- 10 - Le Rendez-vous secret
Jaspe sortit de sa chambre en coup de vent. Les gardes sursautèrent.
— Quelqu'un a-t-il approché cette porte durant la soirée ? leur jeta-t-il, très agité.
Ferris et Grès s'avancèrent, alarmés, et il réitéra sa question en aubéen.
— Une servante est venue préparer votre chambre pour la nuit, lui apprit Grès. La demoiselle d'honneur de votre sœur également. Elle nous a salués avant d'aller se coucher. Que s'est-il passé, Votre Altesse ?
La main du soldat s'était déjà posée sur la poignée de son sabre.
— Elle nous a apporté des petits gâteaux de la réception, ajouta Ferris d'un ton gourmand. C'est aimable de sa part, n'est-ce pas ? Elle a toujours l'air si effacée, qui aurait pu croire qu'elle pouvait être aussi attentionnée ?
Les autres gardes confirmèrent les dires des deux hommes.
— Quelqu'un a trouvé le moyen de déposer une lettre anonyme dans mes appartements, expliqua Jaspe. Ouvrez l'œil et si vous entendez le moindre bruit suspect en provenance de cette pièce, n'hésitez pas à forcer la porte, que j'y sois ou pas.
Jaspe retourna dans sa chambre et ramassa à nouveau la missive. Il se frotta la nuque avec embarras. Cela n'avait pas de sens. Mademoiselle Agate n'avait aucune raison de lui adresser un tel message. Celui-ci était rédigé en aubéen, toutefois en la relisant, le prince constata qu'elle contenait quelques fautes qu'un natif bien éduqué n'aurait pas commises. Ce ne pouvait donc pas être l'œuvre de la jeune femme. La servante qui s'occupait de sa chambre avait pu être payée pour laisser la lettre en évidence.
Tout en réfléchissant, il se pencha par la fenêtre. Il n'y avait qu'un étage en dessous, des arbres aux branches confortables et suffisamment d'ornements sur la façade pour qu'une personne motivée puisse y grimper. Pour résumer, l'apparition de la lettre à l'entrée de ses appartements n'était pas un mystère bien digne de réflexion. Son contenu, en revanche, méritait davantage qu'on s'y attarde.
Pourquoi donc son énigmatique correspondant voulait-il qu'il s'interroge sur la moralité de la princesse Acacia ? Même si cela n'était guère agréable pour son ego, trouver une explication à l'attitude de sa fiancée était simple. Elle ne l'avait pas choisi. Il n'avait nul besoin de chercher plus loin. Ce prétendu défenseur de la morale était surtout un intrigant. Ou une intrigante, bien sûr. C'était impossible à déterminer.
Incapable de se décider à aller se coucher, Jaspe tourna longtemps comme un lion en cage dans sa chambre. Son esprit échafaudait mille hypothèses sur l'expéditeur de la lettre et sur ses motivations. Un Crépusculaire éconduit par la princesse Acacia qui désirait se venger d'elle ? Une nostalgique de la guerre qui voulait faire capoter son mariage ? Les éventualités étaient nombreuses, et, en l'absence de plus d'évidences, impossibles à vérifier.
Jaspe finit par s'asseoir à un petit bureau marqueté devant l'une des fenêtres. Pour s'aider à réfléchir, il sortit d'un tiroir la liste qu'il avait commencée concernant la princesse Acacia.
Pas coquette, peu d'intérêt dans les bijoux et les vêtements
Aime les fleurs (mais pas dans les cheveux)
Aime les chevaux ??
Cette proposition était soulignée de deux traits pleins d'espoir.
En repensant à la journée qui venait de s'écouler, il trempa une plume dans l'encrier et ajouta :
Très attachée au Crépuscule
Excellente musicienne (demander nom de l'instrument)
Mains rugueuses, pourquoi ? (équitation ? lui offrir des gants ?)
Pas diplomate/parle sans réfléchir (risque à la cour)
Il soupira. Avoir assisté aux interactions entre Acacia et les invités de la réception l'inquiétait. Il avait besoin d'une épouse qui l'épaule dans sa gestion du royaume. Et non qui contribue à lui mettre à dos tous les notables de la cour. L'idée soudaine de la voir face à sa mère lui fit réprimer un rire nerveux tant elles étaient différentes. Pourtant, il ne devait pas aller trop vite en besogne. Acacia devait aussi être soumise à forte pression et son attitude actuelle pouvait n'être qu'un symptôme de son mal-être.
Songeur, il relut sa liste. Où pourrait se glisser une moralité douteuse dans ce tableau à peine esquissé,? Avait-il seulement la même boussole morale que l'auteur de la lettre ? Sans trop y croire, Jaspe se raccrocha à cette idée. Peut-être ne trouverait-il absolument rien à reprocher au comportement de sa fiancée ?
Il lut encore la lettre, s'attachant cette fois à la calligraphie. Pouvait-elle venir de la plume d'une femme ou d'un homme ? D'une personne cultivée ? De la noblesse ? D'un fonctionnaire ?
Sur une feuille de papier, il recopia même quelques mots en s'efforçant d'en imiter la graphie. Il espérait retrouver ainsi l'état d'esprit de la personne qui les avait tracés. Ce ne fut guère concluant. L'écriture était belle, mais sans fioritures. Ce qui aurait pu caractériser à peu près n'importe qui.
Malgré son anxiété, Jaspe finit par être à nouveau gagné par la fatigue. Il rangea soigneusement lettre et liste dans le tiroir dès que ses paupières commencèrent à se fermer toutes seules. Puis il se changea pour aller se coucher.
La journée du lendemain s'étira avec une lenteur intolérable. Installé entre Béryl et Acacia au premier rang d'un amphithéâtre à ciel ouvert, il avait bien du mal à suivre les péripéties qui se déroulaient sur scène. Il observait sa fiancée, en biais, au lieu de s'intéresser aux acteurs qui se démenaient sur scène. Son attitude était-elle celle de quelqu'un qui attend un rendez-vous secret dans la soirée ? S'était-elle apprêtée différemment comme pour aller voir un amoureux ? Car bien sûr, même s'il se refusait à l'envisager, c'était l'éventualité qu'il estimait la plus plausible. Toutefois, la réponse aux deux questions était non. Elle se comportait de manière parfaitement normale. Si tant est qu'il puisse juger de sa normalité en ne la connaissant que depuis quelques jours. Elle riait et huait avec enthousiasme en réponse à des situations qu'il n'avait pas compris puisqu'il n'y prêtait aucune attention. Il finit par se sentir un peu honteux de négliger ainsi le jeu des acteurs. Avec un peu d'effort, il discerna une histoire d'amour et de trahison. Mais c'était épuiser toute la concentration dont il était capable ce jour-là.
Après avoir copieusement applaudi les comédiens, ils gravirent les gradins pour quitter les lieux. Même si la pièce avait été donnée en l'honneur de leur visite, ils n'étaient pas seuls et autour d'eux, les spectateurs échangeaient leurs impressions sur la représentation. Plusieurs personnes vinrent les saluer. Jaspe décida alors de changer de cible et d'observer tous ceux qui s'approcheraient d'Acacia. Peut-être que leur gestuelle ou leur attitude les trahiraient ? Il se prépara à se planter farouchement à côté d'elle, bras croisés et l'œil aux aguets. C'était sans compter sur leur escorte qui les entoura vite pour les extraire du théâtre et de la foule. Dès que les gardes les laissèrent ralentir, Acacia se tourna vers eux.
— Alors, comment avez-vous trouvé la pièce ? leur demanda-t-elle en trépignant d'impatience.
Chaque parcelle de son corps criait à quel point elle l'avait adorée, pourtant elle eut assez de retenue pour attendre que chacun donne son avis.
— Cyste n'avait pas son jeu habituel, fit remarquer Saule. J'espère qu'il n'est pas souffrant.
— C'était très divertissant, avança Jaspe sans trop prendre de risque. Et les costumes m'ont beaucoup plu.
— Et il faut dire qu'en ce moment, on se sent plutôt concerné par le thème de l'histoire, ajouta Acacia d'un ton provocateur.
Saule éclata de rire.
— Oh ! Vous exagérez ! s'écria Béryl.
Cependant elle aussi, rit de bon cœur. Embarrassé d'être le seul à ne pas avoir saisi, Jaspe fit mine de trouver extraordinairement intéressant le contenu d'une charrette qui passait dans la rue.
L'après-midi s'écoula de la même façon fébrile. Et quand le soir fut venu, Jaspe réalisa qu'il aurait été incapable de dire à quoi il avait occupé sa journée. Il y avait eu de la musique, de cela, il était sûr. Un concert peut-être ? Après sa sœur, Saule s'était aussi préoccupé de son air absent. Acacia seule n'en avait cure, ou elle n'avait rien remarqué, ce qui n'était guère plus réjouissant. Plus les ombres s'allongeaient et plus souvent il cherchait des yeux les grandes clepsydres en bronze dont le palais était généreusement doté. Il sursautait à chaque carillon et comptait les coups. Ce qui était parfaitement ridicule, en pleine journée et alors qu'Acacia plaisantait avec sa sœur à quelques pas de lui.
Lorsque le soleil déclina, inondant la salle à manger de la chaude lumière du couchant, sa gorge était si nouée que Jaspe toucha à peine au contenu de son assiette. En tout cas, son palais trouvait le même goût à tous les plats. Un amer goût d'anxiété.
— Tu n'as pas faim ? Cela ne te ressemble pas de chipoter dans ton assiette, s'inquiéta plusieurs fois Béryl.
Il la rassura d'un sourire. Il ne devait surtout pas lui parler de la lettre. L'affoler sans raison était la dernière chose à faire.
Après le dîner, alors qu'ils devisaient tous les quatre dans un petit salon plus intime, Acacia prétexta la fatigue due à la soirée de la veille pour se retirer. La mâchoire crispée, Jaspe la regarda s'éloigner. L'heure de vérité était proche. Le jeune homme utilisa la même excuse pour s'éclipser un peu plus tard.
— Déjà ? Tu ne veux pas rester encore avec nous ? demanda Béryl, soudain aux abois.
Et elle jeta un discret coup d'œil en direction de Saule.
— Je suis désolé, je ne peux rester davantage.
Il se dépêcha de s'éloigner avant que qui que ce soit ne trouve un prétexte pour le retenir. Il pouvait presque sentir le poids du regard réprobateur de sa sœur fixé dans son dos. Pourtant cette fois, elle allait devoir se débrouiller seule. Ou peut-être pas complètement. Malgré son anxiété, il entendit un grincement de chaise et la voix de dame Spinelle.
— Qui veut faire une partie de cartes avec moi ? Je connais le jeu parfait pour trois joueurs.
Une fois dans sa chambre, il se changea pour des vêtements sombres et pratiques ainsi que des bottes confortables. Jamais les gardes ne le laisseraient repartir vadrouiller dans le palais sans escorte. Et sans explications de sa part. Mieux valait se débrouiller seul.
Fort de ses observations précédentes, il grimpa sur le rebord de la fenêtre. Il s'accroupit puis, d'une puissante détente, il se projeta contre la branche noueuse d'un arbre qui s'appuyait sur la façade.
Il en descendit tant bien que mal en s'écorchant les mains à l'écorce. Il était presque arrivé en bas que son pied glissa brutalement. Sous la secousse, ses doigts lâchèrent prise. Il chuta sans douceur et se tordit la cheville. Un gémissement de douleur lui échappa. Il se redressa en chancelant. Les dents serrées, furieux contre sa propre maladresse, il clopina entre les bosquets jusqu'au point de rendez-vous.
Une lune pâle se reflétait dans les eaux de la Fontaine du Printemps. Les délicates senteurs de la nuit envahissaient l'atmosphère. Une odeur de terre humide et d'herbe mêlée au parfum des fleurs qui s'attardait encore. Pourtant Jaspe ne remarqua rien de tout cela. L'angoisse insensibilisait son cœur. Il se dissimula derrière le tronc du grand if et attendit dans les ténèbres.
Les minutes s'égrainèrent. Le hululement soudain d'une chouette le fit sursauter. Puis ce fut un craquement lointain qu'il ne sut identifier. Toujours personne. Devait-il s'en réjouir ? Ou bien avait-il raté l'heure ? Sa progression laborieuse à travers les branchages lui avait fait perdre la notion du temps.
Les nerfs à vif, il se décida à quitter l'abri de sa cachette. Il avança à pas de loup, tentant tant bien que mal d'étouffer le crissement des graviers sous ses semelles. Il fit le tour de la fontaine en restant dissimulé derrière sa margelle. Il remonta ensuite un petit sentier en longeant les exubérants massifs de fleurs. Sur son passage, les quelques grillons encore actifs se taisaient soudain.
L'oreille tendue, il crut enfin entendre des bruits de conversation. Il plia en deux sa haute taille et se faufila vers la source des murmures en restant dans l'ombre des bosquets. Il reconnut un pan de mur sur lequel s'accrochait un jasmin qu'Acacia leur avait montré lors de la visite des jardins. Elle leur avait longuement vanté son parfum nocturne. Aussi Jaspe ne fut-il pas surpris de repérer sa silhouette au pied du mur. Après tout, quel meilleur endroit pour en rendez-vous romantique, songea-t-il avec amertume. Elle portait un pantalon large et une pèlerine dont elle avait rabattu le capuchon sur sa tête. Devant elle se tenait un jeune homme aux vêtements simples. Jaspe se tapit aussitôt derrière un massif de chrysanthèmes. Malgré la lueur de la lune, il ne reconnut pas le visage de l'interlocuteur de sa fiancée. Il tendit l'oreille, suspendant sa respiration, mais ils parlaient trop bas. Il lui fut impossible de saisir la moindre phrase. Il chercha des yeux une cachette plus proche, en vain. Pour se rapprocher, il aurait dû sortir à découvert.
Alors il ouvrit grand les yeux et regarda. Et ce qu'il vit ne lui plut pas. Le visage d'Acacia était animé, joyeux. Plusieurs fois, elle cacha sa bouche de sa main comme pour étouffer un rire. Le jeune homme s'était déplacé et il lui tournait maintenant le dos. Jaspe ne pouvait plus deviner son expression. Enfin, Acacia sortit un objet des plis de son pantalon et lui tendit. L'autre fit des gestes de dénégation, mais la princesse s'avança et lui prit les mains qu'elle referma sur son présent. Qu'était-ce ? Un gage d'amour ? Un cadeau d'adieu ? Jaspe serra le pommeau de son sabre, la mâchoire crispée. Par le Puissant Dragon d'Or, si ce godelureau osait l'embrasser, il n'hésiterait pas à bondir hors de sa cachette l'arme au poing pour lui en demander raison ! Par bonheur pour son intégrité physique, le jeune homme ne s'y hasarda pas. Il s'inclina plusieurs fois puis disparut en courant entre les bosquets. Acacia quitta les lieux tout aussi rapidement sans un regard en arrière.
Jaspe caressa un instant l'idée de la confronter tout de suite, sans lui laisser le temps de s'inventer des mobiles. Toutefois il imagina alors l'impression qu'il donnerait, jaillissant d'un buisson, sale et égratigné, demandant des comptes tel le mari jaloux d'une comédie burlesque, et il fut saisi de honte. Ce n'était pas digne de lui. Il devait réfléchir à la situation. Les apparences pouvaient être trompeuses.
La nuit ne lui porta pas conseil, loin de là. Découvrir que sa fiancée pouvait avoir un amant lui paraissait somme toute assez logique au vu de son peu d'empressement à faire connaissance avec lui. Il savait qu'il aurait été déraisonnable de lui en vouloir pour avoir eu une vie avant de le rencontrer. Non, il n'était pas jaloux, il n'avait pas encore eu le temps de s'attacher à elle. Sa colère venait d'ailleurs. Il lui semblait qu'elle entravait son beau projet pour l'avenir de leurs deux peuples. Qu'elle s'en moquait alors qu'elle aurait dû, tout autant que lui, être consciente des enjeux.
Était-il en tort ? Pouvait-on lui reprocher d'avoir voulu rendre plaisant ce qui n'était que leur devoir ? Peut-être devrait-il trouver quelqu'un à qui se confier. Quelqu'un qui lui donnerait le recul nécessaire pour mieux comprendre la situation. Mais qui ? Béryl aurait été le choix le plus naturel, pourtant il se refusait à risquer d'inquiéter sa sœur. Parmi les autres membres de la délégation, il n'était assez proche de personne pour se laisser aller à se genre d'épanchement. Il y avait bien Grès et Ferris, compagnons de nombreuses escapades, toutefois jamais il n'avait abordé avec eux de sujet si personnel. Il se serait plus attendu à des taquineries de leur part qu'à des conseils sur sa vie sentimentale. Par ailleurs, oseraient-ils le remettre en place s'il s'égarait ou seraient-ils inconditionnellement de son côté, comme il le soupçonnait ? Grès, peut-être, avec son franc-parler, pourrait être de bons conseils. Cependant, le vieux soldat, célibataire notoirement endurci, n'était pas connu pour son habileté auprès des femmes.
Jaspe pressa un oreiller contre son visage et y exhala un long soupir. Il se sentait soudain très seul.
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