Plongé dans l'eau jusqu'aux aisselles, les yeux clos, je me délecte de la chaleur qui enveloppe mon corps fatigué. Les bulles vigoureuses du bain à remous chatouillent agréablement ma peau. Elles apaisant mes muscles, tendus suite à trois bonnes heures de ski intensifs, tandis que la vapeur caresse doucement mon visage tranquille.

Jusqu'à ce jour, je n'avais découvert que les joies de la luge, lors de vacances en classe de neige. Autant dire que ces souvenirs d'enfant remontent à loin. J'ai donc chuté un nombre incalculable de fois, comme l'a prédit Raymond, avant de plus ou moins prendre le coup de main. De leur côté, lui et Alina glissaient sur leurs snowboards au milieu des autres touristes avec une aisance rageante. Leurs rires complices résonnent encore dans ma tête, joliment mêlés à ceux de mes parents - bien plus doués que moi sur des skis. Ce n'est pas leur premier séjour hivernal à la montagne et ces deux-là ont un vrai don pour enterrer les tensions jusqu'à leur prochaine friction. Mais bien que mon père soit plus doué que oummah au jeu de l'autruche, son désarroi reste évident.

Les moments où je dois affronter cette lueur dans ses yeux navrés sont insupportables. J'ai beau l'aimer à en déplacer des montagnes, je me retrouve toujours partagé entre la pitié et l'amertume qu'il m'insuffle. Sa honte insurmontable m'attriste tant que je voudrais le réconforter, mais je m'y résoud pas.

Je ne peux me permettre de traiter le fautif de cette situation comme s'il en était la principale victime, uniquement parce qu'il subit les rudes conséquences de ses actes. Déplacer cette culpabilité serait comme invalider la souffrance de ma mère. Alors qu'importe que cette dernière s'exprime en usant de mots tranchants comme des lames de couteau. Je m'échine religieusement à rester en dehors de leurs conflits et prétend, tout comme eux, que tout ira bien tant que nous nous y efforcerons.

- Allô ! m'interpelle Alina à l'aide d'une pichenette sur l'épaule. T'es avec nous, Neyl ?

Je papillonne des yeux et reviens à l'instant présent.

- Désolé, j'étais plongé dans mes pensées.

À moitié penchée vers moi, Ali me sourit gentiment.

C'est elle qui a eu l'idée de ce détour à l'espace spa du chalet-hôtel après nos activités du matin. Un moyen comme un autre d'éloigner mon esprit mélancolique de mes parents. Eux ont préféré suivre le programme initial et profiter du déjeuner copieux servit au restaurant familial de l'édifice.

- J'ai bien vu que t'étais loin, chouchou. Mais la conversation se passe par ici. On parlait de la citation encrée au biceps de Raymond. Quand je pense que tu jurais haut et fort que tu ne sortirais jamais avec un mec tatoué, c'est assez drôle !

Son chignon déstructuré dégage l'arrondi de son visage lumineux tout en exposant quelques unes de ses boucles miel. Ces dernières se balancent devant les yeux marron-vert d'Alina tandis qu'elle se rassied, dos contre la paroi effervescente de notre bain conçu tout juste pour quatre personnes.

Gêné par la nouvelle évocation de ce lien miraculeux que ma meilleure amie ignore inexistant, je me contente d'un frêle sourire.

Bras étendu derrière mon cou, le long du rebord du spa, Raymond m'adresse une œillade amusée.

- On dit qu'il faut une exception à toutes les règles.

Je sens qu'il souhaite que j'ajoute quelque chose pour consolider notre crédibilité.

- Je ne suis pas adepte de tatouages ou de piercings, mais les tiens ne sont pas exubérants, finis-je par marmonner sans y réfléchir à deux fois.

Je n'en ai aperçu que deux, de manière fortuite. Son rictus s'élargit suite à mon aveu et, à l'idée qu'il pense que je le reluque dès que j'en ai l'occasion, mes joues rosissent peut-être un peu... Mon regard curieux cherche cependant machinalement une des œuvres en question.

Le lion couronné rugissant sur son omoplate droite étant hors de portée, mes yeux épousent son bras exposé. Il offre le portrait d'un cycle lunaire saisissant. Ce dernier commence avec un astre totalement sombre, dont la face lumineuse accroît de phase en phase, jusqu'à se transformer en un soleil aux rayons illuminant la phrase placée juste en dessous.

Assis sous la main de Dieu...

Plutôt prétentieux comme affirmation, mais parfaitement en accord avec la personnalité du zigoto.

- Je suppose que tu n'es pas sans savoir que Neyl est assis entre deux chaises, reprend Alina. Malgré les désaccords ponctuels entre ses parents, leurs religions gardent une place importante dans la famille. Mais j'en déduis par ce tatouage que t'es croyant, toi aussi.

- Difficile de grandir éloigné de la religion dans une famille caribéenne, sourit Raymond.

- Oh là là, c'est vrai que tes parents sont d'origine Sainte-Lucienne ! se souvient-elle. Catholiques ?

- Évangélistes. Mais je me suis plutôt tourné vers la spiritualité. La célébration en communauté n'est pas ma tasse de thé. Je vis ma foi et mon rapport avec le Seigneur de manière très personnelle, pour tout un tas de raisons que je préfère vous épargner.

Je hoche la tête d'un mouvement machinal, me reconnaissant étonnement en ces propos.

J'ai été baptisé dans la foi chrétienne, mais ma mère m'a aussi inculqué ses valeurs et ses traditions. Pour le meilleur, comme pour le pire si je puis dire. Ainsi, agenouillé entre deux cultes diamétralement opposées, j'en ai parfois perdu mes repères. Cependant, en grandissant, j'ai appris à concilier les deux à ma façon. Je ressens donc moi aussi ma foi de manière de plus en plus personnelle, sans toutefois oser l'exprimer.

J'observe Raymond rire doucement, peut-être afin de couvrir des souvenirs portant de même leur lot de douleur. Cela me surprend étrangement de vouloir connaître l'étendue de la vérité dissimulée derrière ses sourires désinvoltes, mais je me pince les lèvres. Désireux de garder pour moi mes interrogations déplacées.

- Le fait est que je suis beaucoup plus heureux dans ma vie depuis l'introspection qui m'a poussé à entamer ce parcours, confie spontanément Raymond. Je me sens un peu comme un favori.

- D'où ce super tattoo ! Je n'en suis pas non plus une grande fan, contrairement à mon chéri, mais celui-ci est joli et sa signification montre que tu as la tête sur les épaules.

- J'essaie, tout du moins ! ricane-t-il. Mais assez parlé de moi, Miss Alina. Qu'en est-il de ton bonheur à toi et de ton fameux chéri ?

- Oh, tout roule comme sur des roulettes ! s'anime ma petite chanceuse, absolument rayonnante. Samuel et moi sommes en couple depuis trois ans. On habite ensemble depuis quelques mois, ce qui ne représente que le début de nos projets de vie. Il est rentré en Martinique pour les fêtes de fin d'année, alors pour la peine, je squatte le Noël en famille de mon Neyl adoré.

- Je vois. Eh bien, c'est dommage que ton homme ne soit pas de la partie, mais je suis ravi d'avoir enfin fait ta connaissance, la squatteuse. Permets-moi de te dire que tu es un pur rayon de soleil. Ça m'enchante de savoir que mon prince peut compter sur le soutient d'une amie aussi extraordinaire.

Ma mâchoire se crispe d'office. Je dois fournir un effort considérable afin de ne pas grincer des dents à l'entente de ce stupide surnom ou servir une soupe à la grimace en voyant combien Alina apprécie ces flatteries. Ma blondinette a vraiment un cœur en or, cela va sans dire. Mais la façon dont Raymond la drague sous mes yeux me révulse au point de me donner la chair de poule.

- Merci, glousse innocemment Ali. Moi aussi je suis contente d'enfin te rencontrer, et encore plus de voir à quel point tu te soucis de Neyl. Je sais que ça peut paraître bête à dire, puisque vous êtes ensemble, mais crois-moi, prendre soin de l'un de l'autre n'est pas une promesse qui importe pour tous les partenaires.

- Alina... râlé-je gentiment, mal à l'aise quant à ce rappel très intime et réticent à laisser à Raymond l'occasion de remuer le couteau dans la plaie.

- Oui, je sais, je parle trop ! s'esclaffe l'houspillée. D'ailleurs, Miss Squatteuse vous laisse entre amoureux.

- Quoi ? m'alarmé-je en voyant que ma copine s'extirpe déjà du bain. Ali, ce n'est pas ce que j'insinuais. Tu sais bien que...

Je m'apprête à me lever prestement pour la retenir quand Raymond saisit mon épaule. Anticipant sans doute ma démarche, il m'adresse un de ses sourires tranquilles tout en me tenant du regard. Je fronce des sourcils, dérouté par cette interaction inattendue, et tourne machinalement les yeux vers Alina qui enchaîne tout en nouant son peignoir blanc par-dessus son bikini aux motifs léopard :

- Je sais que tu ne me chasserais jamais de vos pattes, oui. C'est pour ça que je m'auto-chasse, badine-t-elle. En plus, il est presque 6h en Martinique. Sami ne va sans doute pas tarder à se réveiller. Je veux être là première à lui casser les pieds !

Sa déclaration tire un rire à Raymond.

- Si ça ce n'est pas de l'amour, meuf, je ne sais pas ce que c'est.

- Ha ! On est bien d'accord.

Je ne peux m'empêcher de rire à mon tour de ses manières extravagantes. Ali et moi échangeons ensuite quelques mots supplémentaires, agrémentés d'une bise, avant qu'elle ne file vers les deux armoires servant de vestiaires à l'entrée de l'espace spa.

- Qu'est-ce que c'était que ça ?! explosé-je en pivotant pour fusiller Raymond du regard, tout juste après avoir répondu au dernier salut amorcé par Alina lorsqu'elle a quitté le spa.

Il se contente d'hausser les épaules, plus détendu que jamais, ce qui soulève en moi une frustration d'autant plus violente.

- Je ne fais que mon travail. Si on vivait vraiment une relation à distance, tu chercherais à passer le plus de temps possible en ma compagnie. C'est la raison pour ta copine s'en est allée une fois assurée que tu allais mieux. Pour nous permettre un moment d'intimité.

- Je te l'accorde... concédé-je suite aux quelques secondes prises pour assimiler son analyse de la situation. Mais j'ai beau avoir lu les termes mon contrat jusqu'aux clauses écrites en petits caractères, aucune de ses lignes ne mentionnent que tu dragueras ma meilleure amie sous mon nez !

- Oula, semble-t-il s'étonner, le front plissé et l'air un iota plus concerné.

Sa voix reste toutefois trop désinvolte pour mes nerfs.

- Doucement, petit prince... Peu importe ce que tu t'imagines à mon sujet, le fait que ton amie ne soit plus dans les parages ne signifie pas que tu peux te permettre de négliger les apparences. Alors descends d'un cran.

Il joint le geste à la parole en sortant sa main de l'eau. Je pousse un soupir dédaigneux et détourne mon regard excédé de son insolence sans borne, seulement pour tomber malencontreusement dans celui d'un autre vacancier. Il fait partie d'une poignée d'astucieux qui, comme Alina, ont eu la brillante idée de profiter de la quiétude du spa durant l'heure du déjeuner. Les remous se soulevant de notre côté paraissent visiblement le captiver. Je prends alors pleine conscience que Raymond a raison, mais je n'y peux rien. Je me dois de lui signaler combien son attitude irrespectueuse m'indigne.

- Je n'imagine rien du tout, bougonné-je, bras croisés contre mon torse. Ton rentre dedans était très clair. Es-tu même vraiment gay ?

Mes yeux accusateurs se lèvent à nouveau vers lui et il a l'audace de me sourire en rétorquant :

- Je n'ai jamais dit que je l'étais.

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