5 🎀 Esprit de cordialité
Samedi 26 août 2023
— Né et élevé à Grenoble. Origines Belge côté père et Franco-Marocaine côté mère. Célibataire depuis environ six ans. Conseiller dans la même société d'assurance que ton paternel... Ta vie a l'air super fun, enchaîné-je machinalement.
Voilà vingt minutes que nous sommes installés à table, dans un restaurant parisien à l'ambiance et au service très sympathiques. Mais malgré le sourire amical fiché sur mes lèvres, mon nouveau client ne se défait pas de son air interloqué.
— Dixit le type qui gagne la sienne en mentant comme un arracheur de dents, réplique-t-il d'un ton sec.
Ce qui était censé sonner comme une plaisanterie touche visiblement une corde sensible.
Bon joueur, j'accepte son amertume avec un léger rire.
J'ai senti sa réserve dès notre poignée de main et elle s'est confirmée durant les politesses d'usage ayant suivi les premières secondes de notre rencontre.
De plus, tout le monde n'a pas le même sens de l'humour. La plupart des personnes à qui il fait carrément défaut oublient de le préciser en remplissant leurs fiches clients. La majeure partie de mon travail repose toutefois sur ma capacité à m'adapter à chaque situation, autant qu'aux individus avec qui je suis amené à interagir. Alors je suis cool concernant pas mal de choses.
— C'est bien que tu trouves ça drôle, renchérit ce Neyl Léonard. De mon point de vue, ça paraît plutôt désolant.
Il murmure ces mots en refermant le dossier contenant les informations pratiques à mon sujet et croise les bras par-dessus avant de tourner le regard vers le comptoir d'encaissements. Faignant se désintéresser de mon existence.
Son attitude dédaigneuse montre qu'il cherche à me blesser grâce à cette remarque.
Déjà qu'il en faut beaucoup pour m'atteindre, tant de jugement alors qu'il souscrit joyeusement à mes services en dit sans doute plus long sur sa personnalité que les cases qu'il a cochées ou les quelques lignes complétées sur sa fiche de renseignements.
But business is business.
Je regagne son attention en poursuivant sans sourciller :
— Ce premier rendez-vous a pour but de briser la glace entre nous. Avant toute chose, je voudrais savoir si tes parents ou d'autres membres de ta famille que nous allons côtoyer sont racistes ou homophobes.
— Quoi ? semble-t-il s'indigner. Bien sûr que non ! Mes grands-parents sont des immigrés marocains. Même en ayant coupé les ponts après son mariage... controversé, ma mère n'a jamais tourné le dos à sa culture. Mais cela ne l'empêche pas de m'accepter tel que je suis. Peu importe la religion ou le genre de la personne à qui je choisis de me dévouer.
Il paraît sur la défensive, mais son argumentaire me permet de prendre des notes. Et puisque ceci n'empêche pas celà, j'insiste en relevant le nez de mon calepin.
— Tes parents font-ils quand-même preuve d'intolérance, sur un sujet ou un autre ?
— Eh bien... Ils ont parfois des idées bien arrêtées, comme tout un chacun. On ne peut cependant pas qualifier cela d'intolérance.
— D'accord, opiné-je, ayant pleine conscience que mes interrogations l'agacent. L'agence ne trouve pas nécessaire d'éclaircir ce genre de points, mais ça l'est.
Toujours bras croisés, Neyl touche inconsciemment sa montre. Une posture fermée couplée à un signe d'anxiété.
Il finit pourtant par acquiescer.
— Je peux le comprendre.
— Parfait. Si tu as d'autres questions sur mon profil ou mes motivations, tu peux me les poser.
— Eum, oui, débute-t-il en croisant ses doigts pour qu'ils se tiennent tranquilles. Ton agente m'a informé que tu es surtout friant de missions ponctuelles d'un ou deux jours. Pourquoi accepter la mienne, qui durera près d'une semaine ?
— Oh, j'ai récemment entendu vanter la beauté des Alpes. Je ne croule pas sous les projets pour le mois de décembre. Alors je me suis dit : pourquoi pas passer ce Noël au ski tous frais payés ?
— Je vois...
Le ton donné à ces deux mots indique clairement ce qu'il pense de moi : que je suis un opportuniste.
Et oui, je le suis !
On l'est tous sur le marché du divertissement. Mes partenariats pour des séjours financés à l'étranger se font généralement sur la période estivale. La fin d'année est donc un peu moins fructueuse pour moi en terme de profits. Le côté positif, c'est que je peux passer chaque nouvel an baigné dans ma culture natale, avec ma famille, tout en continuant à produire un autre type de contenu ciblé.
— Bien, si tu n'as pas d'autres questions, Neyl, nous pouvons passer aux détails techniques. Il nous faut choisir des surnoms. Je te conseille de garder celui que tu utilises généralement lors de tes relations de couple.
— Eh bien... Mon cœur ?
Quelle originalité !
— C'est noté. De mon côté, je t'appellerai « petit prince ».
— Puis-je savoir pourquoi ? réclame-t-il, sourcils froncés.
Je lui adresse un léger sourire.
Soucieux de différencier mes vrais petits noms d'amoureux et ceux que j'utilise pour le travail, j'attribue aux clients des surnoms en fonction de mes premières observations. Bien sûr, je suis assez professionnel pour éviter de balancer à celui-ci qu'il se comporte comme un petit prince capricieux. Je préfère encore le taquiner en espérant le décoincer.
— Tu as l'allure soignée d'un parfait prince de K-Pop. Est-ce un style musical que tu affectionnes ?
Son faciès durcit encore. Pourtant, vu sa coupe de cheveux, son visage lisse malgré ses traits typés et les fringues de boy's band qu'il porte sur le dos, j'exagère à peine.
— Ton contrat n'inclut-il pas une clause de satisfaction client ? gronde-t-il en saisissant son verre presque vide. Parce qu'on est loin d'y être, là...
— Ma mission n'a pas encore débutée, souris-je. Et, au passage, elle consiste à jouer la comédie avec tes proches, pas avec toi. Nous allons être amenés à nous revoir pour approfondir notre background story. Je te conseille donc de bien relire le contrat en question.
***
Ma désinvolture face à ses piques nourrit peut-être aussi notre dynamique actuelle.
Au début, je l'ai pensé sacrément hypocrite pour se tourner vers une entreprise de l'accabi de Conquiers-les en dépit de ses préjugés.
Après avoir rencontré sa famille, je comprends mieux.
La présence de ce gars à mes côtés est toujours chargée d'une tension palpable. Pourtant, ses proches restent focalisés sur le retour inespéré de leur chouchou dans le jardin de l'Amour... Je suis peut-être très doué pour vendre du rêve, seulement l'illusion n'émerveille que ceux qui la désirent ardemment.
Je plaindrais presque Neyl de se sentir obligé de jouer cette comédie.
Certainement apaisé par le calme feutré émanant du chalet, il décroise les bras et se mordille la lèvre.
Voyant qu'il m'observe à présent avec une intensité inhabituelle dans l'éclat de ses prunelles noires, je m'estime en droit de faire une piqûre de rappel.
— Au cas où tu aies oublié, tu te paies mon cerveau et mon charisme. Pas mon corps. Et encore moins des faveurs sexuelles.
Neyl sursaute, les yeux soudain écarquillés, et riposte dans la seconde.
— Je le sais parfaitement ! Je n'ai d'ailleurs aucune envie de forniquer avec toi.
Ce serait bien le premier.
Je ne compte plus le nombre de fois où j'ai dû rappeler à des clients excessivement entreprenants que je ne suis pas un escort boy.
— Très bien. Alors pourquoi me fixes-tu de la sorte ? m'enquiers-je, appuyé sur un coude, rictus moqueur aux lèvres.
— Eum, en fait, hésite-t-il, je dors toujours du côté gauche. Tu vas devoir te pousser.
J'incline la tête pour mieux assimiler sa requête. Je me dis d'abord qu'il ne peut pas être sérieux, qu'il doit être en train de me faire marcher. Son air impassible hurle toutefois à quel point je me trompe.
— D'accord. Et es-tu toujours aussi casse-pieds, petit prince, ou est-ce juste avec moi ? lancé-je en arquant un sourcil.
Neyl se renfrogne et détourne le visage vers la baie vitrée. Les soubresauts de sa jambe et les claquements compulsifs de son talon sur le sol, de même que son silence lourd de sens, m'indiquent qu'il perd patience.
Je récupère donc mon téléphone sur la table de nuit et me décale du côté opposé du lit afin de lui offrir sa place favorite. Aussi insignifiant que puisse paraître ce détail, il fait partie de ceux que j'aurais dû aborder avec lui en amont.
Le capricieux tapote l'oreiller et nos yeux se croisent tandis qu'il vient enfin se coucher. Peut-être par accident en ce qui le concerne, mais je le regarde vraiment. Parce qu'outre ses reproches, Neyl n'est pas très locace avec moi. Je prends donc beaucoup en compte sa communication non verbale.
Déformation professionnelle sans conteste.
ll paraît fin prêt à s'abandonner aux bras de Morphée et loin de moi l'envie de le mettre mal à l'aise. Notre œillade est donc très brève. Il se glisse sous le plaid et me tourne le dos. Je l'imite lorsqu'il éteint la lampe de son côté.
La pièce plonge dans une semi-obscurité coupée par les rayons de lune filtrant à travers les rideaux. Je m'allonge et ajuste ma position sous la couverture sans réussir à faire abstraction de la présence dans mon dos.
J'ai conscience que ces échanges teintés d'hostilité reflètent une douleur profonde chez Neyl. Ma personnalité ou mon métier doivent réveiller d'anciennes blessures...
Je ne peux pas prétendre que cette situation me laisse de marbre, mais je n'ai pas radicalement changé de vocation juste après mon Bachelor¹ en psychologie pour m'entêter à analyser les âmes torturées que je rencontre. Ça m'irriterait d'ailleurs que quelqu'un prenne cette initiative à mon égard. J'essaie donc d'imposer un silence total à mon esprit. Mon attention se fixe ainsi sur les murmures des Alpes, qui me bercent jusqu'à ce que la fatigue m'emporte.
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LEXIQUE
Bachelor¹ – diplôme obtenu à l'étranger ou dans une école privée en trois ou quatre années d'études. Ici, il correspond à la validation (aux États-Unis) d'un premier cycle universitaire de quatre ans qui permet normalement de continuer le parcours d'études en accédant au Master.
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Note temporaire
Bon réveillon !
Et Joyeux Noël à tou.te.s ceux et celles qui le célèbrent.
Les dates de l'histoire étaient censées correspondre aux jours de publication quand j'ai commencé l'écriture. Mais finalement, il se passe trop de choses ! Haha.
Grosses bises.
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