L'Oiseau et le chevalier noir 1/3
Hello!
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Cela faisait longtemps que je n'avais rien posté de nouveau ici ! Ça m'avait manqué! J'espère qu'il reste encore deux ou trois personnes dans le coin, et que vous apprécierez cette petite histoires sans prétention :3
Toute ressemblance avec une série existence ne serait probablement pas fortuite XD
Chocolat sur vous! <3
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Il était une fois une contrée maudite. Elle avait été un jour riche et prospère, bien sûr, comme tous les pays maudits de contes, avant de subir l'ire d'un terrible sorcier.
Nul n'avait jamais su d'où il venait, qui il était ou ne serait-ce que les raisons motivant ses actions. Tous ce que les bardes pouvaient raconter, les soirs de veillées, c'était qu'on le voyait encore hanter les ruines de tel ou tel château, telle ou telle forêt, sans que personne ne puisse s'accorder sur l'endroit ou le temps.
Mais c'est tout ce que vous avez besoin de savoir pour l'instant, car cette histoire n'est pas celle du sorcier.
Cette histoire est celle d'Hesmé.
Asseyez-vous confortablement, ouvrez vos cœurs et fermez vos yeux. Imaginez donc Hesmé, un jeune homme de vingt ans, agile et fluet, aux cheveux bruns ébouriffés et au visage espiègle. Il porte sans cesse sur ses vêtements un oiseau brodé, si bien que pour cela – et pour ces autres dons – on lui donnait souvent ce nom. Il vivait dans l'un des camps fortifiés où s'étaient retranchés les derniers survivants.
Oh, oui, j'ai peut-être oublié de vous le mentionner avant : la malédiction impliquait des monstres.
Beaucoup, beaucoup de monstres.
Ils apparaissaient tous les soirs à la nuit tombée, naissant de la terre comme les cauchemars du sommeil. Silhouettes humanoïdes déformées, ils arboraient parfois des corps trop longs, des membres trainants, des peaux blafardes... À moins qu'ils soient trop gros, ou simplement tordus, qu'ils marchent à l'envers, ou qu'ils rampent dans les sous-bois. Ils avaient tous les mêmes yeux, des yeux humains, globuleux, sans cesse écarquillés, et tous la même voix.
Car les monstres chuchotaient.
Personne n'avait jamais compris ce qu'ils murmuraient en boucle, ni les mots, ni les phrases, ni les plaintes qui semblaient sortir de leurs bouches aux dents trop longues et trop acérées. Ils murmuraient.
Et ils tuaient, beaucoup.
Hesmé vivait dans un château nommé Kynergourb, au pied de montagnes perpétuellement enneigées. Dans cette petite colonie perdue, isolée, les gens subsistaient de leurs maigres cultures, des fruits de la chasse – en plein jour, toujours – et des quelques caravanes de marchands qui s'égaraient parfois de leur côté. Ils n'étaient guère plus de cinq-cent, entre ces murs épais, mais cinq-cent était bien assez lorsque l'hiver et la famine frappaient.
Malgré cette vie difficile, ils n'étaient pas malheureux. La communauté était solidaire, les gardes efficaces et toujours vigilants, les murailles solides et les flèches sans cesse renouvelées. Les monstres ne parvenaient jamais à entrer, ce qui faisait certainement de Kynergourb l'un des endroits les plus sécurisés à des lieux et des lieux à la ronde.
Hesmé vivait donc là, et tout le monde le connaissait. Car Hesmé chantait. Il avait la voix d'une fée, le timbre aussi clair que les ciels d'hivers et certainement le cœur aussi grand que les montagnes d'à-côté. Il chantait pour ceux qui travaillaient dans les potagers, il chantait pour les gardes, il chantait pendant les veillées, il chantait, chantait et chantait toute la journée, comme un oiseau.
Un oiseau en cage.
Car plus le temps passait et plus Hesmé se sentait étouffer. Parfois – de plus en plus souvent – il se perchait en haut des murailles et contemplait le monde alentour, les montagnes et leurs grands manteaux blancs, les forêts et leurs chevelures ébouriffées, les plaines dont l'herbe allait et venait en vagues interminables...
Et à chaque fois qu'il grimpait là-haut, l'appel de la route se faisait un peu plus fort, un peu plus pressant contre son cœur opprimé. Il voulait partir ! Partir ! Voyager, découvrir...
Mais les habitants de Kynergourb ne voulait pas perdre leur oiseau. Ils en avaient vu, des jeunes gens s'en aller en quête d'aventures et de liberté. Aucun n'était revenu, jamais.
Ainsi, on s'arrangeait pour toujours le surveiller lorsqu'une caravane de marchands approchait et on en venait même parfois à le droguer pour qu'il ne lui prenne pas la folie d'aller les rejoindre. Il était trop précieux pour eux, trop précieux ! Que ferait-il sans sa voix ? Que deviendraient-ils s'ils devaient retourner au silence, s'ils devaient passer de nouveau leurs soirées à écouter les chuchotements des monstres qui s'agglutinaient contre les murailles ? Hesmé avait finit par croire qu'il resterait à jamais enfermé.
Mais on ne doit jamais désespérer de rien, car les miracles existent, pour peu qu'on sache les saisir.
Ainsi, un soir, au tout petit matin, on frappa à la porte du château.
Les soldats, sur les murailles, crièrent qu'il s'agissait d'un homme. Un homme seul ? Comment était-ce possible ? Comment avait-il pu survivre à une nuit dehors ?
L'homme frappa de nouveau.
On délibéra. On s'insulta. On se mit d'accord.
On lui ouvrit la porte.
Du haut de la tour où il s'était perché, Hesmé vit l'inconnu entrer dans la cour de Kynergourb. Son cœur ne fit qu'un bond : l'homme semblait sortit d'une de ses chansons. Il portait l'armure d'un chevalier, semblable à celles qu'on voyait sur les vieilles illustrations, même si celle-ci était noire et encore luisante de sang frais. Son épée battait contre son flanc, caressant à chaque mouvement la robe de son imposante monture noire, tout aussi dégoulinante du liquide rouge, poisseux, qui tombaient sur son chemin en flaques grésillantes. Un casque cabossé dissimulait ses traits.
Les portes claquèrent dans le dos du voyageur, qui sauta de selle et retira son casque. Hesmé retint son souffle en se penchant, manquant de plonger en avant. Comme mu par un étrange instinct, le cavalier noir leva la tête vers lui et leurs regards se croisèrent.
L'homme avait le teint sombre, basané, seulement éclaircit par les cicatrices qui courraient sur sa peau. Ses cheveux d'ébènes, mi-longs, étaient ramenés en arrière. Sa mâchoire carrée ne semblait pas savoir sourire et ses yeux durs, gris, ne plus s'être illuminé depuis une ou deux vies.
L'inconnu baissa la tête, comme si le barde perché en haut du mur n'était d'aucun intérêt, et déclara d'une voix forte :
— Je m'appelle Kéros, Chasseur de Monstre, et je voudrais demander l'hospitalité pour un jour et une nuit, le temps que ma monture et moi nous reposions et restaurions.
— Bienvenu à Kynergourb, Kéros, l'accueillit la cheffe de la petite communauté. Nous t'offrons l'hospitalité avec plaisir, mais tu ne veux certainement pas dire que tu repartiras seul ? Est-ce que ta caravane s'est faite attaquer ? Si cela a eut lieu non loin, nous pouvons envoyer une équipe pour...
— Je voyage toujours seul, la coupa Kéros.
Une vague d'exclamations passa dans la foule qui commençait à se rassembler tout autour.
— Je vous l'ai dit, reprit patiemment le chevalier noir, je suis un tueur de monstre. J'écume le pays à la recherche du sorcier, afin de le tuer et de mettre fin à la malédiction.
Le moment de surprise passé, il fut accueillit par des cris et des applaudissements, ce qui n'eut pas l'air de le bouleverser outre-mesure. Il amena son cheval aux écuries, s'en occupa tranquillement, malgré l'insistance des habitants à le faire pour lui, puis accepta de les rejoindre pour le plus plantureux petit déjeuner de l'histoire de Kynergourb. Hesmé, absolument fasciné, suivit en se faisant tout petit.
Kéros dormit une bonne partie de la journée. Il se réveilla un peu avant la nuit tombée et rejoignit la salle principale, où on lui servit une aussi grosse ration que les récoltes le permettaient. On le pressa de questions, auxquelles il ne répondit que par des monosyllabes ou des phrases lapidaires, puis, en désespoir de cause – et par désir de briller aux yeux de ce fascinant étranger – on lui vanta les mérites d'Hesmé, l'oiseau du château, que l'on pria de chanter.
Le cœur tambourinant dans la poitrine, les mains soudain moites, Hesmé se mit debout sur une table et chanta. Il y mit tout son cœur, tout son talent, toute sa sincérité. Sa voix merveilleuse vibra comme elle n'avait jamais fait.
On l'applaudit à tout rompre.
Kéros se contenta de hausser les épaules.
— Je n'ai pas le temps d'écouter les oiseaux, lâcha-t-il simplement en se levant dans le but évident de quitter la salle.
Hesmé n'avait jamais été aussi blessé et vexé de toute son existence.
— Qu'avez-vous contre les oiseaux ? Lança-t-il, outré, depuis sa table.
Les habitants se figèrent, partagés entre leur fascination pour l'étranger et la volonté de protéger l'honneur d'un des leurs.
— Ils ne servent à rien, rétorqua sèchement le cavalier noir, à part pépier toute la journée et me distraire du danger.
— Les chants servent à garder l'espoir ! Protesta Hesmé.
— Ce n'est pas l'espoir qui aiguise mon épée, rétorqua Kéros, et ce n'est pas lui non plus qui tuera le sorcier.
Prit de cours, le barde ne trouva rien à répondre.
— C'est bien ce qu'il me semblait, conclut l'étranger. Merci pour votre hospitalité à tous, mais je dois me coucher tôt. Je repartirai demain à l'aube.
Et il quitta la salle, sans un regard en arrière.
S'il pense que les oiseaux n'ont pas de courage, songea Hesmé en déclinant les propositions de chant, je vais vite le détromper.
Ses yeux fixaient la porte qui s'était fermée derrière Kéros, mais c'était la route qu'il voyait.
La liberté.
~
L'aube n'avait pas levé ses premiers rayons que Kéros patientait déjà derrière les portes, les rennes de Sybline, sa jument, à la main. Il pouvait entendre les derniers murmures des monstres s'éteindre progressivement de l'autre côté des murailles, chassés par la lumière du soleil.
Il patienta encore un bon quart d'heure, jusqu'à ce qu'une garde donne le signal depuis le haut de la muraille et qu'on lui ouvre enfin la porte. Il devait reconnaître que cet endroit était remarquablement sécurisé. Il avait visité moult et moult bastions, au cours de sa longue quête pour trouver le sorcier, mais il n'avait quasiment jamais vu de communauté vivant en si bonne harmonie, et avec un si peu taux de blessé par nuit.
Ce qui ne voulait pas dire qu'il était prêt à y rester. Il y avait déjà largement dépassé son quota de relations sociales du mois.
Il se souvint au dernier moment qu'il serait peut-être plus polit de dire au-revoir et se retourna pour saluer ceux qui s'étaient levés à l'aube pour lui souhaiter bon voyage. Ces gens avaient tout de même rempli ses besaces de provisions sans rien demander, il pouvait faire un minimum d'effort.
Ceci fait, il sauta sur sa monture et posa la main sur son encolure. Il n'eut pas besoin d'en faire plus : elle aussi voulait retrouver la route.
Les portes avaient à peine fini de s'ouvrir qu'il se précipitait dehors, la terre disparaissant à toute allure sous le galop puissant de Sybline. Un sourire étira ses lèvres lorsque le vent s'infiltra dans ses cheveux.
Il était né sur la route et fait pour y vivre à jamais.
Ce n'est qu'au pied des montagnes qu'il s'aperçut d'un détail crucial.
Il n'avait plus son épée.
La surprise et la fureur s'abattirent en même temps sur son esprit, mêlé d'une folle envie de se frapper. Ah oui, ils avaient l'air gentils, les habitants de Kynermachin ! Oh, comme ils étaient hospitaliers ! Comme ils volaient bien !
Il s'apprêtait à rebrousser chemin, décidé à raser tout le bastion, lorsqu'une voix l'interpela.
— Vous cherchez quelque chose, chevalier ?
N'en croyant pas ses oreilles, il leva les yeux sur sa droite.
À un mètre au-dessus de lui, le drôle d'oiseau qui avait chanté la veille tenait son épée au-dessus d'une fissure. S'il la lâchait, il ne la retrouverait probablement jamais.
Il lâcha un profond soupir et se pinça l'arrête du nez.
Maudit soient les bardes.
— Qu'est-ce que tu veux ? Grogna-t-il en réponse.
— Venir avec vous.
Kéros faillit s'étouffer.
— ... Pardon ?!
— Je veux venir avec vous, répéta l'oiseau d'un ton vexé.
— Où ça ?
Peut-être que l'hurluberlu avait un ou une fiancée quelque part...
— Partout, répliqua l'autre.
Ah. Apparemment, il l'avait confondu, lui, avec sa fiancée.
— Peut-on savoir ce qui t'es passé par la tête, l'oiseau ? Rétorqua-t-il en insinuant dans le dernier mot tout le mépris qu'il ressentait pour sa profession.
— Il me passe par la tête que je veux être libre, rétorqua le jeune homme, le bras toujours tendu au-dessus du fossé. Emmenez-moi avec vous.
— Non.
— Si vous ne me donnez pas votre parole que vous me laisserez vous accompagner, je lâcherai l'épée. Vous le regretteriez.
— Franchement, je pense que je regretterai plus de me coltiner ta présence que de perdre mon épée.
— Même à la nuit tombée ?
Kéros ravala un juron. Le freluquet avait raison : il possédait d'autres armes, mais aucune n'était aussi efficace que celle-ci contre les monstres.
— Reprenons, lâcha-t-il du ton las qu'utiliserait un parent vis-à-vis d'un gamin capricieux. Tu veux venir avec moi. Pourquoi ? Tu as tous ce dont tu as besoin dans ton château, des vivres, de la nourriture, des vêtements, et des gens qui valuent visiblement ton existence, pour une raison qui m'échappe. Es-tu au moins déjà sortis une fois ?
— Non, répondit le barde, dont la voix trembla légèrement. Pas même jusqu'ici. Et c'est bien cela le problème : depuis que j'ai commencé à chanter – d'aussi loin que je m'en souvienne, en fait – on m'interdit tout ce qui pourrait s'avérer « dangereux pour ma santé ». Le chant est ce qui m'anime et ce qui m'emprisonne en même temps.
— C'est très bien tout ça, mais je ne vois pas en quoi cela me concerne. Il y a bien des marchands qui viennent par chez-vous de temps en temps, non ?
— Les autres me surveillent de trop près. Ils savent que je rêve de partir.
Autant pour la petite utopie, songea Kéros, qui trouvait que ce récit s'accordait parfaitement avec l'idée qu'il se faisait de l'humanité. C'est-à-dire noire et torturée.
— Écoute, l'oiseau...
— J'ai un nom.
— Félicitation. Je n'en ai rien à faire. Regarde-moi bien, écoute ce que je vais te dire, et imprime ça dans ta petite cervelle. Quoi que tu fasses, je ne te protègerais pas.
— D'accord.
— Ma mission passe avant tout. Il ne s'agit pas de justice, mais de vengeance. Je tuerais tous ceux qui se dresseront sur mon passage, humain ou monstre.
— D'accord.
— Si je dois t'assassiner ou t'abandonner pour avancer dans ma quête, je ne me poserai même pas la question.
— D'accord.
Ce dialogue, si l'on pouvait l'appeler ainsi, commençait à lui taper sérieusement sur les nerfs.
— Tu mourras si tu m'accompagnes, conclut-il du ton le plus fataliste possible – car il s'agissait d'un fait, et non d'une hypothèse.
— Nous verrons bien. Tu as fini ?
Kéros le regarda fixement pendant quelques secondes.
— Oui.
— Parfait. Je te propose un marché. Je te rends ton épée et tu me laisses t'accompagner. Mais en aucun cas tu ne me protègeras si cela contrevient à tes plans ou mets ta vie en danger et tu me sacrifieras comme bon te sembles si la situation l'exigeait.
— Tu as oublié la partie ou tu mourrais.
— Je préfère laisser ça au destin.
Kéros posa une main sur le flanc de sa monture. Il n'aimait pas cette histoire. Il n'aimait pas du tout cette histoire...
Mais il n'avait déjà que trop trainé, s'il voulait avancer un peu dans la montagne avant la nuit tombée. Il dévisagea le garçon. Sa silhouette était en partie dissimulée par sa chemise large, mais il avait le visage maigre et les jambes de quelqu'un qui n'avait pas l'habitude de marcher. Avec un peu de chance, il le sèmerait rapidement.
— Je rajouterai une clause, ordonna-t-il tout de même.
— Laquelle ?
— Interdiction de chanter sur la route. Je n'ai pas besoin qu'un stupide oiseau attire jusqu'à moi tous les monstres ou les bandits du coin.
Pour la première fois, une ombre d'hésitation passa sur la figure du jeune homme, qui se reprit aussitôt.
— Entendu, conclut-il en descendant avec l'épée.
Kéros s'en saisit, la passa avec délectation dans son fourreau, et repartit au trot, sans vérifier si l'autre suivait.
~
Heureusement pour Hesmé, le chemin devint vite extrêmement pentu et caillouteux, obligeant le chevalier à descendre de sa monture pour qu'elle puisse avancer sans risquer de se tordre une jambe.
Le pauvre barde avait les jambes en feu et les poumons dans un état semblable. Essoufflé, exténué, il se forçait pourtant à continuer, continuer encore, un pas devant l'autre... Il ne voyait de Kéros qu'un dos sombre, une silhouette qui disparaissait parfois au tournant pour réapparaitre plus tard, lorsqu'il accélérait, terrifié à l'idée d'être abandonné.
Comme le monde était vaste en dehors des murailles ! La montagne était magnifique, même s'il ne pouvait la contempler que par petit bout, les yeux piqués par la sueur qui coulait sur son front.
C'était la première fois qu'il se trouvait si isolé. Il avait vécu toute sa vie au château, après tout, où quelqu'un se trouvait toujours à portée de voix. Le silence de ces espaces vides, où ne poussaient que des roches et des arbres rabougris, l'effrayait autant qu'il le fascinait.
Mais il avait insisté, alors il continuerait, coûte que coûte. De toute façon, il était trop tard pour faire marche arrière.
Il finit par perdre la notion du temps, sur ce chemin qui n'en finissait plus de grimper. Pour être honnête, il ne savait même pas où il trouvait la force de continuer. Peut-être la certitude que s'arrêter signifierait mourir seul, au milieu de rien.
Il finit par se perdre si profondément dans ses pensées qu'il fut presque surpris de voir le jour décliner. Revenant à la réalité, il réalisa brusquement qu'il mourrait de faim et que sa gorge parcheminée suppliait qu'il l'abreuve. Il avait des outres et de la nourriture dans ses sacoches, bien sûr, mais il n'osait pas s'arrêter, ne serait-ce qu'un instant. D'abord, pour ne pas perdre Kéros des yeux, car le chevalier était désormais à peine visible, des mètres et des mètres devant lui. Ensuite, parce qu'il n'était pas certain de réussir à repartir s'il s'accordait la moindre pause.
Enfin – enfin – la silhouette du chevalier noir se mit à grossir. Il s'était arrêté.
Hesmé faillit en pleurer de joie et de soulagement. Seule sa fierté, déjà bien blessée, l'en empêcha.
— Encore là ? Constata Kéros, surpris, en le regardant s'approcher, comme s'il avait complètement oublié qu'il existait.
Hesmé ne répondit rien. Il sortit une de ses gourdes et but de longues gorgées d'eau fraiches, qui coulèrent dans sa gorge comme un nectar des fées. Il prit garde à se rationner, tout de même, se doutant que le chevalier noir ne partagerait pas ses provisions avec lui.
— Est-ce que nous allons nous arrêter ici pour la nuit ? Demanda-t-il en haïssant la note d'espoir qui faisait trembler sa voix.
— Trop exposé, répliqua sèchement Kéros, comme s'il venait d'entendre la pire ânerie de sa vie. Les monstres ont du mal avec les hauteurs, nous devons trouver un endroit surélevé, facile à défendre... Ah !
Il pointa du doigt un énorme rocher, quelques mètres plus loin. Hesmé sentit ses bras trembler rien qu'à l'idée de l'escalader.
Kéros ne s'en aperçut pas – ou, pour être plus exact, avait l'air de s'en contrefaire royalement. Il attacha sa jument à la branche d'un arbre mort et se dirigea vers l'endroit qu'il venait de désigner.
— Mais, les monstres... S'étonna Hesmé en pointant le cheval.
Kéros le regarda comme s'il était stupide.
— Ils n'attaquent que les humains. On ne t'a pas appris ça, dans ton petit château ?
Le barde le fusilla du regard, ce qui sembla l'indifférer totalement. Kéros tata le rocher, trouva une prise, et se hissa sans peine jusqu'en haut.
Hesmé le regarda monter, l'esprit vide, si exténué qu'un souffle l'aurait fait tomber. En temps normal, il n'aurait eu aucun mal à grimper jusqu'en haut, lui qui escaladait les tours et les murailles depuis tout petit. Mais à présent...
Il n'avait pas le choix, de toute façon. Le jour déclinait à une vitesse alarmante et il lui semblait déjà entendre des chuchotements se répercuter dans la montagne, derrière lui.
Il posa sa main sur la pierre et la laissa faire.
Un temps infini plus tard, il parvint enfin au sommet sans avoir le moindre souvenir de la montée et se laissa tomber à genoux.
Kéros avait déjà allumé un petit feu, auprès duquel il se réchauffait tranquillement.
Hesmé regarda fixement les flammes dansantes.
— Quand est-ce que vous avez ramassé du bois ?
— Quand tu trainais, tout à l'heure, répondit tranquillement l'autre en sortant à manger de son sac. J'espère que tu as pris de quoi te nourrir. Dépêche-toi, la nuit va bientôt tomber.
— Tant mieux, soupira le barde en sortant du pain de sa sacoche. Je suis épuisé.
Le chevalier lui lança un regard moqueur.
— Personne ne dort la nuit, dans le monde extérieur, petit oiseau. Les créatures mettront peut-être un temps avant de grimper jusqu'à nous, mais elles le feront. « Celui qui dort dans l'obscurité meurs dans l'obscurité ».
— Arrêtez de m'appelez comme ça, protesta faiblement Hesmé, qui n'aimait pas comment sonnait son surnom dans la bouche de Kéros. Et s'il faut combattre les monstres, eh bien nous combattrons les monstres, voilà tout...
Il espérait profondément que son découragement ne se sentait pas dans le timbre de sa voix, même si le regard railleur de Kéros le détrompa.
Pour la première fois, il envisagea sérieusement l'idée de haïr quelqu'un.
Puis le soleil disparut dans une trainée de sang et la nuit fit son entrée, avec son cortège d'horreur et de plaintes étouffées.
Hesmé n'avait jamais vu de monstre, auparavant – si ce n'était une fois, il y avait très, très longtemps. Il les avait entendu depuis l'envers des murailles, il les avait entraperçut depuis le haut des tours, mais il n'avait jamais été confronté à l'horreur de ces cauchemars trainants, grouillants, aux membres impossibles, aux yeux larmoyants et aux dents effilées...
Jusqu'au jour de sa mort, il se demandera d'où lui vint le courage, ce soir-là, de ne pas flancher. Alors que Kéros faisait le tour du rocher pour décapiter ceux qui s'approchaient trop près, le barde sortit une arbalète de son sac et commença à tirer.
Les heures finirent par se fondre les unes dans les autres, le temps se coulant comme un infernal fleuve poisseux, perdant lentement toute signification.
Viser. Tirer. Viser. Tirer. Viser. Tirer. Viser...
Les monstres n'étaient pas très difficiles à tuer et Hesmé avait embarqué une énorme provision de carreaux.
Viser. Tirer. Viser. Tirer. Viser. Tirer. Viser...
Le sang giclait avec d'affreux bruits de gargouillis, suivit du son mat des corps heurtant la terre.
Viser. Tirer. Viser. Tirer. Viser. Tirer. Viser...
Puis plus de monstres.
Le barde, abasourdi, fixa un instant le vide. Plus de monstres ?
Le soleil s'était levé.
Dans un état si second qu'il lui semblait se regarder depuis l'extérieur, il se tourna vers Kéros et dit :
— Est-ce qu'on peut dormir, maintenant ?
Le chevalier, stupéfait, le fixa un court instant avant de répondre :
— Oui.
Alors Hesmé rangea soigneusement son arbalète, s'allongea sur la pierre dure, glissa la main sous sa tête et s'endormit.
Les cauchemars le happèrent aussitôt.
~
Kéros devait bien s'avouer qu'il ne s'était pas attendu à cela.
Il pensait que l'oiseau ne ferait que se plaindre, qu'il le perdrait rapidement ou qu'il se ferait trucider au premier monstre venu, mais le garçon tenait bon. Il ne parlait pas, si ce n'était pour demander des informations capitales – Est-ce qu'on dort ici ? Est-ce que j'ai le temps de manger ? – ou répondre à ses attaques verbales par des piques acérées.
Il était aussi surprenamment bien préparé, pour un citadin. Il avait pris suffisamment d'eau et de nourriture sans se surcharger outre-mesure, portait des bottes faites pour marcher, et savait utiliser son arbalète à la perfection. S'était-il entrainé en cachette en attendant le jour où il pourrait s'échapper ?
Bref, il s'était trompé sur le barde et ça l'irritait au plus haut point, lui qui détestait avoir tort sur quelque sujet que ce soit.
Peut-être était-ce pour cela qu'il faisait exprès de marcher plus vite que nécessaire, de ne pas faire de pause, même quand lui-même en sentait le besoin, de ne se ravitailler qu'à la nuit tomber et de ne dormir que le strict nécessaire...
Je t'ai dit que tu n'étais pas fait pour ça, lui assenait-il silencieusement à chaque fois qu'ils s'arrêtaient pour la nuit. Tu n'es pas fait pour ça. Reconnais-le.
Mais l'oiseau soutenait toujours son regard sans un mot.
Il tint trois jours. Trois jours de la même routine : marcher à un rythme impossible sur une pente raide, manger en vitesse, chasser les monstres, dormir quelques heures, récupérer les carreaux d'arbalètes et les flèches, puis recommencer. Encore, encore...
Le troisième soir, le barde – il ne lui avait pas demandé son nom – grimpa jusqu'en haut du rocher choisit pour la nuit, poussa un long soupir et s'évanouit sans plus de bruit.
Stupéfait, Kéros regarda son corps s'affaler en arrière, sa main pendant dans le vide.
Un instant passa.
— Merde, souffla-t-il en s'approchant pour poser deux doigts dans son cou.
Il n'était pas mort, au moins. Seulement tombé d'épuisement. Il avait marché sans se plaindre, avait grimpé et s'était battu jusqu'au bout de ses dernières forces...
Kéros dut bien s'avouer que cela forçait le respect.
Tout un grommelant un chapelet de juron, il le tira au milieu du rocher, près du feu qu'il venait d'allumer. Les nuits étaient froides dans la montagne.
Puis il s'assit à ses côtés, l'épée en travers des genoux, et pour la première fois, le regarda vraiment.
Il était beau à sa façon, avec ses cheveux bruns qui lui tombait sur le front, ses quelques taches de rousseurs et ses traits fins, qui évoquaient bel et bien ceux d'un oiseau. Ses cernes étaient énormes. Ses joues creuses. Même évanouit, ses membres semblaient raides.
Prit d'un étrange instinct, Kéros retira ses chaussures. Le barde avait les pieds en sang.
Soudain, le chevalier se trouva méprisable. Le jeune homme avait quitté tout ce qu'il connaissait du jour au lendemain pour un peu de liberté. Il avait dû être terrifié, loin des siens, confronté directement pour la première fois aux monstres qui hantaient la nuit, obligé de se battre pour survivre et d'affronter le mépris de son seul compagnon... Et lui l'avait poussé à bout, inutilement, par simple orgueil...
Il soupira, but les quelques gorgées qui restaient dans sa gourde et saisit celle du barde pour l'hydrater aussi. La nuit était en train de tomber. Les étoiles apparaissaient lentement dans le ciel, au fur et à mesure que les monstres naissaient de l'obscurité.
Il n'y avait qu'une dizaine de minutes, au début de la nuit, où il pouvait se permettre d'observer le ciel. Après, il lui faudrait défendre sa vie. Ces dix minutes étaient, de loin, ses préférées de la journée.
Kéros ne ressentait pas vraiment de culpabilité. Après tout, il avait décidé longtemps auparavant que la morale ne le concernait pas et il n'avait de chevalier que l'apparence. C'était plutôt une déception envers son comportement pathétique qui prédominait.
Il n'eut pas le temps de pousser l'introspection plus loin : les créatures étaient là. C'était à l'épée de parler.
~
Hesmé s'éveilla avec un mal de tête abominable. Pas seulement un mal de tête, d'ailleurs, plutôt le sentiment généralisé d'être bon à jeter. Son ventre était tordu par la faim et sa gorge serré par la soif. Ses pieds lui envoyait des protestations lancinantes, le suppliant d'oublier, au moins temporairement, leur existence.
Puis il se souvint de la veille, se rendit compte qu'il s'était endormi – si endormi était le terme qui convenait – avant la tombée de la nuit, et ouvrit les yeux. Le soleil était haut dans le ciel. Non... Non, non, non...
Il tourna la tête. Le rocher était désert, si ce n'était les restes du feu d'hier.
Kéros l'avait abandonné.
Alors c'était tout. C'était fini, déjà. Trois minuscules petits jours de liberté.. Il savait qu'il ne survivrait pas aux nuits qui s'annonçait, pas seul. Il payait le prix de sa témérité.
Une larme roula sur sa joue et se perdit dans ses cheveux.
— Enfin réveillé, soupira une voix, le faisant sursauter. On vous laissait dormir toute la journée, à Konarloubtruc ?
— Kynergourb, corrigea machinalement le barde.
Son timbre était rauque, trahissant sa fatigue et sa déshydratation. Avec un sursaut de désespoir, il espéra que cela n'affecterait pas son chant.
Un peu perdu, il regarda Kéros s'asseoir près du feu éteint et commencer à tailler des bouts de bois fins.
— Qu'est-ce que vous faites ? demanda-t-il faiblement.
— Des flèches.
— Je veux dire... Pourquoi êtes-vous encore là ?
— Tu préférerais que je sois partit ?
— Non !
Il avait poussé cette exclamation si fort qu'ils sursautèrent tous les deux.
— Ce n'est pas pour vos beaux yeux, se reprit aussitôt le barde en tentant de s'asseoir, je... juste... Je ne veux pas être seul.
Ses jambes lui faisait tellement mal qu'il se demanda fugitivement si quelqu'un ne les avait pas bourrées d'aiguilles pendant qu'il dormait.
— Tu n'as jamais été seul, n'est-ce pas ? s'enquit Kéros d'une voix indéchiffrable, les yeux baissés sur les flèches qu'il taillait toujours.
— Non, avoua Hesmé en attrapant sa gourde.
Elle était pleine.
— Je suis allé nous ravitailler, expliqua le chevalier sans le regarder. Il y a une source à côté.
— Merci, répondit Hesmé par automatisme en posant ses lèvres sur le goulot.
— J'ai chassé, aussi, enchaina Kéros en lançant dans sa direction un paquetage de viande cuite dans la matinée.
Il y eut un blanc. Le chevalier releva enfin la tête.
— Quoi ?
— Je vous trouve bien aimable, soudain, répliqua le barde d'un ton suspicieux. Vous comptez me nourrir pour m'utiliser comme appât pour les monstres ?
— Bonne idée. Je n'y avais pas pensé. Mange bien, surtout...
Hesmé le fusilla du regard.
— D'accord, d'accord, soupira Kéros. J'ai peut-être, éventuellement, agit comme crétin. On ne va pas en faire tout un plat.
Le barde ne répondit rien, occupé à dévorer son repas.
Kéros tritura ses flèches, ne sachant quoi ajouter. Il n'allait pas aller jusqu'à s'excuser – après tout, ce n'était pas lui qui imposait sa présence à l'autre, dans cette affaire – mais il sentait tout de même que quelque chose devait être dit.
— J'irais à vitesse normale, lâcha-t-il à contrecœur.
— Ah ! s'exclama l'autre, la bouche pleine. Che chavait que vous achélériez pour m'embêter !
— Et je ferais tout de la façon dont je le fais d'habitude, continua Kéros en levant les yeux au ciel, amusé malgré lui. Mais cela ne change pas notre contrat.
— Ce n'est pas grave si je meurs, traduisit le barde. La mission vaut plus que ma vie. Et je ne chante pas si je ne veux pas me faire assassiner par un casse-pieds incapable de reconnaître de l'art lorsqu'il l'entend. Compris.
Kéros hocha la tête et continua à tailler ses flèches. L'essentiel avait été dit.
Dans les jours qui suivirent, une certaine routine commença à s'installer. Kéros était stupéfait de la facilitée avec laquelle l'oiseau s'imissait dans son quotidien. Contrairement à ce que son sens de la répartie laissait supposer, il savait se faire discret et parlait assez peu lorsqu'il n'était pas sollicité. Au fur et à mesure, ils en virent à se répartir tacitement les tâches, le barde s'occupant du bois pour le feu, de remplir les gourdes et de récupérer les flèches et les carreaux d'arbalètes au matin, tandis que l'autre chassait et tuait le gros des monstres durant la nuit.
En fait, c'était plutôt reposant de déléguer en partie ces tâches...
Parfois, lors des pauses qu'ils faisaient dans la journée – car oui, en temps normal, Kéros prenait des pauses – il surprenait le jeune homme en pleine contemplation du paysage, à quelques pas du vide, et se trouvait étrangement troublé par l'air de profond émerveillement qui se trouvait inscrit sur ses traits. Une chose était certaine : malgré la dureté de sa nouvelle existence, le barde ne regrettait pas de l'avoir accompagné. Kéros, en grand voyageur, savait reconnaître les épris de liberté.
Ainsi, sans vraiment parler, ils s'habituèrent à la présence l'un de l'autre, une semaine, puis deux, presque trois...
Puis ils franchirent les montagnes, enfin, et se trouvèrent en vue d'une ville.
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