- 8 - Ce que recèle la Montagne
Une fois le repas fini, alors que Béryl cherchait vainement un endroit où essuyer ses doigts poisseux, Acacia l'appela. De derrière le mur du bâtiment, elle lui faisait signe d'approcher. Elle tenait entre les mains une feuille épaisse, longue de deux paumes. Elle la lui tendit dès que Béryl la rejoignit.
— Tenez, c'est pour vous !
Béryl examina ce présent avec confusion. La feuille avait sans doute été arrachée à l'une des plantes qui poussaient un peu partout autour de l'oasis, mais qu'était-elle censée en faire ?
Acacia lui montra le gel translucide qui suintait à l'endroit de la coupure.
— Étalez-en sur votre visage et sur vos mains pour vous protéger du soleil. Votre peau est si claire que je me suis fait du souci pour vous toute la matinée.
— Toute la matinée ? balbutia Béryl comme si c'était l'information la plus importante du discours d'Acacia. Vraiment ?
Elle trempa ses doigts dans la substance fraîche et l'appliqua sur son front. Elle avait une odeur légère et très agréable.
— Comme ceci ?
— Oui, voilà, n'hésitez pas à en mettre une bonne couche.
Acacia tendit la main vers son visage comme pour l'aider, pourtant, elle interrompit son geste à quelques pouces de sa joue.
— Merci beaucoup ! dit Béryl avec reconnaissance. J'imagine que vous en avez déjà fait profiter Jaspe ?
Acacia papillonna des paupières.
— Jaspe ? répéta-t-elle le regard vide.
— Eh bien oui, il a la même peau que moi et...
— Bien sûr ! Évidemment, Jaspe. Suis-je bête. J'y vais de ce pas. N'hésitez pas à faire passer le mot aux membres de votre escorte qui en aurait besoin.
Acacia s'éloigna précipitamment. Quand Béryl rejoignit le groupe, Agate lui demanda avec méfiance :
— Que voulait-elle ?
— Qu'on n'attrape pas de coups de soleil, répondit Béryl impatientée. Tiens, étale-toi ça sur le visage, je te promets que ce n'est pas empoisonné.
Dans l'après-midi, le paysage changea. Des blocs de roche sortaient du sable, de plus en plus nombreux autour de la caravane. Les dunes s'aplanirent et bientôt les voyageurs purent deviner au loin les lignes droites des ruines émerger des replis du terrain. Les dromadaires obliquèrent paisiblement vers le site. Émerveillée, Béryl vit apparaître les vestiges du passé. Un reste de colonnade aux piliers ventrus menait vers un temple flanqué de statues de souverains depuis longtemps oubliés. Quelques palmiers timides sortaient de bâtiments éventrés par le temps.
Le guide fit arrêter les animaux à quelques pas des premières pierres et tout le monde mit pied à terre. Béryl avança vers les bas-reliefs qui ornaient les murs du sanctuaire, subjuguée. Des scènes de la vie quotidienne s'y étalaient, encadrées par une écriture étrange, composée de triangles et de points. Des touches de couleur subsistaient dans les creux, laissant à l'imagination le soin de reconstituer la splendeur passée des lieux.
Jaspe dut appeler sa sœur plusieurs fois pour la sortir de sa fascination. En compagnie d'Acacia et de Saule, il était en grande discussion avec leur guide et lui fit signe de les rejoindre.
— Notre guide a une proposition à nous faire, dit-il. J'aimerais que tu l'entendes.
L'homme avait une quarantaine d'années et sa peau était tannée par le soleil. Il inclina la tête lorsque la princesse s'approcha.
— Non loin d'ici se trouvent les restes d'un temple magnifique, expliqua-t-il. Les jeunes femmes de la région ont pour habitude de venir s'y recueillir et déposer des offrandes avant leur mariage pour recevoir la bénédiction des anciens dieux. Toutefois, le lieu est réservé aux femmes, nul homme n'a le droit d'y pénétrer.
— Ce rituel m'a l'air des plus païens, objecta Jaspe, le front plissé de contrariété.
— Évidemment, nous parlons là des dieux de l'ancienne religion, celle qui a été complètement remplacée parles cultes des Dragons, dit Saule. Je ne pensais pas que certaines traditions avaient survécu.
— Cela risque de nous attirer la colère du Puissant Dragon d'Or bien plus sûrement qu'une hypothétique bénédiction, grommela Jaspe.
Béryl haussa les épaules.
— Si ce temple est si beau que cela, j'ai très envie d'aller le voir. Le Puissant Dragon d'Or n'est tout de même pas irritable au point d'en prendre ombrage. Qu'en pensez-vous, Acacia ?
— Le Sage Dragon Rubis des enseignements ne l'est pas non plus, répondit celle-ci. Et de toutes ces femmes qui sont allées y déposer des offrandes, je suppose qu'aucune ne s'est fait foudroyer sur place. Allons-y donc.
— Seules ? tenta encore Jaspe.
— Bien sûr que non, s'agaça Acacia. Il y a suffisamment de soldates dans nos deux suites pour nous fournir une escorte correcte.
— Il en sera fait selon vos désirs, Vos Altesses, dit le guide en s'inclinant à nouveau. Rassemblez votre groupe et je vous y mènerai. Pendant ce temps, mon fils conduira la visite de ces ruines-ci à ceux qui resteront.
Saule posa sur l'épaule de Jaspe une main rassurante.
— Ne vous inquiétez pas tant, mon cher, que voulez-vous donc qu'il se passe ? Nous les retrouverons tout à l'heure.
Agate s'accrocha au bras de Béryl pour lui signifier sa volonté de l'accompagner. Dame Spinelle déclara que son mariage était suffisamment avancé pour ne plus avoir besoin d'une quelconque bénédiction et qu'il fallait laisser la jeunesse s'amuser. Dame Cornaline considérait sans doute que les jeunes pouvaient s'amuser, mais sous supervision, et s'ajouta au groupe sans négociation possible.
— Il y a un peu de marche avant d'atteindre le sanctuaire, les prévint le guide alors qu'elles se mettaient en route.
— Pourquoi ne pas partir à dos de dromadaires ? demanda Béryl.
— Laissons-les se reposer. Ils ont beaucoup marché aujourd'hui, et ils étaient lourdement chargés. En outre, la voie est un peu accidentée vers la fin, mieux vaut être à pied.
À sa suite, elles empruntèrent un chemin caillouteux le long duquel de rares buissons tendaient leurs branches épineuses,laissant derrière elles les ruines et le reste du groupe.
Curieuse et impatiente, Béryl se demandait à quoi pouvait ressembler leur destination. Elle avait déjà eu tant de sujets d'émerveillement qu'elle imaginait mal comment elle pouvait les supplanter.
— Connaissez-vous ce sanctuaire ?questionna-t-elle Acacia. Y êtes-vous déjà allée ?
— Non, nous allons très peu souvent dans le désert. C'est l'une des raisons pour lesquelles j'avais très envie de le voir.
— L'une des raisons ? Et quelles sont les autres ? interrogea Béryl avec curiosité.
Acacia se frotta la nuque avec embarras puis se résolut à parler d'un haussement d'épaules.
— Cette petite visite nous permet de passer un peu de temps ensemble, entre filles, murmura-t-elle en se penchant vers elle. J'avais besoin d'un peu moins de formalités.
— Mon frère ne fait-il donc pas assez d'effort ?
— Au contraire, il en fait beaucoup trop, soupira Acacia en secouant la tête. Mais parlons d'autre chose, voulez-vous ?
Béryl n'était jamais à court de sujets de conversation plus légers et la première partie de l'excursion se déroula dans une ambiance agréable. De temps en temps, leur guide parlait de l'ancienne civilisation qui s'était développée dans le désert avant que les oasis ne se tarissent. Ses explications ne manquaient pas d'intérêt, cependant Béryl sentait la fatigue la gagner. Au bout d'une demi-heure, ses pieds commençaient à la faire souffrir et la soif desséchait sa bouche, quelles que soient les quantités d'eau qu'elle buvait. Le paysage autour d'elles n'arborait plus la grandiose noblesse des dunes du matin. C'était un morne désert de pierres sombres, dans lequel s'élevait çà et là une éminence ou un bloc de roche étrangement sculpté par le vent.
— Sommes-nous bientôt arrivées ? demanda Béryl avec lassitude.
— Bientôt, promit le guide. Tenez, passons par ici, c'est un raccourci.
— J'espère que ce sanctuaire vaut le mal qu'on se donne, dit tante Cornaline, mécontente.
Le guide les fit quitter le chemin et les conduisit à travers un éboulis de gros rochers bruns. Les soldates, qui jusqu'à présent étaient restées en retrait, vinrent entourer les dames pour les aider à progresser.
— J'en ai assez, se plaignit Agate en se tordant la cheville une fois de trop. On n'aurait jamais dû se séparer du groupe.
— Ne t'inquiète pas, nous arrivons, la réconforta Béryl qui la soutenait autant qu'elle s'accrochait à elle pour ne pas tomber.
Elle tâchait de paraître rassurante, toutefois elle aussi commençait à avoir des doutes sur le bien-fondé de leur décision. Plusieurs fois, elle surprit Acacia en train de jeter des regards insistants autour d'elle ou par-dessus son épaule. Rendue anxieuse par son comportement, elle finit par lui demander :
— Que se passe-t-il ? Avez-vous vu quelque chose ?
Acacia afficha un sourire faussement rassurant, le même que celui que Béryl venait d'utiliser sur Agate.
— Non, rien du tout, n'ayez pas d'inquiétude.C'est juste un réflexe, j'aime être consciente de mon environnement, même si on me guide.
Béryl ne trouva pas cela tranquillisant du tout, mais elle dut convenir que rien autour d'elles ne constituait une menace. Si ce n'était le désert lui-même.
La silhouette des montagnes se rapprochait. De modeste altitude, elles formaient une barrière sombre aux replis tortueux.
— Nous y sommes presque, annonça le guide. C'est un temple troglodyte, son entrée est creusée au pied de la falaise.
Il les fit encore grimper à travers des collines rocheuses à la forme tourmentée et lorsque l'ombre des montagnes les recouvrit, Béryl frissonna. Dénués de verdure, les lieux baignaient dans un silence pesant qui les rendait lugubres. Elle ne regretta pourtant pas la caresse cuisante du soleil. Au même instant, le vent se leva et une rafale d'air chaud fit danser les boucles blondes qui dépassaient du turban.
— Qu'est-ce qu'il ne faut pas faire pour s'assurer un mariage heureux, maugréa Acacia entre ses dents.
Le guide les conduisit vers un étroit défilé qui tranchait dans la falaise comme un coup d'épée. Leur escorte se resserra autour d'elles. Enfin, Béryl la vit, une ouverture béante au fond du ravin. Des colonnes sculptées dans la pierre l'encadraient. Le long du passage, des masses informes se découpaient des parois à intervalle régulier. D'anciennes statues, peut-être ?
L'homme s'arrêta à quelques pas de l'entrée.
— Je n'ai pas le droit d'aller plus loin, annonça-t-il. Je vous attends ici, prenez tout le temps que vous voulez.
Béryl se crispa. Elle eut soudain la peur irraisonnée de ne retrouver personne en sortant du temple.
Comme si elle avait lu dans ses pensées, Acacia sépara leur escorte. Quatre gardes restèrent dehors avec le guide et deux autres les accompagnèrent.
Béryl leva les yeux vers la masse de la montagne qui l'écrasait. Elle se sentait toute petite et insignifiante. Et c'était certainement pour cette raison que le temple avait été construit à cet endroit même. Alors, bravement, elle passa sous le fronton triangulaire et franchit le seuil.
L'intérieur n'était pas aussi sombre qu'elle l'avait craint. Des ouvertures pratiquées dans les murs laissaient entrer la lumière du jour. Les visiteuses pénétrèrent dans une vaste grotte. Les graviers crissaient sous leur pas et leur marche était entravée par des blocs de roches aux arêtes saillantes. Comme à l'extérieur, des sculptures érodées se détachaient de la pierre. En plusieurs endroits, le plafond rejoignait le sol, formant des alvéoles et des recoins. Au fond, plusieurs tunnels plongeaient dans les ténèbres.
— Ça ne ressemble pas trop à un sanctuaire, fit timidement remarquer Agate.
Sa voix rebondit en écho sur les parois, et elle se tassa sur elle-même.
— Et c'est loin d'être magnifique, ajouta sèchement Cornaline. Ce guide s'est moqué de nous. Il va m'entendre.
— Peut-être que nous devrions nous enfoncer davantage, suggéra Acacia qui s'était avancée au fond de la grotte. J'ai déjà vu ce genre de chose, des bâtiments qui au premier abord n'étaient guère impressionnants, mais qui recelaient des trésors en leur sein.
— Nous n'avons rien pour nous éclairer,objecta Béryl. Ce serait imprudent de s'engager dans ces tunnels sans rien y voir.
— Regardons dans les recoins, si les gens de la région y passent régulièrement, nous devrions trouver des torches quelque part, dit Acacia.
Béryl s'éloigna, cherchant de potentielles sources de lumière. La jeune femme dut prendre sur elle pour ne pas s'enfuir à toutes jambes. Elle ne voulait pas qu'Acacia la croie lâche.Pourtant son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Il n'y avait rien pour elles ici. Les poils de ses bras se hérissaient au moindre bruit, à la moindre ombre mouvante.
Elles n'auraient jamais dû venir.
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