'avons pu malheureusement procéder à l'arrestation de cet individu qui a profité de la confusion de la situation. J'ai alors convoqué et entendu la secrétaire particulière de M. Holmes, et au vu des informations dont je disposais sur la préparation de l'attentat. Elle n'a pas voulu croire un mot de ce que j'avançais, et j'ai dû la menacer. Elle m'a alors confirmé que M. Holmes se trouvait désormais sur le territoire français. J'ai fait en sorte qu'elle ne puisse pas les contacter.
Je me vois désormais contrainte de saisir les autorités françaises pour leur demander l'autorisation d'une opération d'interpellation. Dès que le lieu sera connu, celle-ci interviendra à six heures du matin, conformément à la loi française. »
Lady Smallwood referma lentement la pochette qui contenait la note de service et composa le numéro de téléphone de son chef de bureau. Les heures suivantes servant particulièrement cruciales.
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« Mais comment ça « disparu », ? Expliquez-vous Donovan ! exigea Sherlock, avec une moue qui en disait long sur le peu de crédit qu'il accordait à son interlocutrice. Le détective marchait de long en large dans le salon de l'appartement de Baker street, revêtu de la robe de chambre qu'il affectionnait tant quand il faisait froid, l'air complètement dégoûté. Depuis quelques heures, Sherlock essayait vainement de joindre son frère, ainsi que Greg et Anthea. Il n'avait même pas remarqué le message de Sally tant il était inquiet, Il s'était finalement décidé à appeler Alicia Smallwood, qu'il avait trouvée très évasive. Et maintenant c'était Donovan qui l'appelait, augmentant, s'il était possible encore son anxiété.
- « Ecoutez, Donovan, je vous fais déjà une immense faveur en répondant à votre appel, mais si c'est pour me dire quelque chose d'aussi inintéressant ... Votre patron s'est pris une journée, c'est tout... »
Le détective fit un vague geste de la main vers John qui le regardait d'un œil interrogateur et termina la conversation aussi sec. Mais dès qu'il eut raccroché, son attitude changea du tout au tout. Il quitta son air suprêmement condescendant, se jeta dans on fauteuil, ramenant ses longues jambes contre sa poitrine, les enserra étroitement et se mit à remuer les lèvres, perdu dans un monologue intérieur dont John savait pertinemment qu'il ne servirait à rien d'essayer de l'en faire sortir immédiatement. Le médecin se dirigea vers la cuisine pour mettre en route la bouilloire. Le temps de faire chauffer l'eau et de préparer deux mugs de thé, il revint dans le salon pour trouver Sherlock toujours assis, les yeux clos et dont les doigts pianotaient furieusement sur les accoudoirs. John ne savait que trop reconnaître les signes de la concentration et de l'anxiété quand il les voyait chez son ami : les lèvres serrées, le balancement du corps, les paupières qui tressautaient et déjà la manche déjà à moitié relevée dans la promesse d'on ne savait combien de patches de nicotine, voire d'autre chose quand il était dans ses très mauvais jours. Le médecin s'approcha et posa une main qu'il voulait apaisante sur l'épaule du détective.
- « Sherlock... Tu veux un peu de thé? Et comme son ami ne répondait pas, John insista un peu plus.
- C'est Greg ? Que se passe-t-il ? »
Semblant faire un immense effort sur lui-même, Sherlock ouvrit les yeux, et sans répondre directement ni faire un geste pour se déloger de son cocon de cuir, désigna son téléphone qui traînait sur le sofa.
-" Tu veux bien me le passer ?" demanda-t-il d'une voix un peu trop détachée, comme s'il ne voulait pas que John prît la mesure exacte de la situation. Exaspéré, le médecin attrapa le portable et le tendit à Sherlock mais au moment où il allait lui donner, il retint s main, attrapa son ami par le poignet et lui dit :
- « Je te le donne, mais avant tu me dis ce qui il y a. Que t'a annoncé Sally ? C'est Greg ? Il lui est arrivé quelque chose ? »
Sherlock, l'air plus énervé que jamais, reprit la parole :
- « Comme d'habitude John, tu vois mais tu n'observes pas ... Et comme le médecin le regardait sans comprendre, le détective ajouta :
- Vraiment, tu ne comprends pas ... ? Si Lestrade a disparu, c'est que mon frère n'est plus à Londres ! C'est évident ! »
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Même si Sally se contentait généralement sur le terrain de suivre les consignes, des années de service au Yard l'avaient cependant aguerrie à quelques techniques d'enquête. Puisque Sherlock lui avait tout bonnement raccroché au nez, elle ne pouvait plus compter que sur elle- même. Elle n'avait presqu'aucun indice, songeait-elle. Un prénom « Gabriel » et un reçu écrit en français sur lequel on ne distinguait pas grand chose à première vue. Quatre lettres -DUNK- sur ce qui ressemblait à une facture. Sally ouvrit son ordinateur et, mue par une soudaine inspiration, lança google.fr. La jeune femme inscrivit les quatre lettres dans la barre de navigation. Le seul mot français qui commençait par ces quatre lettres était le nom d'une ville du nord de la France, Dunkerque. Avec un petit sourire de triomphe, elle commença à chercher sur le service d'annuaire tous les « Gabriel » de Dunkerque.
Tandis que l'ordinateur tournait, elle retrouva dans le tiroir de son bureau l'enveloppe qu'elle avait trouvé dans la chambre de son patron et qui contenait la photographie de Mycroft endormi. Elle contempla à nouveau le cliché si troublant et le retourna pour relire, encore et encore, ce qu'elle avait découvert au dos du cliché. Le verso de la photographie était recouvert d'une écriture fine qu'elle reconnut immédiatement.
Mon amour, Myc,
Je suis moins doué avec la plume qu'avec mes photos. Tu le sais. De toute façon, tu ne liras pas ces mots. Et si tu les lisais, promets-moi, promets-moi que tu m'aimeras encore après les avoir lus. Tu ne seras pas effrayé, n'est-ce pas ? Je te regarde dormir. Nous venons de faire l'amour. Tu es si magnifique, tu es encore trempé de l'effort de nos étreintes. Tu t'es donné à moi comme jamais. Tu t'es offert comme un présent. Tu m'as laissé conquérir de mes lèvres ta bouche, ta gorge, tes hanches. Et je t'ai pris de toute ma force, J'ai poussé si fort en toi que j'ai cru t'avoir blessé mais tes yeux et tes soupirs me disaient d'aller encore plus vite, d'aller encore plus loin. C'est cela aussi l'amour, n'est-ce pas Myc ?
Mycroft, c'est important, mon amour, écoute, si je devais mourir demain (cela n'arrivera pas, bien sûr, tu sais que Sally me force toujours à mettre mon gilet pare-balles avant chaque opération) mais, au cas où, si je devais mourir demain, je veux que tu saches qu'avant toi, je n'étais rien et que aujourd'hui, sans toi, je ne suis rien. Tu comprends ? Rien qu'un flic du Yard. Sans espoir. Sans amour.
Et puis, une dernière chose, Myc, si jamais on cherche à t' enlever à moi, d'une fa ç on ou d'une autre, sache-le, je serai toujours, toujours là pour toi, pour nous. Contre vents et maré es.
Greg
Sally reposa lentement la photo. Elle n'avait plus le choix. Elle regarda de nouveau l'écran de ordinateur. La requête qu'elle avait lancée était terminée. Il y avait trois « Gabriel » à Dunkerque. Son cœur sauta dans sa poitrine quand elle découvrit que le dernier de la liste était un certain Gabriel Nicolas Lestrade. Sans plus réfléchir, la jeune femme se précipita alors sur les horaires de l'Eurostar. Elle pouvait prendre le prochain qui s'arrêtait à Lille, à peine à 120 kilomètres de Dunkerque. Parfait.
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Sherlock envoya valser son mug contre le mur du salon, au comble de l'énervement. Où ces deux imbéciles avaient-ils bien pu disparaître ? Le coup de téléphone de Sally l'avait bouleversé. Une vague d'anxiété lui noua de nouveau la gorge. Et si le sbire de Moran, le chirurgien, avait réussi d'une pierre deux coups ? Sherlock poussa un juron : cette idée lui était tout simplement insupportable. Penser que son frère et Lestrade, aussi dans doute, se trouvaient être les proies de cet individu à la botte de l'ancien colonel emprisonné le glaçait de colère et de peur. Sherlock le savait capable des actes les plus pervers pour en finir avec ses victimes. Mycroft ne serait pas l'exception.
John attrapa le détective par l'épaule, inquiet de voir monter une telle anxiété chez son ami.
- "« Mais arrête, Sherlock ! Pourquoi tu imagines tout de suite le pire, quand il s'agit de ton frère ? Et si Greg et lui s'étaient envolés ensemble délibérément ? On dirait que tu n'as pas pas encore prise la mesure de ce qu'ils sont l'un pour l'autre ... on dirait que tu n'as pas encore compris qu'ils sont capables d'un coup de folie ..."
Mais Sherlock coupa John d'un geste de la main, survolté.
- « Mon frère ? S'enfuir ? Même avec Lestrade, Jamais ! Il préférerait mourir que de ne pas faire face . Et en moins d'une minute, il avait écarté toutes les hypothèses émises par John. Bien sûr que non, ils n'étaient pas retournés dans leur nid de Dartford, bien sûr que non, ils n'étaient pas chez Greg dans l'East side, bien sûr que non, ils n'étaient pas chez leurs parents dans le Devonshire, bien sûr que non, ils n'étaient pas dans cette auberge sur la lande du Dartmoor...
- Non, c'est le chirurgien le noeud du problème, reprit le détective. Il ne lâchera jamais. Tant que nous n'avons pas mis la main sur lui, Mycroft est en danger. Donc, retour à la case départ. Pour retrouver mon frère, nous devons suivre la piste de Lestrade, et le plus vite possible , trancha le Sherlock d'une voix toujours tendue. On va faire une descente chez mon frère, on n'a pas le choix. »
En moins de cinq minutes, Sherlock et John furent dans un taxi et avait pris la direction de Belgravia. Mais ils durent se rendre à l'évidence dès leur arrivée: la maison de Mycroft était plongée dans l'obscurité et paraissait vide de tout occupant. Quelques traces de pneus et de pas à l'extérieur ne permirent que de bien maigres déductions, ce qui ne laissa pas d'accroître l'inquiétude du détective.
-« Il est une heure du matin, Sherlock, c'est normal qu'il fasse noir partout ! »
- « Non, il n'y a rien de normal, nous n'aurions même pas dû pouvoir rentrer sans au moins tomber sur quelqu'un en garde de nuit, quelque chose comme ça! Le bon côté, c'est que nous allons pouvoir rentrer et chercher à en savoir plus à l'intérieur! J'espère qu'on ne va pas y passer la nuit, j'aimerais bien dormir un peu ! »
- « Tu réclames des heures de sommeil, toi ? Avoue que c'est plutôt l'idée de trouver ton frère occupé à certaines activités avec son beau gosse d'inspecteur qui te fait dire ça ! »
Sherlock grommela une vague réponse, mais John devina qu'il lui était reconnaissant d'avoir essayé de détendre l'atmosphère. Il sourit en enlevant sa veste comme ils entraient.
-« Très bien, commenta Sherlock, moi non plus je n'ai pas froid, et pourtant le système de chauffage et quelques commandes électriques ont été désactivées ! Et pas par moi, cette fois ! Alors?
- « Eh bien... Ton frère est tout à fait du genre à éteindre toutes les lumières avant de partir... »
-« Oui, mais surtout, s'il fait encore aussi chaud, c'est que les radiateurs n'ont pas été coupés il y a très longtemps. Un petit tour dans les diverses pièces et quelques calculs nous permettraient de savoir quand exactement. Un coup d'oeil dans la cuisine pour savoir à quand remontent les derniers repas, un autre dans la chambre, nous en saurons vite davantage ! »
Ils passèrent encore quelques heures à la recherche d'indices, essayant toujours de passer des coups de fil qui restaient sans réponse. Ils finirent par remonter dans un taxi en direction de Baker Street. Sherlock resta silencieux tout au long du trajet, mais ce n'était pas de ces silences qui présidaient à une longue et intense réflexion, plutôt un silence rageur. Une fois installé dans l'appartement, il se jeta en travers du canapé et commença à débiter à toute vitesse, comme il en avait l'habitude :
- « Mon frère a quitté sa maison à pied, mais n'a pas emporté de bagages. C'étaient bien ses empreintes dans l'allée, trop peu profondes pour qu'il ait porté une valise avec lui. Pourtant, ses armoires sont quasiment vides et de nombreux objets de taille moyenne, dont certains auxquels il tient beaucoup, manquent ici et là. Pas la moindre marque de précipitation, de porte restée ouverte, de choses renversées...Une ou plusieurs personnes, qui le connaissent bien et qui connaissent bien la maison, ont donc préparé ses affaires, et les ont emportées séparément, sans doute en voiture. Pas de trace d'un individu qui aurait marché à ses côtés, le menaçant avec une arme ou autrement, encore moins d'une menace portant sur quelqu'un d'autre pour obliger mon frère à obéir. Toutefois cela aurait pu être fait par téléphone. Les objets de grande taille, les tableaux de maître, les meubles... ont été laissés en place, mais des mesures ont été récemment prises sur certains d'entre eux, je dirais en vue d'un déplacement. L'idée que le propriétaire des lieux puisse partir définitivement est donc envisagée, mais pas dans l'immédiat. Une petite recherche chez des déménageurs spécialisés dans ce genre d'objets nous en apprendrait plus, mais je n'ai guère de doutes.
- « Il est parti...avec des gens qu'il connaissait? Ou des gens qu'il connaissait l'ont suivi ? » demanda John.
- « C'est exactement ça...! Je te laisse deviner de qui il peut s'agir, mais il n'a pas fait tout ça à lui seul, il a eu des complices dans le personnel proche de Mycroft, cette fois...et je en sais pas s'il faut s'en réjouir ou plutôt s'en inquiéter... »
- " Mais où donc ont-ils pu aller ? Tu as une idée ? "
Les lèvres du détective s'arrondirent sur ce sourire de profond contentement quand il réalisait qu'il tenait enfin une piste.
- « John, quand tu vas boire une bière avec Lestrade, n'est-ce pas au Bussey que tu le retrouves ? » Et comme le médecin acquiesçait, Sherlock lui lançait déjà sa veste, revêtait son Belstaff et dégringolait les dix sept marches de l'escalier en lançant derrière lui :
« Dépêche-toi, John ! Il y aura bien une petite serveuse qui sera tombée sous son charme et qui nous mènera jusqu'à lui ! Quand même, ne put-il s'empêcher de rajouter, l'air authentiquement étonné, je me demande bien ce que peut lui trouver mon cher frère. Il est si beau gosse que ça, ce flic ? »
Quand une demi heure plus tard, Sherlock montra la photo de l'officier de police à Jenny qui travaillait au Bussey régulièrement pour se faire un peu d'argent en vue de ses études de médecine, la jeune fille, trop heureuse de répondre à ce grand diable bouclé qui lui souriait de façon tellement charmante, se lança dans une longue explication :
- « Mais bien sûr que je le connais ! Il vient toutes les semaines et il est si gentil ! Il gare toujours sa moto là-bas ajouta-t-elle en faisant un geste vague vers le trottoir d'en face. C'est une Harley, pleine de chrome, un peu vintage mais tellement classe ! continua Jenny avec l'air de dire qu'elle n'aurait jamais la chance de trouver un petit copain avec un engin pareil. Vous savez, cela faisait des mois qu'il venait pratiquement tous les jeudis soirs avec son ami, un grand type, tellement élégant, tellement distingué... » A ces mots Sherlock sortit son portable, en soupirant :
- « Je vois ... murmura-t-il, l'air déjà excédé, c'est lui ? » lui demanda-t-il en montrant cette fois-ci une photo de Mycroft.
- « Mais oui, c'est lui ! répondit Jenny. Vous le connaissez ?
Tu parles si je connais ... Mon cher frère ...
- Il ne lui est rien arrivé, j'espère, continua à babiller le jeune serveuse. C'est un client tellement adorable, toujours un mot gentil, toujours un regard amical. Ce n'est pas comme certains qui vous traitent comme un chien parce que vous leur servez à boire. Tenez, c'est comme votre ami, le docteur, ajouta-t-elle, en désignant John qui était resté un peu en retrait. Je l'ai vu aussi quelques fois avec ... vous savez, le motard. Lui aussi, il est tellement, charmant. Et, avec ça, un sourire, mais un sourire ! ». Et en disant cela, elle fit un petit signe à John qui se rapprocha d'elle..
- « Bonjour Jenny, alors comment ça va le cours d'anatomie en ce moment ? » lui demanda amicalement John.
« Bien, merci Docteur, ça avance mais c'est dur, soupira- t-elle. Alors comme ça, vous aussi vous êtes à la recherche de votre ami motard ? fit-elle d'un air interrogateur, en changeant de sujet. Il a des problèmes, n'est-ce pas ? De toute façon, je le sentais, ajouta-t-elle, d' un air un peu inquiet. »
Sherlock rebondit sur le champ :
- « Des ennuis ? Comment ça ? De quelle sorte ?»
Jenny reprit en évitant le regard perçant du détective et en s'adressant directement à John.
« Depuis quelques semaines, il venait tout seul. Son ami du jeudi soir ... et bien, vous comprenez, c'était fini ... terminé. Vous savez, des clients solitaires qui viennent chercher du réconfort dans l'alcool, j'en ai vu et en pagaille ! Mais ravagé comme votre ami motard, non, jamais, je n'avais jamais vu ça ... Sa voix se tendit et elle continua.
- Il venait plusieurs fois par semaine, les derniers temps. Et il restait là pendant des heures, à contempler une photo qu'il posait sur la table devant lui. Un soir, je peux dire maintenant que ça allait vraiment mal, il est arrivé, complètement allumé. Il a envoyé valdinguer son casque contre les bouteilles au-dessus du bar, l'air furieux et il m'a dit, je m'en rappelle comme si c'était hier, il m'a dit « Si tu crois, Jenny, que je vais le laisser faire, que je vais laisser cet imbécile prendre le contrôle de tout ... Lui et ses jeux de pouvoir, il ne sait pas encore ce qu'un flic du Yard ... » Il a laissé sa phrase en suspens et ce soir-là, il est reparti aussi brutalement qu'il était arrivé. On ne l'a plus vu pendant deux semaines, et puis il est revenu... mais il n'était plus seul. Apparemment, il avait retrouvé quelqu'un, un Français ... Ce n'était pas comme avant, non, mais ça allait un peu mieux. Ils avaient l'air de bien s'entendre ... C'est drôle, ajouta-t-elle songeuse, ils avaient même une vague ressemblance. »
John et Sherlock se regardèrent, interloqués. Ce fut John qui, le premier, demanda :
- « Jenny, sais-tu comment il s'appelle ce Français ? Tu as une idée de qui il peut être ? »
« J'ai mieux que ça, Dr Watson, fit-elle, avec une moue triomphante. Hier soir, ils étaient là tous les deux et regardez ce qu'il a laissé » Jenny alla farfouiller dans un tiroir derrière le bar et elle tendit à John une carte de visite, sobrement calligraphiée.
Gabriel Lestrade, galériste, route des dunes, Dunkerque
Le sourire que fit Sherlock quand John lui montra le bristol fut l'un des plus drôles que le médecin n'avait jamais pu contempler chez son ami. Visiblement abasourdi, le détective se mit à rire très doucement et murmura :
- "Décidément, ce diable de Lestrade est plein de ressources cachées, n'est-ce pas John ? Nous n'avons pas le choix. Direction la France.
Sa voix se tendit à nouveau, et ce fut de nouveau l'anxiété qui reprit le dessus.
- Je suis sûr que l'homme de main de Moran est déjà sur ses trousses. Et puis, tu sais John, j'ai eu un comme ... un mauvais pressentiment quand j'ai téléphoné à Alicia Smallwood. Cela ne m'étonnerait pas qu'on retrouve ses agents là-bas. »
Sherlock ... un pressentiment ... ?
John sentit l'urgence de la situation. Il posa sa main sur le bras de Sherlock et lui murmura :
- " allez dans quinze minutes, on sera dans le prochain Eurostar."
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Il n'y avait personne dans ce train. De toute façon, le mardi, les wagons étaient quasiment déserts. Mais voyager en train avec Sherlock Holmes, quelles qu'en fussent les modalités, était la pire, la pire des expériences qu'aucune personne ne pouvait faire, se répétait mentalement John. Le trajet venait à peine de commencer que le détective ne savait déjà plus quoi faire de sa carcasse dégingandée, se tortillait dans tous les sens et n'arrêtait de soupirer comme un gosse.
- « Tu sais, John, je suis sûr que Lestrade passait toutes ses vacances en France quand il était jeune, ce qui explique sa parfaite connaissance du français ... et son côté ridiculement romantique », ne put s'empêcher d'ajouter Sherlock, toujours sarcastique.
-« Je connais un certain frère de mes connaissances qui le trouve extrêmement charmant » , rétorqua John qui avait envie de s'amuser un peu aux dépens de Sherlock.
- Pitié avec Mycroft, John ! Je te jure que je me débrouille pour le sortir de ses problèmes et après je ne veux plus en entendre parler, ni de lui ni de ses amours, fanfaronna-t-il, alors qu'il n'en pensait pas un traitre mot. Et puis d'abord, je m'ennuie ! » lança -t-il sur un ton menaçant qui n'annonçait rien de bon. John ne savait que trop ce que l'ennui pouvait causer comme dégât chez Sherlock. Tout, absolument tout, était préférable à cela.
- " Pourquoi tu n'irais pas te dégourdir les jambes quelques minutes ? lui proposa-t-il. Et tâche de nous ramener deux tasses de thé buvables !"
Le détective bougonna pour la forme mais se délogea de son siège et partit vers le bout du wagon ... Dix minutes, dix précieuses minutes de gagnées, se dit John et, souriant doucement pour lui-même, il regarda à travers la vitre les faubourgs de Londres disparaître dans la nuit qui tombait.
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Pendant que Sherlock était parti chercher deux gobelets de thé, John avait glissé sans s'en apercevoir vraiment dans ce repos, souvent tourmenté, que provoque le balancement irrégulier du train. Il avait fermé les yeux, et derrière ses paupières, dans un état altéré de conscience où il ne savait plus très bien s'il dormait ou s'il était réveillé, se jouaient mille images sur lesquelles il n'avait plus de contrôle. Il y avait Rosie qui, les yeux brillants de plaisir, se précipitait dans les bras de Mycroft, Mrs Hudson apportant à ses « garçons », comme elle aimait à les appeler, Sherlock et lui, des cookies au miel dont elle savait que le détective raffolait et aussi l'image de Sherlock, qui, appuyé contre la fenêtre, le menton calé sur son violon, les yeux fermés, s'oubliait des heures durant dans un enchaînement savant de sonates et de fugues.
Mais il y avait surtout d'autres instantanés, plus sombres et douloureux : Greg, allongé sur le lit, le visage en sang et les yeux hagards, Sherlock, les pupilles dilatées, les mains tremblantes, le visage blanc comme un linceul, lui-même enfin, assis sur un lit étroit, une feuille vierge posée devant lui. John sortit brusquement de ce demi-sommeil sur l'image de Mycroft, dans cette épouvantable cellule de Sherrinford, où il avait tenter de pousser son frère dans ses derniers retranchements pour le contraindre à le sacrifier, comme la victime expiatoire de la faute qu'il avait commise. La tête lourde, le cœur battant presque aussi vite que quand ses anciens cauchemars de guerre le réveillaient régulièrement, John constata avec surprise que Sherlock n'était pas revenu s'asseoir à ses côtés. Le médecin regarda sa montre. Cela faisait maintenant une heure que Sherlock, à bout de patience, était allé dégourdir ses longues jambes un peu plus loin dans le train. John s'agita, mal à l'aise. Cela ne ressemblait pas au détective de rester traîner dans la voiture-bar. Il vérifia, en vain, son téléphone pour voir s'il avait reçu un message. Au moment où John allait se lever pour voir s'il trouvait Sherlock, un contrôleur s'approcha de lui et lui demanda, visiblement agité :
- « Vous êtes bien le docteur Watson ? Auriez-vous l'amabilité de me suivre, s'il vous plaît ? »
Un peu étonné et déjà vaguement inquiet, il allait interroger l'homme quand de dernier ajouta :
« Vous avez votre trousse avec vous ? Vous comprenez, c'est votre ..., le contrôleur hésita, votre ... ami. Il est ingérable. Il a dit que si ce n'était pas vous, il préférait mourir plutôt que de se laisser soigner par quelqu'un d'autre. Mais ne nous inquiétez pas, continua le contrôleur qui avait vu John pâlir et bondir de son fauteuil, ça va ... Il est un peu théâtral, votre ami, non ? reprit-il dans un demi-sourire. Quoi qu'il en soit, venez vite avant qu'il ne mette encore plus le train à feu et à sang !
Dans quel pétrin cet idiot est-il encore aller se fourrer ?
John suivit rapidement le contrôleur jusqu'à sa cabine où il découvrit Sherlock, assis sur un strapontin, le nez en sang, la chemise déchirée, l'air à la fois hagard et surexcité.
- « Ah, John, enfin ! » Et il commença à se lancer frénétiquement dans une explication rendue complètement indistincte par ses lèvres gonflées et le sang qui continuait de couler de ses narines. En entendant la voix du détective, John comprit tout de suite que Sherlock n'était pas sérieusement blessé. Il s'agenouilla devant lui et, par acquis de conscience, vérifia ses signes vitaux avant toute chose.
« Arrête un peu de parler et respire fort, demanda John, calme et apaisant, en réchauffant son stéthoscope et en le posant sur le torse de Sherlock. Remonte ta manche maintenant pour que je puisse... »« Mais non, John, c'est pas la peine », tenta de se rebiffer Sherlock.« Tais-toi, Sherlock, pour l'amour de Dieu ! Et fais ce que je te demande, pour une fois !
Le cœur était certes trop rapide et la tension trop élevée, mais aucun signe inquiétant ne démontrait autre chose qu'une intense excitation. Le détective grimaça quand le médecin lui tâta précautionneusement le nez dont s'écoulait un abondant flot de sang.
« Rien de cassé, tu as de la chance. Ne bouge pas, je vais compresser pour arrêter l'hémorragie et te nettoyer du mieux que je peux. Et tu iras passer une radio, c'est compris ? »
Sherlock soudain silencieux avait un peu pâli et s'était appuyé contre le mur alors que le médecin procédait aux soins nécessaires.
- Eh, Sherlock, ça va ? Tu as à la tête qui tourne ? demanda John, que l'inquiétude reprenait. Tu as froid, je parie, comme toujours. Vous, fit-il, en s'adressant au contrôleur, vous n'auriez pas une couverture pour le réchauffer ? »
Et ce fut à ce moment précis, où Sherlock qui n'avait pas repris la parole, avait fermé les yeux et semblait être la proie d'un vertige que John entendit derrière lui une voix sarcastique qu'il connaissait par cœur.
« Froid ? Lui ? Après les coups qu'il vient de donner ? Cela m'étonnerait ! »
John n'eut même pas besoin de se retourner complètement qu'il demandait déjà, abasourdi :
- « Sally, Sally ... ? Mais, bon sang, que faites-vous dans ce train ? »
Ce fut Sherlock qui semblait avoir brusquement retrouvé le sens de la parole, qui répondit à la place de la jeune femme, avec un rire amusé :
- « Mais John, voyons, c'est évident ! La même chose que nous, exactement la même chose, n'est-ce pas Donovan ? »
La jeune femme avait croisé les mains sur sa poitrine et contemplait Sherlock, toujours assis sur le strapontin. Le détective tenait contre son nez une compresse ensanglantée. John les regardait alternativement, l'un et l'autre sans savoir s'il devait s'amuser ou s'inquiéter de cette rencontre qui n'était visiblement pas une coïncidence. Sherlock fit un geste vaguement dédaigneux vers la jeune femme et sembla lui laisser le champ libre.
- Alors, c'est moi ou c'est vous qui expliquez au Dr Watson ce qui s'est passé ?demanda Sally à Sherlock.
- « Allez-y, Sally, demanda alors John. Et toute façon, pour une fois, il ne peut pas parler. Profitez-en ! Expliquez-moi, car là, je ne comprends pas grand chose. Je suis vraiment dans le brouillard ».
« Suivez-moi alors, Docteur Watson, je vais vous montrer quelque chose qui vaut toutes les explications du monde.
« D'accord Sally, j'arrive. Mais avant, il se retourna une dernière fois et alla s'agenouiller devant Sherlock qui semblait récupérer trop lentement à son goût.Toi, tu ne bouges pas, tu restes là et tu m'attends. C'est compris, espèce d'idiot ? » fit-il en passant la main légèrement dans ses boucles. A son grand étonnement, il entendit le détective, respirant difficilement à travers son nez blessé, répondre très doucement :« Oui, John, promis », murmura Sherlock, les yeux toujours clos.
Sally s'était dirigée tout à l'arrière du train où une partie du dernier wagon semblait avoir été condamnée et dont l'entrée était maintenant protégée et interdite d'accès par trois employés. Sally montra sa carte d'identité professionnelle et on leur laissa le passage. Il y avait un homme à terre dans un coin du wagon. Il avait l'air très sérieusement amoché. Il était recroquevillé sur lui-même, à terre, soufflait bruyamment par le nez et gémissait de douleur. Ses mains étaient étroitement menottées. Il était entouré par quatre individus qui le surveillait étroitement.
« Ne vous inquiétez-pas, Docteur Watson. On l'a examiné, sa vie n'est pas en danger, lança tout de suite Sally en voyant John retrouver d'instinct sa posture professionnelle et qui allait se précipiter pour secourir l'homme à terre.Alors tu fais les présentations ? reprit-elle en s'adressant au blessé. Et comme il ne lui répondait pas, la jeune femme continua, avec un peu d'ironie dans la voix.Docteur Watson, j'ai le grand plaisir de vous présenter celui que votre ami le mon..., mais elle s'arrêta et reprit, ...votre ami le détective a mis salement KO, c'est celui que, dans le milieu, on surnomme le chirurgien, vous savez, Dr Watson, celui qui avait le projet de tuer Mycroft Holmes, et par la même occasion de se débarrasser de mon patron. Apparemment, il m'a suivie. Il devait penser que j'étais son meilleur choix pour le mener au patron. Et apparemment, il n'avait pas tort ! Elle se rapprocha de l'homme à terre, le regarda d'en haut, le poussa légèrement de la pointe de son pied. Elle détourna ensuite son regard vers John ajouta, avec un ton qui révélait sa profonde satisfaction du tour que prenait les événements :Je ramène cette crapule à Londres. J'ai le feu vert du Yard et aussi du MI5. Le dernier Eurostar part de Lille à 22H55. On rentre à la maison, ce soir, mon pote, fit-elle au blessé, en s'accroupissant à coté de lui, l'air mauvais. Et je te promets un accueil des plus soignés ! Elle se redressa avec souplesse et ajouta :Quant à vous Docteur Watson, dit-elle à John qui la regardait , l'air éberlué sans rien dire, les autorités sont d'accord pour vous confier et le lieutenant Lestrade et les deux frères Holmes.Bon courage, lança-t-elle, avec un rire qu'elle ne cherchait même pas à dissimuler. Oui, bon courage, Docteur ! »
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Il ne restait que quarante-cinq minutes avant l'arrivée du train à Lille. John avait laissé Sally et les agents du MI5 gérer le prisonnier et était retourné vers la cabine du contrôleur où il avait laissé Sherlock. Il s'attendait plus ou moins à ne pas retrouver le détective, mais non, il était toujours là, assis sur son strapontin, compressant son nez dont le sang, semblait-il avait cesser de s'échapper.
« Ça va, Sherlock ? Laisse-moi regarder. Avec obéissance, le détective s'était laissé faire sous les gestes délicats du médecin. Bien, fit ce dernier, ça ne coule plus ... Allez, tu es tiré d'affaire, je te ramène à nos places. » Et Sherlock, docilement, avait répété les paroles qu'il avait prononcées quelques minutes aupa« Oui, John, d'accord ».
Après avoir son siège, Sherlock avait repris sa position préférée. Il avait ramené ses genoux contre sa poitrine et son regard semblait fixer un point lointain. Il avait repris un peu de couleur mais paraissait choqué, vidé, comme absent. D'habitude, quand il avait terminé une affaire, c'était l'excitation qui prenait toujours le pas mais là, c'était différent ... C'était la vie de son frère qui s'était jouée quand, par hasard, en allant chercher deux gobelets de thé, il avait croisé le criminel, abrité dans un coin sombre du wagon. Sa mémoire lui avait fait reconnaître l'homme immédiatement et, saisissant l'occasion, il s'était précipité sur lui, une envie de meurtre qu'il ne soupçonnait même pas en lui-même, lui interdisant toute réflexion. Il savait qu'en mettant la main sur cet homme, il remonterait sur ceux qui s'en était pris à Mycroft pour le faire tomber et prouverait son absence de responsabilité. Il avait alors savouré chaque coup qu'il avait porté pour mettre l'individu hors d'état de nuire. Chaque coup donné mettait un peu plus Mycroft à l'abri. Le ventre, les côtes, le visage. Il voyait de loin son frère lui sourire. Et quand il crut que la tache était presque terminée, il s'était senti ceinturé par des mains puissantes qui l'avaient arraché à l'homme et il avait entendu, abasourdi, Sally Donovan crier :
« Ça suffit maintenant, Sherlock, on s'en occupe, vous comprenez, on s'en oc Arrêtez, vous allez le tuer. » Elle l'avait redressé et essuyé d'une main tremblante, le sang qui l'aveuglait et coulait sur sa bouche. Elle l'avait conduit dans la cabine du contrôleur. Confus, il n'entendait que son coeur battre à tout rompre dans sa gorge et ses oreilles. Il s'était à moitié débattu, quand elle avait voulu l'examiner de plus près.« Ca va aller, Sherlock, ca va aller », avait-il entendu de loin Sally lui dire fermement et elle avait demandé au contrôleur d'aller chercher le plus vite possible le docteur Watson, parce que, vraiment, il n'y avait que lui qui, dans ce moment de détresse, pouvait faire quelque chose.
Sherlock, recroquevillé sur son siège, ramena ses mains qui tremblaient encore un peu sous son menton et frissonna longuement. Sans rien dire, John qui avait déjà compris avec sa finesse habituelle ce qui s'était joué entre les deux hommes un peu auparavant, posa sur ses épaules sa propre veste et noua son écharpe bleue plus étroitement autour de son cou.
« Tu as froid ? C'est normal, tu sais, c'est le choc. Viens près de moi. John saisit alors les mains de Sherlock dans les siennes pour les réchauffer. Le détective, toujours silencieux, se rapprocha de son ami et posa sa tête sur son épaule, le corps soudain secoué de sanglots secs.C'est fini, Sherlock, c'est fini. Mycroft est sauvé. On va le retrouver. Je te promets qu'on va le retrouver.« Et on va le ramener, John, on va le ramener, n'est-ce pas ? », fit Sherlock d'une voix peu assurée.
Nous y voilà ... les deux frères chacun face à leur destin
Le médecin marqua un temps d'arrêt avant de répondre.
« Je ne sais pas, murmura-t-il, très doucement en caressant les cheveux du détective, je ne sais pas ... »
Sherlock aussi resta silencieux un long moment. Il avait l'air très malheureux quand il reprit la parole.
« John, pour la première fois, pour la toute première fois, je ne comprends pas ... Explique-moi ... toi, ce genre de choses, tu comprends, n'est-ce pas ? Tu l'as vu sombrer, toi aussi après ... après... enfin, tu sais, après Exeter et Dartford, à l'idée qu'il serait débarqué du ministère et qu'il était menacé de mort. Tu te rappelles quand on s'est à moitié battu à Baker Street... même toi, tu avais peur qu'il ne fasse une bêtise. Mais maintenant, il ne craindra plus pour sa vie ... Alors, dis-moi, John, explique -moi pourquoi il ne rentrerait pas ... »
C'était bien dans la manière de Sherlock, songea John, de considérer la situation sous l'angle de la logique. Un parfait syllogisme. L'individu qu'on appelait le chirurgien était arrêté, or il menaçait Mycroft donc maintenant Mycroft pouvait revenir. Dans ce raisonnement qu'il croyait rigoureux et dont il pensait qu'il validait de façon irréfutable le retour de son frère à Londres, Sherlock oubliait une composante nécessaire et incontournable.
Tu as pensé à Greg, Sherlock ? demanda John dans un demi sourire.
Il en est encore plus loin que je ne le pensais
« Quoi, Greg ? » rétorqua Sherlock en reniflant, l'air un peu plus bravache.« Sherlock, tu sais très bien ce que je veux dire. Tu sais très bien que c'est lui qui est à l'initiative de la disparition de ton frère et qu'en ce moment ils sont ensemble à Dunkerque. Et tu sais très bien aussi pourquoi il a fait tout cela. En fait, c'est vrai que je n'en ai pas cru mes oreilles, d'abord, quand tu m'as raconté que tu les avais vu ensemble. Mais avec le recul, ça ne me paraît pas si bizarre... Greg est plutôt beau gosse, il faut dire. Il a ce côté... assez pragmatique, terre-à-terre et en même temps un peu rêveur, légèrement artiste. Il me semble d'ailleurs qu'il m'a dit que certains membres de sa famille faisaient de la musique, de la photo, des trucs comme ç Quant à Mycroft... Ton frère a l'air complètement impitoyable comme ça, mais il aime... disons, l'ordre et la beauté, ça ressemble assez à Greg, finalement. En plus, tu l'as dit toi-même, le plus solide et le plus têtu des deux n'est pas forcément celui qu'on croit, alors...Et ça fait combien de temps qu'ils se connaissent et qu'ils essaient de te gérer? Forcément, ça crée des liens...Et voilà, ça aurait pu être autrement, mais ce sont ces liens-là. Et ils sont forts, tu sais... C'est passionnel, entre eux, il te faut comprendre ça... Et ce n'est pas un feu de paille, il faut que tu t'en rendes comptes »
L'air buté, Sherlock détourna la tête.
Sherlock, regarde-moi. Et le médecin lui prit doucement le menton pour ramener son visage vers le sien. Toi aussi, tu as fait cela, n'est-ce pas ? »
Et comme le détective ne répondait pas, John baissa la voix et murmura les paroles suivantes en le regardant droit dans les yeux.
Trois snipers, trois cibles, une chute ... et pas seulement par amitié, n'est-ce pas Sherlock ? Dis-moi pourquoi tu as fait cela. Dis-le moi. »
Sherlock ne répondit pas. A la place, il se pencha vers John et effleura de ses lèvres la bouche du médecin.
Enfin
Comme John avait fermé les yeux, il sentit les bras de Sherlock l'enlacer et l'attirer vers lui. Soudain les lèvres de Sherlock furent partout, désordonnées et brûlantes. Sur ses cheveux. Ses paupières. Ses joues. Il sentit son souffle rapide effleurer son cou et sa bouche se poser enfin avec une douceur exquise sur son poignet, à l'endroit où le coeur bat sous la peau fine. Il entendit des paroles confuses, indistinctes, mais dont le sens ne faisait aucun doute. Sous les caresses plus intimes et plus délicates encore, il se sentit enfin revivre.
Ce que j'attendais ... et depuis le premier jour.
John ouvrit les yeux. Il rencontra le regard de Sherlock qui le regardait intensément. Bleu contre bleu. Un océan de tendresse les laissa seuls au monde.
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Greg regardait Mycroft encore inanimé, sur le lit où Gabriel et lui, aidé de leur ami d'enfance Louis Vargas qui leur avait prêté main forte avec sa voiture à Londres, l'avaient déposé quelques heures auparavant. Gabriel était reparti avec Louis. Ils n'étaient plus que tous les deux, dans cette petite maison battue par les vents, route des dunes, pas loin de Dunkerque. Greg remonta avec douceur la couverture de laine sur les épaules de Mycroft, allongé sur le côté, comme toujours. Il s'agitait et murmurait des mots sans suite dans ce sommeil artificiel dont Greg savait qu'il allait durer encore un peu. Par acquis de conscience, il s'approcha de l'homme endormi et posa main sur son poignet pour trouver son pouls. Il battait fort et régulièrement.
Pas d'inquiétude de ce côté-là
Mais sous la couverture, Mycroft paraissait très pâle et marmonnait des paroles incompréhensibles.
« Fait froid », perçut Greg qui s'était assis sur le bord du lit.
Le policier ne put s'empêcher de sourire un peu. Combien de fois Mycroft s'était-il plaint ainsi ! Greg posa légèrement sa main sur son épaule pour le réconforter et son sourire s'élargit davantage quand il constata que ce dernier se rapprochait instinctivement de lui, cherchant le contact. Le policier s'allongea alors précautionneusement à côté de lui. Étendu sur le dos, il croisa ses mains sous sa tête et regarda fixement le plafond. Son sourire s'était vite éteint et, avec la force du ressac qu'il entendait à travers le mur mince de la chambre plongée dans l'obscurité, lui revint comme une vague incontrôlable l'anxiété causée par ce qu'il avait entrepris. Comme pour se rassurer, il ramena l'une de ses mains vers l'arme de service qu'il aurait du laisser au Yard mais qu'il avait gardée sur lui, en toute illégalité. La crosse semblait si familière appuyée contre sa paume. Elle l'avait accompagnée de si nombreuses fois durant toutes ces années.
Mais maintenant, il était passé de l'autre côté. La loi, l'ordre, ce qu'il avait mis au-dessus de tout, il avait tout envoyé au diable. Il grimaça à l'idée du fugitif qu'il était devenu et, sans illusion, il pensa qu'il devait déjà faire l'objet d'une enquête, peut-être même internationale. Il n'avait aucun doute. Il savait que sa brutale disparition liée à celle d'un haut-fonctionnaire politiquement exposé, contraint de témoigner dans un procès plus que sensible, devait déjà avoir déclenché en haut lieu des inquiétudes qui se transformeraient très vite en commission rogatoire et mandat d'arrêt. Il pouvait imaginer en toute connaissance de cause les forces qui allaient s'organiser contre lui. Le MI5, les équipes d' Alicia Smallwood, bien sûr , mais aussi le Yard qu'il avait laissé du jour au lendemain et pire, en dérobant une arme. Il savait aussi que Sherlock, à sa manière, serait de la partie. Il ne laisserait jamais son frère dans ce qu'il aurait pu considérer comme un traquenard ou une situation dangereuse. Et, tapi dans l'ombre, prêt à bondir comme une bête malfaisante, l'homme de main de Moran, n'hésiterait pas non plus à venir s'emparer de Mycroft, à n'importe quel prix.
Mais Greg savait pertinemment au fond de lui pourquoi il était prêt à tout affronter, pourquoi il avait mis de côté les valeurs sur lesquelles il avait bâti sa carrière et, finalement, sa vie entière. Même au regard de sa fille, il n'avait pas hésité un seul instant. Il savait qu'elle comprendrait. Il se tourna sur le côté et enlaça Mycroft, toujours inconscient, sous la couverture.
Je te l 'avais écrit. Nous y sommes. Contre vents et marées, mon amour.
Greg rapprocha son visage près du cou de Mycroft et respira le parfum familier de bergamote.
Tu vas comprendre n'est-ce pas ?
Mais une autre vague de terreur monta en lui. Et si Mycroft n'acceptait pas finalement ? Et s'il préférait rester du côté de la loi ? Lui aussi s'était mis au service d'un certain ordre, celui du Royaume et de l' État. C'était cela qu'il mettait en œuvre quotidiennement dans les missions obscures qu'il menait de main de maître.
Es-tu prêt, comme je le suis, à renoncer à tout pour moi, pour nous ?
Greg appuya ses lèvres là où il voyait la carotide battre régulièrement et il glissa sa main par l'échancrure de sa chemise, sur la poitrine de Mycroft, à l'endroit du cœur. Malgré les plaintes de ce dernier, sa peau était chaude sous la paume de Greg. Ramenant sa main un peu plus bas, il se mit à caresser dans un geste lent et léger l'endroit soyeux où le ventre de Mycroft se creusait. C'était une habitude qu'il avait prise lorsqu'il sentait son amant tendu après des heures de négociations ardues et sombres du ministère. Mycroft, sous ce geste intime et délicat, permettait à sa lassitude et à sa tension de le quitter. Sous la caresse, il s'autorisait à revenir vers Greg et la lumière.
Mais aujourd'hui, dans un éclair de lucidité, le policier eut l'intuition que la bataille la plus rude à mener ne serait pas celle qu'il avait d'abord imaginée. Un frisson - était-ce la fraîcheur de la mer toute proche, l'épuisement des dernières heures écoulées, le battement du cœur de Mycroft qu'il percevait sous sa paume, la douceur de sa peau ?- le saisit et le laissa, plus anxieux que jamais. S'il était déterminé à se battre jusqu'au bout contre les forces extérieures qui chercheraient à lui enlever Mycroft, il avait l'intime et douloureuse conviction qu'il allait peut-être perdre l'homme qu'il aimait au-delà de tout, par sa propre faute. Ses choix lui apparaissaient désormais teintés d'une folie qu'il avait presque du mal à justifier pour lui-même. Et pourtant y avait-il une autre issue concevable ? Il revit en un instant la chaîne des évènements qui l'avaient mené jusqu'ici.
Foutaises, Greg, tu sais bien que rien d'autre n'était possible.
Greg se rapprocha davantage encore de Mycroft qui s'était apaisé et se laissa envelopper par la fragrance et la chaleur du corps allongé près de lui. Il lui était impossible d'imaginer un avenir sans Mycroft. Une seule fin était envisageable. Il lui fallait bien plus que le convaincre. L'apprivoiser à ce qui devait devenir leur nouvel avenir. L'apprivoiser comme on apprivoise un oiseau sauvage.
Myc, laisse-moi t'aimer
De nouveau, Mycroft s'agita dans son sommeil. Greg savait qu'il n'allait pas tarder à émerger de cette torpeur artificielle. Ce n'était comme cela qu'il voulait mener le combat qui allait nécessairement venir. Et puis, ce n'était plus qu'une question de quelques heures avant que les autres ne débarquent. Il ne se faisait aucune illusion. Ils ne seraient pas longtemps en sécurité ici, surtout si Mycroft y était contre sa volonté. L'officier de police tâta à nouveau l'arme fixée à sa ceinture. Il lui fallait être prêt. Doublement. À regret, il se détacha précautionneusement de Mycroft et se releva. Avant de quitter la chambre, il remonta une dernière fois la couverture de laine sur ses épaules et déposa un baiser d'une infinie douceur sur ses lèvres.
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