- 9 - Dans les cendres couve la braise
Ce fut le grincement de la porte, un peu avant l'heure du dîner, qui le tira de sa prostration devant la cheminée du petit salon.
— Il est là, dit avec soulagement la voix d'Acacia par l'entrebâillement.
— Que le Dragon d'Or soit loué, murmura Béryl qui l'avait sans doute guidée à sa recherche. Je vous laisse.
La porte se referma doucement derrière elle, replongeant la pièce dans la pénombre animée par les flammes. Acacia vint s'asseoir en tailleur tout près de lui. De longues minutes s'écoulèrent en silence. Silence dont il lui fut reconnaissant. Il avait besoin de temps pour se faire peu à peu à l'idée de retourner se mêler aux gens.
— Alors tu as osé, finit-elle par dire.
— Même pas, il s'est effarouché bien avant.
Acacia laissa échapper un grognement qui remplaçait probablement un « ça ne m'étonne pas de lui », censuré par respect pour son frère.
— En même temps, s'il s'est effrayé sans que tu sois direct, c'est peut-être de lui-même qu'il a eu peur.
Saule posa sa main sur le genou de sa sœur.
— Non, dit-il. Plus d'espoir, c'est inutile.
Il ne la regardait pas, les yeux obstinément plantés dans le feu, mais sa présence seule suffisait à alléger son cœur.
— Je ne sais même pas quoi te dire pour te remonter le moral, la situation ne s'y prête guère, soupira Acacia.
Saule sourit enfin.
— Ce n'est pas ton rôle, voyons. Un peu de respect pour ton grand frère.
Acacia leva les yeux au ciel.
— Bien sûr, où avais-je la tête ? Je ne suis qu'une petite sœur inutile et insouciante.
Ils échangèrent un regard complice, ponctuant un dialogue cent fois décliné. Elle se releva et lui tendit la main.
— Allez, il faut te changer pour le repas du soir, tu ne peux pas garder ces frusques. Je vais t'aider.
— Tu es sûre que c'est là une tâche de petite sœur ? dit-il avec une absence de motivation absolue.
— Certainement, lorsqu'elles sont confrontées à un grand frère démissionnaire et qu'elles n'ont pas le choix. Secoue-toi ! Tu m'as dit que tu voulais étinceler ce soir !
Sa sœur le tira énergiquement sur ses pieds.
— Ce n'est plus vraiment la peine, désormais..., objecta-t-il en se laissant faire.
— Qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre ! C'est pour toi-même que tu t'habilles, pour te faire plaisir et non pour le regard des autres.
Saule renifla avec dérision tandis qu'elle le poussait vers la porte.
— Depuis quand des paroles aussi avisées sortent-elles de ta bouche ?
— Que veux-tu, mon cher frère, les petites sœurs finissent, elles aussi, par mûrir. Surtout lorsqu'elles côtoient tous les jours un beau parleur tel que toi.
Saule se laissa remorquer par sa sœur jusqu'à sa chambre où elle s'affaira à étaler sur le lit et les fauteuils toutes les tenues qui méritèrent son attention. Son sens esthétique laissait parfois à désirer et il repoussa avec mauvaise humeur plusieurs combinaisons de couleurs désastreuses. Il choisit une longue veste aubéenne à brandebourgs. La douceur de la fourrure qui bordait les manches et le col attira invinciblement ses doigts. Elle lui allait vraiment bien. Il redressa les épaules avec une amorce de sourire.
— Le désespoir a laissé place à la bouderie, constata Acacia avec satisfaction en nouant sa ceinture à lui couper la respiration. Je préfère.
Il grommela avec agacement, mais se rendit compte qu'elle n'avait pas totalement tort. Bien sûr, son cœur saignait, pourtant, au fond de lui, avait-il véritablement envisagé une autre issue que celle-ci ? N'était-il pas furieux contre tout le monde parce que la réalité ne s'était pas pliée à ses désirs, comme un enfant fâché d'avoir cassé son jouet alors que ses parents l'avaient prévenu ?
Il soupira et détacha sa ceinture pour refaire un nœud plus harmonieux et moins serré. Lorsqu'il passa à nouveau ses boucles à ses oreilles et vit l'image que le miroir lui renvoyait, il se sentit un peu mieux. Il se sut capable d'affronter un dîner formel, même si le cœur n'y était pas, et d'y soutenir les inévitables conversations qui l'accompagneraient.
Et elles furent nombreuses. Même si le dîner du Festival de l'Hiver était un repas familial, la famille royale ne pouvait pas se permettre de négliger les membres les plus éminents de la cour, particulièrement cette année où toute la délégation crépusculaire était présente.
Dans la salle à manger d'apparat, ce n'était pas moins de deux longues tables qui avaient été dressées. Les lustres faisaient étinceler les dorures de la vaisselle posées sur les nappes damassées, et quelques musiciens jouaient en sourdine dans un coin de la pièce.
Saule espéra avec ferveur se trouver loin du roi Lapis, de son regard incisif et de ses questions épineuses. Il ne se sentait pas capable de soutenir une conversation avec son futur beau-père. Il siégeait heureusement entre Béryl et la Première Conseillère Corail. Tandis que la deuxième voulait absolument avoir son avis à propos des doléances des paysans concernant la possession des terres, la première lui jetait des coups d'œil soucieux. Béryl intervint même plusieurs fois pour réclamer son attention, dès que la Conseillère se faisait plus pressante avec ses questions. Celle-ci s'effaçait bien sûr aussitôt, laissant Béryl interroger son fiancé d'une voix douce, les yeux baissés, sur son appréciation des plats ou sur ce qu'il avait pensé de leur sortie en ville. Des questions bien moins épineuses que celles soumises par dame Corail, qui semblait incapable de parler d'autre chose que de politique. Rien sur son visage ne laissait deviner que Béryl se livrait à ce manège à dessein, toutefois Saule ne pouvait pas en douter. Sa sœur lui avait ouvert les yeux sur les capacités de comédienne de sa fiancée.
Jaspe siégeait de l'autre côté de la table, à côté d'Acacia. Il s'était changé pour le repas du soir et ne portait plus la boucle qu'il lui avait offerte. L'avait-il seulement gardée ou s'en était-il débarrassé en la donnant à un serviteur ? Bien décidé à souffrir autant qu'il était possible, Saule avait essayé de capter son regard à plusieurs reprises, mais le jeune homme paraissait déterminé à ne jamais tourner la tête dans sa direction, creusant chaque fois un peu plus le vide qui croissait dans sa poitrine.
Depuis quand le jeune prince aubéen avait-il pris une aussi grande importance dans sa vie ? À son arrivée au Crépuscule, il l'avait tout d'abord considéré avec un intérêt poli. Puis, à force d'entendre sa sœur se plaindre de lui, il avait commencé à l'observer, par jeu, pour prouver à Acacia qu'il n'était pas aussi désolant qu'elle le pensait. Et ce qu'il avait vu lui avait plu. Son attitude protectrice, sa façon de se préoccuper des gens autour de lui et son désir de bien agir. Il avait trouvé charmant tout ce qui exaspérait sa sœur. Si maintenant Jaspe détournait de lui son regard soucieux qui l'avait fait sentir aussi vivant, que lui resterait-il ?
Aussi, malgré l'abondance de plats délicieux qui leur furent servis, malgré les rires et les conversations enjouées dont il captait des bribes autour de lui, il n'avait jamais attendu avec autant de ferveur l'heure de se retirer.
Le jour suivant fut empreint de la mélancolie des lendemains de fêtes. Le bilan des manifestations de la veille ne contribua pas à alléger l'ambiance. De nombreuses boutiques avaient été pillées et une trentaine de personnes avait été blessée. Malgré cela, Saule prit le temps de tenir sa promesse et rédigea le message en aubéen qui devait accompagner le présent de Tamaris. Il aligna même quelques vers, assez simples pour lui éviter une introspection désagréable.
Ce n'est que plus tard dans la matinée qu'un faible rayon de soleil vint piquer l'intérêt des habitants du palais, en l'objet d'un carton d'invitation chargé de dorure provenant du jeune comte Grenat. Celui-ci ayant appris leurs déboires lors de leur sortie de la veille, il les conviait le jour suivant à la grande soirée qu'il donnait annuellement chez lui en cette saison pour que « leurs honorés visiteurs ne restent pas sur une mauvaise impression du Festival ».
— Il cherche surtout un prétexte pour s'amuser, fit remarquer Jaspe alors que tous les quatre suivaient l'évolution des chevaux qui s'entraînaient dans la carrière, au fond du parc.
— Quel mal y a-t-il à cela ? dit Béryl emmitouflée sous un grand châle semé de roses écarlates. C'est le moment idéal et ça permettrait de nous changer les idées.
— En outre, il m'a paru quelqu'un de très sympathique, ajouta Saule, appuyé contre la barrière.
Un tic agita l'arcade sourcilière de Jaspe.
— Vraiment ? Désirez-vous tous y aller ?
— Pourquoi pas ? Sa compagnie est agréable, argumenta Acacia. Et avec nos mariages qui se rapprochent à grands pas, c'est probablement une des dernières occasions de nous amuser tous ensemble.
Un silence morose s'installa et le bruit spongieux des sabots dans la boue emplit l'atmosphère. Saule jeta un regard en coin à Jaspe. Cantonné dans sa nouvelle attitude, celui-ci s'était placé le plus loin possible de lui, laissant leurs deux sœurs établir une distance de sécurité entre eux. Lorsqu'il était forcé de lui parler, ses yeux dérivaient invariablement au-dessus de sa tête ou sur le côté. Saule soupira.
— Mère et Père devraient sans doute nous rejoindre d'ici une dizaine de jours, dit-il alors.
— C'est vrai... maugréa Acacia en se renfrognant encore davantage. Raison de plus pour accepter cette invitation !
Avec un effort qui dut lui coûter, elle se tourna vers Jaspe.
— Cela ne vous gêne pas, n'est-ce pas ? Le seigneur Grenat est l'un de vos amis.
Acacia était incapable de rester sombre bien longtemps. Au changement soudain de son expression, Saule sut aussitôt qu'elle allait dire une bêtise.
— C'est le candidat idéal pour vous plaindre de votre fiancée, vous ne pouvez pas manquer l'occasion, ajouta-t-elle avec un sourire narquois.
Béryl étouffa un gloussement de surprise dans sa main. Les narines de Jaspe palpitèrent et il se redressa.
— Certainement pas, ce serait tout à fait déplacé de ma part, dit-il d'un ton guindé.
Les mains d'Acacia se crispèrent sur la barrière. Elle aurait sûrement apprécié qu'il puisse lui répondre sur le même ton. Béryl poussa son frère du coude.
— Montre-moi plutôt quelle est ta dernière acquisition. Tu m'as dit qu'il avait le potentiel pour gagner la course du Quadrille.
Jaspe se dérida aussitôt.
— C'est celui-ci, avec la robe rouan et les pâturons noirs, dit-il en pointant du doigt l'un des étalons qui galopaient. Il est magnifique, n'est-ce pas ?
Acacia laissa échapper un sifflement appréciateur.
— Il a une démarche élégante et sa foulée est ample, estima-t-elle. Aucun doute que c'est un compétiteur né !
Le visage de Jaspe s'anima et il se lança dans l'éloge de l'animal. À plusieurs reprises, Acacia demanda des renseignements sur les autres chevaux qui piquaient sa curiosité. L'attention de Saule défaillit très vite. Ces détails techniques ne l'intéressaient pas. Il n'avait, en plus, aucune envie d'assister à la naissance d'une complicité incongrue et de mauvais goût entre Jaspe et sa sœur.
Habituellement, Saule aurait attendu avec impatience la soirée du comte Grenat. Briller au milieu d'une noble assemblée en échangeant des idées et des potins était l'un de ses passe-temps favoris. Cependant, son état d'esprit actuel ne s'y prêtait pas.
Comme il le constata au cours de la journée, son humeur maussade ne s'allégeait que lorsque ses yeux se posaient sur maître Santal. Son imagination échafaudait alors mille plans pour confesser le tailleur ou le pousser à se trahir, des plus agressifs aux plus sournois.
Ce ne fut que lorsque le thé de l'après-midi toucha à sa fin qu'il se résolut à passer à l'action. Sa sœur et sa fiancée le laissaient tranquille, Jaspe l'ignorait, il pouvait donc s'esquiver à sa guise. Il délaissa la table et se mêla aux invités qui s'attardaient dans le petit salon en bavardant. Ses yeux ne quittaient pas Santal, qui dégustait encore sa tasse de thé en compagnie d'autres membres de la délégation crépusculaire. Il cherchait le meilleur endroit pour mener son plan à bien lorsque la voix aiguë de dame Gardénia le tira de ses réflexions.
— Imaginez-vous que je n'ai pas été invitée à la réception de ce soir ? s'indignait-elle. Moi, l'épouse du Premier ministre crépusculaire, le seigneur Cyprès !
La femme était en grande conversation avec une poignée de nobles aubéens aux vêtements luxueux. Pour ne pas paraître indiscret, Saule s'éloigna de quelques pas et fit mine de s'absorber dans la contemplation du monumental tableau accroché au mur. Il tendit néanmoins l'oreille pour ne pas rater une miette de la discussion.
— N'en prenez pas ombrage, ma chère, répondit en riant dame Spinelle, l'ambassadrice à venir de l'Aube au Crépuscule. Ces fêtes sont toujours destinées aux jeunes gens de la noblesse. Ils se rencontrent, échangent des idées, nouent des amitiés, et peut-être parfois plus. C'est en quelque sorte le vivier de la future élite du royaume.
— Pourtant, j'ai entendu dire que dame Cornaline s'y rendrait, objecta Gardénia, un ton plus bas.
— C'est une exception ! assura Spinelle. Nos héritiers sont invités, elle doit veiller sur leur réputation.
— Pour ma part, je trouve qu'il y a un peu trop d'exceptions concernant Cornaline, glissa un noble aux cheveux blancs que Saule ne reconnut pas. Elle s'affiche partout avec une de ses arrogances !
— Tu as raison, mon cher, déclara la femme qu'il tenait à son bras. C'est à croire que tout le monde a oublié sa conduite d'il y a trente ans. La reine a été bien trop bonne avec elle.
Incrédule, Saule retint son souffle. Serait-il le premier à percer les secrets de dame Cornaline ? Malheureusement, la vue de sa cible qui quittait la pièce lui rappela sa mission première.
Il se précipita pour couper « fortuitement » le chemin du tailleur dans le couloir où ils seraient seuls.
— Vous verrai-je à la soirée du seigneur Grenat ? lui demanda-t-il aimablement, alors qu'il savait désormais que ce ne serait pas le cas.
— Je n'ai pas été invité, fort heureusement, répondit l'homme. Je fuis ce genre de réception comme la peste. Enfin une soirée où je pourrais aller me coucher tôt ! C'est tout ce à quoi j'aspire. Je commence à être un peu fatigué de ses réceptions interminables.
Saule profita de leur proximité pour analyser les broderies sur les manches du tailleur. Peu visible, mais indéniablement présent, l'un des symboles païens était entrelacé au milieu d'une guirlande de feuilles. Le doute n'était plus permis.
— Je vous souhaite donc une agréable soirée, et que le Sage Dragon Rubis vous apporte un repos bien mérité.
Saule surveilla la réaction de Santal en disant ces mots. Celui-ci ne cilla pas.
— Je vous remercie, Votre Altesse. Que les préceptes divins accompagnent aussi votre soirée.
Bien joué, songea Saule. C'était une esquive admirable. Et qui passait facilement inaperçue. Cependant, Saule ne se sentit ni assez joueur, ni assez sûr de lui en cet instant pour lui demander à quels préceptes exactement il voulait le vouer.
Même si son enquête n'alla pas plus loin, y réfléchir lui fit du bien et lui permit d'assainir ses pensées.
Aussi, lorsqu'il sortit du carrosse devant le perron du manoir familial de Grenat, il était fermement résolu à passer une bonne soirée. De gré ou de force.
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