- 12 - Tintements des grelots, douillettes confidences
Saule ne put tout de suite mettre son plan à exécution. Une promenade en traîneau avait été organisée pour l'après-midi, et ce moyen de transport intriguait suffisamment le jeune homme pour qu'il ne souhaite pas s'y soustraire. L'intérêt d'Acacia rejoignait le sien, mais se manifestait, comme souvent, de façon plus évidente.
Laissant derrière elle Béryl et Jaspe, bien plus mesurés, ainsi que la reine accompagnée des trois suivantes sans lesquelles il était rare de la croiser, sa sœur descendit les escaliers du grand hall avec impétuosité. Il entendit une exclamation ravie lorsque, la première, elle fit irruption sur le parvis du palais.
Là, sur la neige qui recouvrait la cour, se détachaient les couleurs vives de deux splendides traîneaux en bois peint attelés d'une paire de chevaux robustes. Les patins dorés se recourbaient gracieusement vers le siège avant où un cocher était déjà installé. Derrière lui, deux places attendaient les voyageurs.
Princes et princesses, chaudement vêtus, échangèrent des regards hésitants devant le dilemme qui s'offrait à eux. Comment se répartir dans les traîneaux ?
La reine leur évita d'avoir à faire un choix.
— Jeunes gens, vos mariages approchent et votre conduite a été irréprochable, annonça-t-elle solennellement. Nous avons décidé qu'il était temps de vous laisser une certaine intimité. Vous pourrez profiter de cette promenade en compagnie de vos promis.
Moins impressionnante que son mari, elle n'en restait pas moins imposante à sa façon. Un épais manteau de fourrure blanche enveloppait sa silhouette élancée. Ses longues tresses blondes sortaient du capuchon large qui ombrageait ses traits sévères. Ses suivantes se tenaient respectueusement à quelques pas en retrait. Leur attitude faisait comprendre sans équivoque qu'aucune familiarité ne pouvait être tolérée devant la reine du Royaume de l'Aube.
Elle tendit les mains, et un de ses rares sourires réchauffa son visage.
— Allez-y, prenez place, voyons, dit-elle. J'espère que la promenade vous sera agréable. Profitez-en pour discuter de votre avenir et de vos visions pour nos royaumes.
Ils n'eurent pas d'autre choix que de se décider. Conscient d'être observé, Saule aida Béryl à grimper dans le traîneau et la rejoignit sous les épaisses fourrures empilées sur les sièges. Acacia devait ressentir la même pression que lui-même, car elle accepta sans mot dire la main galamment tendue de Jaspe pour s'installer.
Un garde moustachu sauta sur le marchepied à l'arrière pour compléter l'équipage. Derrière Saule, c'était Nérine elle-même qui avait pris place. La reine avait probablement une conception assez personnelle de l'intimité. Heureusement que lui-même n'espérait pas grand-chose de ce moment en tête à tête.
Les traîneaux s'ébranlèrent alors, au son des grelots accrochés aux sangles des chevaux. Derrière eux, une dizaine de soldats à cheval se regroupèrent pour leur emboîter le pas. Ils traversèrent les jardins du palais et sortirent par une grille à l'arrière qui permettait d'éviter la ville. La campagne aubéenne enneigée n'attendait qu'eux.
Ravi, Saule se blottit sous les fourrures pour regarder autour de lui. Soulevé par leur passage, un léger nuage de neige en suspension nimbait le paysage d'un voile féérique. Le glissement régulier des patins faisait reculer tout autre bruit au second plan. Saule eut le sentiment de se trouver dans un cocon protecteur qui le laissait simple spectateur du monde qu'il traversait. Ni implications ni décisions à prendre. C'était tout ce qu'il souhaitait.
— Vous semblez apprécier la promenade, dit alors Béryl, le tirant de ses pensées.
— Je l'adore ! C'est tout simplement magique !
Béryl sourit de son enthousiasme.
— J'aime beaucoup le traîneau moi aussi, cela me rappelle mon enfance.
— Est-ce que... hésita Saule. Est-ce que cela vous manquera quand vous serez au Royaume du Crépuscule ?
L'expression de la princesse se fit rêveuse.
— Votre royaume me plaît énormément, savez-vous. Je m'y suis sentie très à l'aise. Je m'y ferai de nouveaux souvenirs et je chérirai les anciens. Et puis, ce n'est pas comme si je n'allais plus jamais revenir ici, n'est-ce pas ?
Saule acquiesça lentement, soulagé. Il prit le temps de l'observer. C'était à peine s'il pouvait apercevoir son minois entre sa toque enfoncée jusqu'aux yeux et les fourrures qu'elle avait remontées sur son menton. Son nez et ses joues rondes étaient déjà rougis par le froid et des flocons s'accrochaient à ses boucles blondes. Il aurait dû la trouver charmante. Peut-être y arriverait-il un jour lorsqu'il serait séparé de Jaspe assez longtemps pour que celui-ci déserte enfin son esprit.
Comme souvent lorsqu'il était confronté à ce genre de pensées, l'envie lui vint de faire exactement l'inverse de ce vers quoi la raison le poussait. Il se pencha vers Béryl.
— N'apprécieriez-vous pas davantage la promenade en compagnie de ma sœur ? lui souffla-t-il avec malice.
La jeune femme le regarda, bouche bée. Une rougeur qui n'avait rien à voir avec le froid envahit son visage.
— Pas du tout, enfin, pourquoi diantre dites-vous cela ? protesta-t-elle avec difficulté.
Saule rit.
— Allons, allons, il n'y a pas de mal à cela. Vous semblez si bien vous entendre toutes les deux. Nous sommes assez loin du palais maintenant, nous pouvons échanger nos places, qu'en dites-vous ?
— Eh bien, si c'est vous qui le proposez, cela me convient, dit-elle en baissant sagement les yeux.
Saule attrapa la barre devant lui, quittant à regret l'abri tiède des couvertures. Il tapa sur l'épaule du cocher pour attirer son attention et lui glissa quelques mots à l'oreille. Celui-ci, sans doute habitué aux excentricités de ses passagers, se contenta de hocher la tête.
Le traîneau accéléra soudain et Béryl laissa échapper un glapissement de surprise. Saule se hâta de reprendre place sur le siège. Profitant que le talus était presque inexistant sur cette portion du chemin, leur cocher dépassa dans une gerbe de neige le traîneau de Jaspe et Acacia qui ouvrait la marche. Les deux conducteurs échangèrent des cris et des gestes. Les deux véhicules ralentirent puis s'arrêtèrent. Saule se leva et salua sa fiancée en soulevant sa toque.
— Je vous souhaite un agréable après-midi, dit-il, espiègle.
— Est-ce que je peux savoir ce que vous êtes en train de faire, Votre Altesse ? grogna Nérine, les bras croisés avec agacement.
— J'échange ma place avec ma sœur, allez-vous me l'interdire ?
Nérine soupira et descendit du marchepied.
— Eh bien, je suppose que je vais échanger avec monsieur Grès.
— Pourquoi donc ? Rien ne vous y oblige.
— Au cas où vous l'auriez oublié, je suis votre garde du corps, Votre Altesse, expliqua-t-elle avec impatience.
— Le mien et celui d'Acacia. Vous pouvez rester ici, vous aurez toujours quelqu'un à garder.
Elle secoua la tête, inflexible.
— Vous êtes l'héritier du trône, et votre sœur peut se protéger elle-même, donc je vous accompagne.
— Comment pouvez-vous dire ça ? s'insurgea-t-il. Je me bats aussi bien qu'elle ! Vous êtes bien placée pour le savoir.
— En entraînement et en représentation, certainement, répliqua Nérine.
— Quoi ? Que voulez-vous dire par là ?
La maîtresse d'armes ne lui répondit que par un sourire énigmatique. Il n'eut pas le loisir d'exiger davantage d'explications. Dans le traîneau à l'arrière, Jaspe et Acacia commençaient à s'agiter, alertés par cet arrêt impromptu.
— Ne vous inquiétez pas ! se hâta de les rassurer Saule. Il se trouve que Béryl aimerait s'entretenir avec ma sœur. J'ai donc pensé que nous pourrions échanger nos places.
Il constata avec une certaine satisfaction que les deux fiancés se tenaient tellement serrés contre leur bord de l'habitacle qu'une troisième personne aurait facilement pu s'installer dans l'espace qui les séparait.
— C'est vrai ? balbutia Acacia incrédule.
Saule acquiesça vigoureusement pour ne pas s'attarder sur ce – tout petit – mensonge. Pourtant sa sœur n'en fut pas dupe bien longtemps.
— Ta fiancée veut me parler, hein ? lui glissa-t-elle tandis qu'ils échangeaient leur place. Ce ne serait pas plutôt toi qui voudrais parler au mien ?
Il ne lui répondit que d'un sourire angélique avant de s'installer. Elle n'allait tout de même pas se plaindre de l'opportunité qui lui était offerte.
— Je m'excuse de m'imposer de la sorte, dit-il formellement. J'espère que je n'ai interrompu aucune discussion entre vous.
Alors que le traîneau se remettait en route, il resta très droit sur le siège, rigide même. Il ne voulait pas que Jaspe prenne son irruption pour une agression.
— En effet, vous n'avez rien interrompu, soupira celui-ci.
Accoudé sur le rebord du traîneau, il tenait sa joue appuyée contre sa main. Saule tenta de déchiffrer son expression. Était-il contrarié de ce nouvel arrangement ? Ou soulagé ? Voire pire, indifférent ? Il ne sut le dire.
Même s'il était à l'origine de ce rapprochement, Saule ignorait comment gérer la suite. De toutes les amorces de discussion qu'il avait cent fois répétées dans sa tête, aucune ne lui semblait adaptée à l'instant. Aussi resta-t-il coi, les yeux perdus vers les silhouettes de plus en plus nombreuses des arbres empesantis de neige qui défilaient autour d'eux. Vingt minutes s'écoulèrent ainsi dans le silence. Ce fut Jaspe qui le rompit.
— Êtes-vous fâché contre moi ? demanda-t-il abruptement.
Saule abandonna sa contemplation et se retourna vers lui, stupéfait.
— Non, bien sûr que non ! Pourquoi le serais-je ?
— Cela ne vous ressemble pas de garder le silence aussi longtemps. Alors je.... je m'inquiétais.
Jaspe le dévisageait avec un sourire incertain, comme un enfant attendant d'être rassuré. Et cette attitude ne lui ressemblait pas du tout non plus.
— Je pensais que c'était vous qui étiez fâché contre moi, alors je ne voulais pas vous déranger davantage, répondit-il, maîtrisant à grand peine les tremblements de sa voix.
Jaspe baissa les yeux en se mordant les lèvres.
— Je crois que je vous dois des excuses, chuchota-t-il.
Le cœur de Saule s'emballa. Il n'en espérait pas tant. En posant la main sur le banc entre eux, il constata qu'il n'y avait plus la place pour une personne de plus. Il bafouilla quelques dénégations incompréhensibles.
— Si, laissez-moi parler, insista Jaspe. Je suis un idiot et j'ai eu peur. Tellement d'attentes reposent sur mes épaules, tellement d'espoirs que je crains de décevoir qu'il m'arrive parfois de ne plus bien savoir où j'en suis. Même si nous nous connaissons depuis peu, votre amitié m'est très précieuse. Vous êtes attentionné et, ce jour-là, m'être mépris sur vos sentiments à mon égard ne me fait pas honneur. Je vous demande pardon.
Les battements du cœur de Saule ralentirent alors jusqu'à se figer. Avoir supporté l'indifférence de Jaspe si longtemps pour l'entendre arriver à cette conclusion était pire qu'une douche froide. Pourquoi le jeune homme persistait-il à vouloir s'aveugler de la sorte ?
— Ce n'est rien voyons, arriva-t-il à répondre d'une voix étranglée.
— Alors je suis heureux que la gêne entre nous ait disparu, termina joyeusement Jaspe. Nos discussions m'ont manqué.
Saule aurait voulu continuer sur un sujet plus léger, mais le froid qui régnait autour d'eux semblait avoir rempli ses poumons pour envahir sa poitrine et le paralyser peu à peu. Son cerveau était comme engourdi.
Ce n'était pas le cas de Jaspe qui enchaîna avec le même entrain douloureux :
— En tant que princes héritiers, tant de bienfaits pourraient naître de notre entente que j'en ai presque le vertige.
Saule ne put retenir un sourire amer.
— Être l'héritier du trône fait totalement partie de votre identité, dit-il. Vous êtes fait pour une telle tâche. Ce n'est pas mon cas. Les quelques minutes d'avance que j'ai eues sur ma sœur à la naissance sont un tour cruel joué par le destin.
L'étonnement passa sur le visage de Jaspe.
— Ne dites pas cela, voyons ! Il existe des monarques de toutes sortes et je suis persuadé que vous ferez un très bon roi. Ne vous comparez pas aux autres, vous avez vos propres qualités !
— Vous êtes gentil, mais j'ai du mal à vous croire, soupira Saule.
Il ressassait ces idées depuis bien trop longtemps pour se laisser remonter le moral aussi simplement.
— Les aléas de la vie ne nous envoient pas toujours sur les chemins que nous imaginons faits pour nous, reprit Jaspe. Pourtant cela ne signifie pas que nous ne pouvons rien en tirer de bon. Nous avons parfois besoin d'être sortis de notre zone de confort pour donner le meilleur de nous-même.
Saule grimaça avec dérision.
— Qu'allez-vous donc penser de moi si je vous avoue que j'ai toujours envisagé une porte de sortie à ce sentier qui ne me convenait pas ?
— Que voulez-vous dire par là ? interrogea Jaspe les sourcils froncés d'incompréhension.
— Depuis tout jeune, je me raccroche à l'idée qu'une fois roi, je trouverai bien le moyen d'abdiquer en faveur de ma sœur. Elle ferait un bien meilleur dirigeant que moi, et tout le monde au Crépuscule en est conscient. Il arrive que certains nobles de province soient surpris de découvrir qu'elle ne soit pas l'héritière de notre mère. Hélas, maintenant, même cette solution n'est plus possible.
— Je refuse de vous laisser dire cela, je refuse même de vous le laisser croire ! s'écria Jaspe. Comment...
Un choc soudain l'interrompit.
— Que se passe-t-il ? s'inquiéta Saule, pas mécontent de trouver un prétexte pour suspendre la discussion.
— Nous nous engageons sur le lac, expliqua Jaspe. Regardez ! En hiver, on l'utilise comme raccourci pour éviter d'en faire le tour.
Le spectacle qui s'offrait à lui fit oublier à Saule toutes ses déconvenues.
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