10 🎀 Avalanche de sentiments
Bon vivant, je salive devant notre dîner.
Toasts, saumon fumé, vin, fromages fins, velouté de châtaignes, cidre chaud ainsi qu'en bouteille, dinde farcie aux marrons, chocolats ou pain d'épice... Demandez et vous aurez !
— Je n'étais pas sûr de trouver une dinde halal..., hasarde mon père lorsque oummah commence à le servir en prenant soin de ne pas bousculer le sapin miniature trônant au milieu de la table ovale. La gérante du chalet a été formidable de nous conseiller ce primeur.
— Oui, s'accorde-t-elle sous mon regard soulagé. Je suis vraiment ravie de l'accueil et de notre séjour jusqu'à présent. Qu'en est-il de toi, Raymond, n'est-ce pas trop étrange de passer un Noël loin de ta famille ?
— J'y suis habitué, sourit-il poliment alors que je m'occupe de garnir son assiette. Je me suis pris de passion pour les voyages très tôt et ne rentrais pas toujours à la maison durant les fêtes.
— Oh, tu as donc quitté ta famille assez jeune. Quel âge avais-tu ?
— Tout juste vingt-deux ans. J'en ai vingt-sept, aujourd'hui.
— Et tu gagnes ta vie en voyageant, s'étonne mon père, sans doute quelque peu admiratif. Quelle études as-tu suivi pour t'engager dans cette voie ?
— Oh, aucune. J'ai vraiment commencé par plaisir et j'ai eu la chance de gagner en popularité grâce aux réseaux sociaux.
— Mais tu n'as pas du tout suivi d'études ?
— Papa..., soupiré-je face à ses sourcils froncés.
Il n'a de cesse de radoter à propos de « cette nouvelle génération » qui cherche la célébrité à tout prix et n'a que faire de s'éduquer. Je doute qu'il s'engage dans ce discours avec Ray, mais sait-on jamais avec mes parents...
— Je demande par curiosité, fiston, s'empourpre-t-il.
— Et il n'y a rien de mal à ça, rit Raymond. J'ai effectivement commencé des études aux États-Unis, en psychologie. Les sciences sociales et l'analyse des relations humaines me plaisent beaucoup, mais j'ai toujours su que les débouchés conventionnels ne me correspondraient pas. Je ne voyais donc pas l'intérêt de me couvrir de dettes pour aller au bout de ce parcours. J'ai voulu trouver les choses qui me faisaient vraiment vibrer. Ça a été le contact humain et la découverte de cultures étrangères. Jusqu'à aujourd'hui, je n'en regrette rien. Je suis plus à l'aise financièrement qu'à mes débuts et plus stable en ce qui concerne mes divers déplacements, ce qui veut dire que je peux me projeter dans un avenir confortable avec l'élu de mon cœur.
Raymond m'adresse un sourire de circonstance en récupérant son assiette. Je ne doute pas une seule seconde de sa sincérité, même si je ne suis pas le réel concerné.
Mon père opine et nous souhaite bon appétit.
Bien qu'elle aussi ne jure que par les parcours traditionnels, ma mère semble satisfaite par la réponse de Raymond. Nous commençons donc à manger. De son côté, Alina me jette des coups d'œil coquins en activant ses couverts dans son assiette pleine à craquer.
Persuadée que ma soirée s'est terminée par des étreintes torrides avec Raymond à notre retour au chalet, elle m'a taquiné toute la journée. Si nous nous sommes bien effondrés dans notre lit ensemble, c'était pour de longues discussions jusqu'à ce que je tombe de sommeil au milieu d'une des anecdotes de Ray. Nous avons parlé de notre enfance, il m'a même montré des photos de ses parents et de son petit frère. Comme lui, son cadet est le portrait craché de leur mère, bien qu'ils héritent tous deux leurs hautes statures de leur père.
Mon attention revient aux rires qui résonnent dans la pièce à l'évocation de la bataille de boules de neige. Mon père nous félicite à nouveau pour notre deuxième place au concours de bonhomme de neige, puis nous partageons avec Raymond des anecdotes sur nos traditions de Noël respectives. Les bienfaits chaleureux du cocon familial dans lequel je me sens installé éclatent toutefois comme une bulle lorsqu'Alina souligne que nous formons un « couple adorable ».
— T'as vraiment l'air gaga de ton prince, Ray ! Même s'il n'est pas tous les jours d'humeur à être charmant. C'est trop mignon et je suis super heureuse pour vous. Ça aurait été trop triste que vous soyez deux à passer à côté d'une telle complicité parce que Neyl se butait à tourner le dos aux relations amoureuses.
Mes yeux rétrécissent. J'incline légèrement la tête en saisissant Ali du regard.
Confuse, la gaffeuse esquisse une grimace et murmure un « Désolée » inaudible. Mais il est trop tard, la machine est lancée. Mon père enchaîne :
— Oui. Honnêtement, vous voir si proches nous redonne de l'espoir quant à son avenir.
— C'est bien vrai, soupire oummah. On avait fini par croire que Neyl ne ferait jamais rien de sa vie.
L'éclat des guirlandes clignotantes se reflète dans ses yeux foncés, pleins de fierté tandis qu'elle observe Raymond. Cela m'énerve instantanément qu'elle le regarde de cette façon, comme s'il accomplissait une prophétie.
Cela m'énerve, mais me fait aussi sentir coupable. Je suis l'inadapté incapable de me construire un avenir sentimental stable. Je suis celui qui a instigué toute cette situation.
L'air me manque tout d'un coup.
Je touche ma montre d'un geste nerveux et ferme les yeux pour me concentrer sur mon souffle. Ma jambe droite commence à tressauter, incontrôlable.
Dire que j'ai décidé de mettre en scène une fausse relation spécifiquement pour échapper à cette pression insoutenable...
Je sursaute en sentant une légère pression sur ma cuisse. Lorsque je baisse mes yeux surpris, j'y découvre la main supportrice de Raymond.
Je reporte mon regard sur lui. Lui et son sourire bienveillant. La tension insinuée dans mes muscles se dénoue à mesure qu'il me masse gentiment pour montrer son soutien. Qu'il garde sa main en place, même alors que ma jambe ne tremble plus, me combe de réconfort. Malheureusement, les attaques inconscientes se poursuivent.
— Pour ce qui est des petits-enfants, je me suis fait une raison. Adopter est parfois très compliqué. Mais toujours pas casé à trente-trois ans et ne faire aucun effort dans ce sens, starfoullah, c'était quand même désolant.
— C'est tout ce que je suis pour vous ? craché-je, amer, ma soupape soudain pleine. Une déception... Un bon à rien...
— Neyl, ne le prend pas comme ça, fiston. Tu connais ta mère.
— Qu'est-ce que tu sous-entend par là ?
— Et comment devrais-je le prendre ? lancé-je avant que mon père n'ait pu assimiler la question piège de oummah. Je suis propriétaire d'un magnifique appartement, en bonne voie pour obtenir une promotion à l'agence d'assurance, mais puisque mes accomplissements n'ont aucune valeur si je ne suis pas en couple, autant dire que je ne vaux toujours rien.
— Neyl..., soupire Raymond en pressant ma cuisse, anticipant sûrement le pire.
Mais je n'en ai que faire de ses avertissements. Je balaie sa main d'un revers et poursuis :
— Si je vous avoue que je n'ai toujours pas de petit ami, alors ma vie n'a toujours aucun sens à vos yeux ? Aucune valeur ?
— Pourquoi tu dis des choses pareilles, ibni ?
— Parce que c'est ce que tu penses ! Et j'en ai plus qu'assez de me sentir comme une merde. Avec ou sans partenaire à mes côtés, cela ne change pas. Alors, navré de briser tous vos espoirs, mais Raymond et moi ne sommes pas ensemble.
Un silence de mort tombe sur la pièce.
Souffle court, le cœur battant à tout rompre, j'espère que l'information prend tout son sens dans leurs esprits choqués.
— Shit... Why now, man ?* soupire Raymond.
Accoudé à la table, il laisse tomber sa tête dans sa paume. Son murmure est si faible qu'il semble se parler à lui-même. Je ne m'arrête donc pas sur ma lancée et vide mon sac sous les trois paires d'yeux interloqués me fixant.
— Nous nous connaissons à peine, je l'ai embauché spécialement pour ce séjour. Tout ce que je sais de lui, tout ce qu'il sait de moi, on l'a appris en remplissant des formulaires destinés à ce que vous me fichiez la paix pendant au moins quatre petits jours. C'était visiblement trop vous demander.
C'était surtout la pire idée que j'ai jamais eue !
J'ai été très naïf de penser que ce plan, aussi bien ficelé soit-il, suffirait à m'octroyer la paix d'esprit à laquelle j'aspire et qui m'est refusée depuis six longues années.
Ma poitrine se soulève au même rythme effréné que tambourine mon cœur sous leurs regards incrédules. Mon père ouvre et referme la bouche, sans savoir que dire. Oummah, nez plissé, se pince les lèvres si fort qu'on la croirait sur le point de vomir. C'est finalement Alina qui pose la première son pied dans la réalité.
— Alors... Si je comprends bien, t'es... un acteur. C'est ça ?
Raymond relève la tête et se pince les lèvres, à vu d'œil dépité. Ses yeux dorés mitrailleurs rivés sur lui, Alina ne lâche rien.
— Tu t'appelles vraiment Raymond, au moins ? Ou tout ce que tu as raconté sur toi et tes parents, c'était aussi monté de toute pièce pour mieux nous berner ?
— Ne t'en prends pas à lui, Ali. Rien de tout ceci n'est de sa faute.
— Non, c'est vrai. C'est de la tienne, marmonne mon père, désabusé.
— Pourquoi est-ce que tu nous fais honte comme ça, mon fils ?
— Moi, je vous fais honte ?
Je m'en indigne, alors qu'au fond, je l'ai toujours ressenti.
J'ai été une honte dès ma naissance. Moi, l'enfant issu d'une union haram (interdite).
La dernière chose qu'ont juré mes grands-parents à ma mère avant de lui tourner le dos, c'est que s'entêter à aimer un homme qui ne partage pas ses croyances ne lui apporterait que déception et honte.
Oummah a beau m'aimer de toute son âme, il semble que j'incarne pour elle la preuve vivante de cette promesse amère. Déchéance après déchéance.
Une pensée pour mes grands-parents paternels et leurs préjugés sur l'homosexualité obscurcit d'autant plus mon humeur. Je sais qu'ils m'aiment malgré tout, mais... Cette certitude ne m'apaise pas. Ma voix, jusqu'ici placide, se teinte d'une colère aveugle.
— Je n'ai pas demandé à subir le tribut de vos échecs ! Quand je vois la mascarade qu'est votre relation, je n'arrive pas à croire que je laisse vos remarques biaisées influencer mon jugement. Tout compte fait, je préfère encore finir ma vie seul que comme vous, coincé dans un mariage pitoyable, à sauver les apparences aux yeux des autres par crainte du qu'en dira-t-on !
Ces mots sortent de ma bouche avant même que je ne puisse en peser les conséquences. Je pousse ma chaise et me lève en catastrophe, le visage irradiant de rage. C'était sans compter sur oummah.
Se levant à son tour dans un crissement de chaise, elle accroche l'ourlet de mon pull en cachemire avec une telle poigne que j'en reste coi. Je la voit à peine se pencher par-dessus la table que l'impact de sa gifle me retourne la tête. Ce bruit déchirant résonne en moi pendant de longues secondes.
— Comment ose-tu nous insulter de cette façon ? sanglote-t-elle, retenant sa main contre sa poitrine comme si elle s'était brûlée au contact d'un sheïtan. (démon)
La seule personne à daigner réagir est Raymond. Il s'interpose entre oummah et ses griefs. Ses larges mains entourent mes épaules et m'incitent lentement à m'éloigner de la zone de conflit.
— Quelques soient nos erreurs, enchaîne mon père depuis sa chaise, nous sommes tes parents. Tu nous doit le respect.
Pétrifié par mon attitude, je baisse la tête.
Le respect, la bonté, font partie de mes valeurs fondamentales. Il semble pourtant que je les délaisse au même titre que mon honnêteté.
Peu importe à quel point je souffre, je n'aurais jamais dû tenir de tels propos.
Je sursaute légèrement quand Raymond, prévenant, porte sa main à ma joue. Son pouce caresse sans doute inconsciemment ma peau rougie tandis qu'il tourne son visage consterné vers mes parents.
— Je conçois votre frustration, mais la violence ne paraît pas être la meilleure des solutions.
— Oh, arrête ton cinéma ! explose Alina en s'éjectant à son tour de son siège. J'y crois vraiment pas que t'aies le culot de te poser en donneur de leçon.
— Je n'oserais pas. Je pense juste que vous devriez écout-
— Et moi je pense que tu dois la fermer ! Tu veux peut-être que je t'en colle une pour t'y aider ?
Vraisemblablement de nature à atténuer les conflits, Ray ne répond rien.
Dressée aux côtés de oummah, Alina déchaîne sa fureur depuis l'autre côté de la table.
— Dire qu'on... On t'a accueilli. À bras ouverts ! Alors que pendant tout ce temps, cette famille n'était que... qu'un vulgaire cirque dans lequel tu faisais le pitre. Et toi..., reprend-elle en braquant son regard déçu sur moi. Comment peux-tu avoir l'audace de rejeter la faute sur tes parents ? Tu nous a manipulés, Neyl. Toi ! T'as joué avec nos sentiments et l'amour qu'on te porte. Ce comportement dégueulasse me choque moins venant d'un... d'un opportuniste prêt à tout pour quelques billets. Mais toi, Neyl... Tu en a aussi souffert par le passé et tu... Je ne te reconnais pas.
— Je suis désolé, haleté-je, le souffle coupée par la dure vérité.
— C'est toujours le Neyl authentique et sensible auprès duquel tu as grandi, me défend Raymond.
L'entendre si concerné comprime ma poitrine d'un sentiment que je ne saurais identifier.
— Il se sentait juste acculé par vos attentes. Le culpabiliser d'avoir voulu se trouver une porte de sortie ne réglera pas le vrai problème.
— Qui t'a demandé ton avis, l'imposteur ? D'ailleurs, qu'est-ce que tu fous encore debout là ? La comédie est terminée. Tu peux te barrer ! tonne Alina, qui a clairement choisi son camp.
Raymond pousse un autre soupir dépité. Mesurant quelques centimètres de plus que moi, il s'incline ensuite pour capter mon regard humide. Sans doute souhaite-t-il s'assurer que je pourrais affronter ma famille seul.
Rien n'est moins sûr...
Je hoche pourtant la tête, en évitant soigneusement ses yeux compatissants.
Je refuse d'y lire sa pitié. Je refuse aussi qu'il porte la responsabilité de mon erreur.
Il vaut mieux qu'il s'en aille.
— D'accord, souffle-t-il, presque inaudible. Je reste dans les parages. Je serais là pour te soutenir, si besoin.
J'opine encore, incapable d'aligner le moindre mot.
Mon cœur tombe dans mes chaussettes quand ses doigts se glissent dans mes cheveux. Je suis trop bouleversé pour interpréter correctement son geste, bien trop furtif. Et après une légère pression sur ma nuque pour m'encourager, Raymond quitte la pièce.
Un froid incompréhensible me tombe dessus.
Je me sens mille fois plus vulnérable sans lui à mes côtés.
— Je ne comprends pas... Comment..., entend-je oummah hoqueter. J'ai bien senti une certaine tension lorsque tu nous a enfin présenté ton mystérieux petit ami. Mais je pensais que tu étais juste nerveux. Comment... Comment as-tu pu nous mentir si facilement ? Nous regarder dans les yeux. Le regarder de la façon dont tu le regardais ce soir, avec autant de tendresse, alors que ce bonheur que tu affichais sans aucune honte n'était que tromperie ? Je ne comprends vraiment pas... Tu es bien le fils de ton père, finit-elle par asséner.
Une conclusion rivalisant avec la violence d'un coup de poignard porté à nos deux cœurs mortifiés.
Du coin de l'œil, je parviens à voir mon père se pincer les lèvres entre mes cils mouillés. En-dessous de sa déception, je décèle l'once de compassion dans ses yeux attristés. Mais il reste en retrait et n'ose rien ajouter. Craignant certainement que le moindre mot de travers lui attire les foudres impitoyables de son épouse. Je suis donc seul à assumer, tête basse, les conséquences de ma bêtise. Jusqu'à ce qu'elles ne deviennent trop lourdes à porter et les reproches intarissables impossible à entendre.
Je tourne brusquement le dos aux personnes qui comptent le plus pour moi. Regrettant qu'elles se bornent à ne pas concevoir la source de mes motivations. Je les laisse plantées dans cette fichue chambre et en passe la porte avec l'élan ravageur d'une tornade.
J'ai perdu pied, m'avoue-je, haletant.
J'ai besoin de lui pour reprendre mon souffle.
De ses yeux noisettes rieurs, de son sourire rassurant, de ses bras accueillants, de la sérénité teintée d'excitation qui m'envahit lorsque je sens sa chaleur, son odeur...
Mes pas pressés résonnent dans les couloirs tandis que je retourne à notre chambre, puis dans la neige quand je me précipite en vain à l'extérieur du chalet. Je bouscule des fêtards agglutinés sur les trottoirs au passage, sans considération pour des excuses. Mon esprit est accaparé par Raymond. Par son absence étouffante.
Ne plus trouver aucune traces de lui, alors qu'il m'a promis d'être là pour me soutenir, me conduit à suffoquer dans l'effervescence étourdissante de cette froide nuit.
Je renifle, le nez gelé. Mes yeux se rivent sur l'écran de mon téléphone, où mes doigts congelés tapotent nerveusement :
« Où es-tu ? »
J'envoie assez vite mon message désespéré, le cœur prêt à exploser sous l'œil indifférent des passants.
✨
Traduction* : « Merde... Pourquoi maintenant, mec ? »
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