La forêt des Âmes Perdues - I
Il était une fois une créature malfaisante qui vivait au fond d'un lac, au milieu d'une forêt lugubre. Son seul plaisir était de conduire les hommes à leur perte.
Les humains, avertis du danger, en vinrent à éviter la forêt, condamnant la créature à des siècles de solitude.
Mais le temps passa, changeant les avertissements en histoires, les histoires en contes, les contes en légendes, et les légendes en brides de récits...
Et nul ne prévint plus les voyageurs, à l'orée de la forêt des Âmes Perdus, de rebrousser chemin.
-Sherlock, tu es insupportable ! S'exclama le chevalier en sautant à terre.
Le prince descendit dignement de son cheval, une moue boudeuse tordant ses lèvres.
-Fallait-il vraiment que tu révèles à toute la salle que l'aubergiste coupait son vin avec de l'eau ?
Sherlock ne répondit toujours pas, drapé dans sa dignité.
-Mais bien sûr, il fallait que môssieur nous fasse la démonstration de ces incroyables talents ! Parce que môssieur et un génie ! Et si on doit dormir dehors, en plein milieu d'une forêt lugubre parce qu'on s'est fait virer de l'auberge, môssieur s'en fiche !
-Mais John...
Un regard meurtrier l'empêcha de finir sa phrase. Cette fois carrément vexé, le détective s'enveloppa dans sa cape, s'assit par terre et croisa les bras sur sa poitrine.
-Et je suppose que son altesse Sherlock Holmes ne va pas m'aider à préparer le repas ? Renchéri le chevalier blond.
Sans attendre la réponse, il se saisit d'une gourde, et, grommelant, s'enfonça dans la forêt, à la recherche du point d'eau dont il entendait le doux glougloutement.
Sherlock, referma ses bras autour de ses jambes, et posa son menton sur ses genoux. Il n'avait jamais eu peur du noir, mais la nuit qui l'entourait n'était pas particulièrement accueillante.
Pourvu que John revienne vite. Sauf s'il était encore fâché, bien sûr. Quoique, à la réflexion, il préférait encore -et de loin- un John fâché à pas de John du tout.
Il tendit l'oreille, guettant un bruit de pas familier.
John...
Il ferma les yeux pour mieux visualiser la silhouette du chevalier, dans son armure légère. Son sourire, son visage, le regard tendre qu'il lui jetait si souvent... Il soupira. Il n'aurait sûrement pas droit au moindre geste doux, ce soir. C'était injuste. Il n'avait fait que dire la vérité.
Une chouette hulula.
Ça faisait longtemps qu'il était parti, maintenant. Peut-être qu'il boudait, lui aussi. Ou qu'il lui infligeait une petite vengeance.
Non, John n'était pas comme ça.
Et s'il était vraiment partit ? S'il en avait eut assez ?
Il posa ses yeux sur le cheval de son compagnon, se répétant, pour se rassurer, que John ne partirait jamais sans bagage ni monture.
Il se redressa.
Ce n'était sûrement rien. Il s'était peut-être arrêté pour cueillir des champignons. Ou ramasser du bois. Il allait arriver d'un moment à l'autre.
-John ? Appela-t-il doucement.
Il n'y eut aucune réponse.
L'aiguillon de l'inquiétude s'enfonça dans son cœur.
-John ? Appela-t-il doucement en prenant la direction que le chevalier avait emprunté, il y avait déjà un moment. John ?
Silence.
Angoissé, il accéléra le pas en analysant son environnement. Un bruit d'eau, non loin. John s'y était sûrement rendu.
Les poings et le cœur crispés, il déboucha sur les berges d'un immense lac, que la lune faisait briller doucement.
-John ?
L'eau seule lui répondit.
Alors qu'il s'approchait, son pied heurta quelque chose. Une gourde.
-JOHN ! JOOOOHN !
-Doucement, petit humain. Tu vas réveiller les morts...
Sherlock fit volte face.
En face de lui, à moitié hissé sur la berge, se trouvait un homme. Un visage long, anguleux, aux pommettes saillantes. Des yeux aux pupilles fendus, des lèvres charnues. Et de long, très long cheveux verts, semblables à des algues sous-marines. Jusqu'au nombril, son corps était celui d'un homme. En dessous, il se couvrait progressivement d'écailles nacrées. En lieux et place de ses jambes se trouvait une queue de poisson démesurément longue.
-Une sirène, siffla Sherlock entre ses dents serrées.
La créature eut un sourire mutin.
-Qu'avez-vous fait de John ? Demanda lentement Sherlock, en détachant chaque syllabe.
-John ? Oh, le beau chevalier blond au cœur si contrarié... Il m'a touché. Alors je lui ai offert un peu de repos...
Sherlock blanchit d'un coup.
La sirène tendit le bras, et, comme si elle répondait à un ordre de sa part, la lune déplaça ses rayons, éclairant un peu plus loin la surface du lac.
Quelque chose flottait, non loin de là.
Un corps.
Sherlock se précipita dans l'eau, courant aussi vite qu'il le pouvait, abandonnant d'une même volée son manteau alourdis par l'onde froide.
-JOOOOOOOOOHN !
Il courrait et nageait en même temps, trébuchant, aveuglé, fendant l'eau qui le séparait de celui qu'il aimait.
Enfin, sa main tendue rencontra un tissu mouillé, puis une peau froide.
Ses bras se refermèrent autour du corps.
C'était lui.
La gorge si serrée qu'il n'en arrivait plus à respirer, Sherlock se pencha sur la poitrine de son amant.
Un battement.
-Il est en vie, balbutia-t-il, les larmes de soulagement se mêlant sur ses joues à l'eau du lac. John, réveille-toi... John ! John !
Un bruissement lui fit relever les yeux.
Silencieuse, la sirène s'avançait vers lui, glissant dans l'eau comme un serpent sur le sol.
-Que lui avez-vous fait ? Murmura Sherlock en serrant un peu plus le chevalier contre lui.
-Je l'ai simplement invité à me rejoindre, susurra la créature. N'est-il pas magnifique lorsqu'il dort ? Sa transformation devrait être achevée d'ici peu.
-Qu... Quoi ?
Mais Sherlock avait parfaitement comprit. Sa main glissa sous les habits de John, pour tâter sa poitrine. Froide. Dure. Comme des écailles de poissons.
-Il avait l'air tout malheureux, continua la sirène en se délectant de l'air douloureux de Sherlock. Et il était si beau. Je n'ai pas pu résister à l'envie de lui donner un baiser. Saupoudré de quelque sortilège. John, comme tu l'appelles, sera sirène dans une heure. Il viendra vivre avec moi, sous l'eau, pour toujours. Et il n'y a rien que tu puisses y faire.
Les mains du prince se crispèrent autour de son amant.
-C'est faux, cracha-t-il presque. J'ai beaucoup lu, je connais la magie de ceux de ton espèce. Les sortilèges des créatures de l'eau peuvent tous être brisés dans les trois jours suivant l'enchantement.
-En effet, répondit la sirène avec un sourire inquiétant.
Ses longs cheveux, étalés tout autour de lui, lui donnait un air terrifiant, que ne démentaient pas ses dents pointues, brillant sous la lune.
-Mais la force qu'il faut pour les briser t'échappe, petit homme.
-L'amour. L'amour vient à bout de tous les sortilèges. J'ai fait des études là-dessus. J'ai expérimenté. C'est scientifiquement prouvé.
-Comme c'est mignon, railla la créature de l'eau. Mais il faut, je suis désolé de te l'apprendre, que l'amour soit réciproque.
-John m'aime. Il m'a épousé.
-Il n'avait pas l'air très amoureux, tout à l'heure, lorsqu'il ruminait près de la rive.
Le cœur du détective se serra.
-Ce n'était qu'une dispute...
-Ton petit homme t'as peut-être aimé un jour, susurra encore la sirène, mais maintenant, c'est à moi qu'il appartient.
-Non !
-Parierais-tu ta vie dessus ?
-Ma vie, mon âme, tout ce que vous voulez !
-Ainsi soit-il.
Il pencha la tête et ferma à demis les yeux, comme si écoutait l'onde lui murmurer quelque chose.
-Sherlock Holmes, lança-t-il soudain, la voix étrangement profonde, tu as trois jours pour briser le sortilège. Si tu échoues, John Watson appartiendra à tout jamais au peuple de l'eau, et, pour le prix de ton outrecuidance, tu seras changé en écume de mer.
-Ça n'arrivera pas, lança le prince, hargneux.
-Une dernière chose, murmura la sirène de sa voix spectrale.
Prenant sans vergogne appuie sur le corps de John, il se souleva hors de l'eau, attrapa la tête du détective entre ses mains, et lui donna un baiser violent.
Sherlock voulut résister, le repousser, mais le baiser avait sur lui un effet étrange. Il le sentait distinctement aspirer quelque chose, du plus profond de ses entrailles, une partie de lui...
Le froid l'envahis peu à peu, sapant ses dernières forces.
La dernière chose qu'il entendit avant de sombrer dans l'inconscience fut le rire dément de la créature qui avait osé porter la main sur son John.
*
-Tu te réveilles enfin ? S'amusa une voix familière.
John.
Sous le choc, Sherlock sortit aussitôt de son état comateux.
John était là. Penché au-dessus de lui, ce sourire qu'il lui connaissait si bien étirant ses lèvres...
Il faillit en pleurer. Un cauchemar. Ce n'était qu'un stupide cauchemar.
Il ouvrit la bouche pour lui dire qu'il l'aimait, qu'il était désolé, ou peut-être juste laisser rouler sur sa langue les sonorités de son prénom...
Mais rien ne sortit de sa gorge.
Pas le moindre son.
John le regarda, interloqué.
Choqué, le prince se redressa. Son regard se posa aussitôt sur le corps de John.
À partir de la taille, ses jambes étaient devenues une queue de sirène.
Il ouvrit encore la bouche, pour dire quelque chose, crier, pleurer, en vain.
-Tu es muet ? Demanda tristement John.
Sherlock acquiesça, le cœur serré. Mais au fond, si c'était le prix pour avoir John...
L'objet de ses pensées lâcha un long soupir.
-C'est dommage, murmura-t-il. J'aurais aimé que ce soit toi.
Le regard interrogateur de Sherlock parla pour lui. John sourit.
-L'homme que j'aime. Je ne me souviens plus de lui. Je ne me souviens plus de rien, à par mon nom. Et sa voix. Tout ce dont je me souviens de lui, c'est que je l'aime, plus que tout au monde, et sa voix. Je suis sûr que je la reconnaîtrais entre mille.
John ne se souvenait pas de lui.
Le cœur de Sherlock lui fit soudain si mal qu'il se figea tout entier, persuadé que le moindre mouvement le ferait se briser en morceaux.
John ne retomberait jamais amoureux de lui. Un même miracle ne se répète pas deux fois.
-Tu pleures ? Demanda John. Tu as mal quelque part ?
Oh oui, il avait mal. Ça lui faisait mal de le voir s'adresser à lui comme à un inconnu. De ne pas voir sur son visage, dans son regard, l'étincelle qu'il avait toujours, auparavant, en le regardant. Ça lui faisait un mal de chien.
Il secoua la tête en signe de dénégation. Comment expliquer sans mots qu'on a le cœur brisé ?
-Tu as faim, peut-être ? Attends, je vais te chercher quelque chose.
D'un bond John replongea dans l'eau, sa longue queue bleutée fouettant gracieusement l'air derrière lui.
Il était beau, remarqua Sherlock. Même comme ça, il était beau...
John revint un peu plus tard, un poisson fraîchement pêché entre les mains.
-Je ne sais pas ce que mange ceux de ton espèce, dit-il en tendant son butin à Sherlock. Je veux dire, ceux qui marchent sur la terre.
Sherlock sourit tristement, se saisit du poisson, et entrepris d'allumer un feu.
-J'aimerais savoir comment tu t'appelles, lança John au bout d'un moment, alors que Sherlock venait de finir de manger.
Le prince détective se pencha pour écrire son nom dans le sable, mais au moment où son doigt toucha le sol, les lettres s'évaporèrent dans son esprit.
Comment écrivait-on déjà ? Il fallait tracer des choses... des signes, des courbes...
L'angoisse lui serra le ventre. John capta son regard paniqué, et lui sourit.
-Tu ne sais pas écrire ? C'est pas grave. Je te trouverais bien un nom.
Il leva les yeux au ciel.
-Le temps passe ! Je devrais poursuivre mes recherches.
À l'idée que John puisse partir sans lui, Sherlock bondit et agrippa son bras.
-Doucement, l'inconnu! Rit John. Pourquoi ne viendrais-tu pas avec moi ? Il désigna un tronc d'arbre qui flottait, non loin. Monte, je te pousserai.
C'est ainsi que Sherlock se retrouva à califourchon sur un tronc d'arbre, en train d'écouter John parler.
C'était drôle, parce que d'habitude, c'était lui qui parlait, et John qui écoutait en souriant. Mais il aimait entendre sa voix. D'ailleurs, s'il ne lui restait que trois jours à vivre, il comptait bien que ce soit la dernière chose qu'il entende.
Lorsque la nuit vint, John le ramena sur la rive.
-Tu as l'air bien fatigué, l'humain, s'amusa-t-il. Dors. Je reviendrai demain matin, ajouta-t-il devant l'air paniqué qui passa dans les yeux du prince. J'aimerais en savoir plus sur toi, murmura-t-il d'une voix songeuse en plongeant dans l'eau froide.
John était troublé.
Il aimait bien l'inconnu. Vraiment. Il avait cette façon de le regarder... Et il était si beau... Il oscillait sans cesse entre des moues enfantines et des airs graves, tristes, qui le déstabilisait. Il aurait aimé en savoir plus sur lui. Quel dommage qu'il soit muet...
Mais il avait aussi, au fond de lui, quelque chose d'immense, de puissant, qui le poussait à retrouver celui à qui appartenait cette voix qu'il entendait encore dans ces rêves, cette voix qui lui disait qu'il l'aimait.
Avec lui était sa place. C'était lui qu'il devait retrouver.
À suivre...
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