"Déshonorée" de @Naran02
Les rayons du soleil rouge l'éblouirent momentanément avant de se dissiper derrière les hautes collines ondulantes. Battant des paupières, elle fit disparaître l'éclat de lumière de ses yeux avant de lever les yeux vers les étoiles qui s'installaient tour à tour sur le voile noir de la nuit. Une brise fraîche vint lui caresser le visage, lui rappelant l'altitude à laquelle elle était postée.
Son pied glissa alors de la tuile de terre cuite où elle avait cherché à prendre prise. Effrayée, elle sentit son corps basculer vers le vide. Toutefois, une main l'empoigna à temps, la sauvant d'une mortelle chute.
-Fais attention, Elizabeth, lui recommanda sévèrement le jeune homme qui se tenait près d'elle.
Grand et svelte, un sombre menton le dissimulait de la tête aux pieds. Seul son regard gris semblable au sien échappait au large capuchon qui lui masquait la chevelure sombre. Ses pieds munis de fines et légères bottes de cuir, pour lui permettre de se déplacer sans difficulté, il tenait en parfait équilibre sur la surface pentue.
-Désolée, Jacques, souffla-t-elle une faible excuse.
S'accroupissant, elle agrippa les tuiles de terre cuite rouge pour lui éviter un nouveau risque de mort. Écartant une mèche de cheveux châtain de son visage, elle balaya du regard le bourg à présent endormi. Au loin, les hautes tours d'un château fort se dressaient, imposantes. Quelques flambeaux brûlaient toujours dans la petite ville, éclairant les derniers passants qui tentaient de retrouver leur logis dans le dédale de ruelles.
L'adolescente se mordit la lèvre inférieure, l'esprit embrumé par le doute.
-Devons-nous vraiment faire cela ? demanda-t-elle finalement à son frère d'une voix peu assurée.
Ce dernier la considéra longuement avant de détourner le menton pour éviter tout regard. Sa pomme d'Adam remonta si haut que la jeune fille crut qu'il allait s'étrangler. S'approchant, elle chercha à rencontrer son regard fuyant.
-Ce n'est pas pour le plaisir que nous faisons cela, rappelle-toi, finit-il par dire sous son acharnement à vouloir une réponse. C'est par manque de choix. Et puis, pourquoi une telle question ? Après tout, ce n'est pas notre premier délit.
Le souvenir de chacune des missions qu'ils avaient accomplies ensemble remonta le fil de ses pensées. Secouant imperceptiblement la tête, elle les chassa aussitôt. Elle aurait préféré oublier les visages déformés par l'horreur, les cris plaintifs après la disparition de tout ce qu'ils avaient chéri. Un goût suave lui encombra la gorge.
-Oui, répliqua-t-elle en claquant sèchement la langue, le visage sombre. Et je pense que c'en est assez. Ne pouvons-nous pas vivre comme tout le monde ?
-Non. Nous ne le pouvons pas.
Elizabeth abaissa son poing sur une tuile, furieuse. La douleur lui lancina le bras, mais elle n'en fit rien. La souffrance qu'elle ressentait au fond d'elle n'avait rien de comparable. Obligés de servir un maître qu'ils se devaient de satisfaire au mieux, la vie ne leur était pas tendre. S'il venait qu'un soir ils rentrassent les mains vides, on n'hésiterait pas à les ruer de coups ou même les fouetter. La première fois que cela lui était arrivé, l'adolescente en avait gardé une large cicatrice qui lui courait sur le dos, depuis l'épaule droite au bassin. Mais, encore moins aimait-elle se confronter à la fureur de son maître. C'était ainsi : soit ils travaillaient, soit ils disparaissaient.
La main de son frère se posa alors sur son épaule pour lui donner un peu de chaleur. Attristée, la jeune adolescente serra avec tendresse ses doigts. Les larmes lui brûlaient la rétine. Pourtant, elle refusa de les laisser couler sur son visage. Au loin, la voix inquiète d'une mère qui recherchait désespérément son enfant se fit entendre. Puis, une exclamation de soulagement jaillit, ne laissant aucun doute quant aux joyeuses retrouvailles.
-J'aimerais tant avoir des parents, chuchota la jeune fille dans la nuit.
-Et moi donc, répondit Jacques.
À nouveau, le silence se fit, chacun se préparant mentalement à ce qui allait s'ensuivre.
- Es-tu prête ?
Le calme planait dans les rues ; personne ne soupçonnait quoi que ce soit. L'occasion était parfaite.
Acquiesçant doucement, elle donna le signal. Ils se relevèrent pour glisser jusqu'au rebord de la toiture. Puis, le jeune homme s'accrocha à la façade pour l'escalader. À quelques pas seulement de ses pieds, une ouverture avait été découpée dans le mur. Elizabeth l'imita docilement.
*
* *
D'un élan habile, ils atterrirent tour à tour à l'intérieur d'une pièce plongée dans l'obscurité. Ils n'allumèrent aucune chandelle au risque de dénoncer leur propre présence et se contentèrent des pâles rayons lunaires pour trouver leur chemin. Le cœur d'Elizabeth se mit à battre plus fort comme chaque fois qu'elle s'apprêtait à commettre un acte malsain.
Jacques n'avait éprouvé aucune difficulté à forcer la fenêtre. Autrefois, le maître avait passé des heures durant à lui enseigner quelques tours pour lui faciliter son travail. Il avait cependant refusé de reproduire la même chose avec la jeune sœur, pensant qu'une femme en serait tout à fait incapable. Par ailleurs, ce ne fut qu'après les fortes obstinations de son frère qu'elle se trouva admise au sein du groupe.
La pièce était encombrée de divers objets, aussi valeureux qu'inutiles. Se précipitant sur ce qu'ils pensaient être avantageux pour leur mission, ils rangèrent délicatement les bibelots dans de grands sacs de toile : des chandeliers en argent, des broches aux pierres précieuses, une bourse qui trainait dans un coin. Lorsqu'ils eurent vite fait le tour, la jeune fille entreprit de sortir lorsque son frère l'arrêta :
-Fouillons la cuisine, murmura-t-il d'une voix à peine audible. Peut-être trouverons-nous de quoi satisfaire notre faim.
Bien que désireuse de s'enfuir au plus vite, elle hocha du menton, tâchant de taire de son mieux les grognements de son estomac dont le dernier repas datait de plusieurs jours.
Mais tandis que le jeune homme tournait silencieusement, la porte vola pour heurter avec violence le mur. Les deux adolescents se figèrent, horrifiés. Un homme, qu'ils avaient deviné être le propriétaire de tous les biens volés, s'avança vers la lumière à pas lourd. Son visage virait peu à peu au rouge, à mesure que la colère croissait en lui.
L'adolescente cligna des yeux à la vue des riches bijoux qui pendaient lourdement sur son coup robuste. Pourquoi n'était-il pas vêtu de sa robe de chambre ? Fronçant les sourcils, elle le détailla à nouveau et comprit leur grave erreur : l'homme ne s'était pas mis en quête de dormir, au contraire.
-Vous ! fulmina-t-il en les menaçant du poing. Vous savez ce qui vous attend !
Jacques repoussa sa sœur dans son dos en guise de protection. Enfin, levant doucement des mains innocentes, il poussa du bout du pied les sacs qu'ils avaient entrepris de remplir en direction du propriétaire. Quelques-uns des objets s'échappèrent, cognant avec fracas le sol.
-Écoutez, balbutia le jeune homme, nous ne voulons rien de mal. Laissez-nous donc partir et oubliez-nous pour toujours.
-Rien de mal ? rugit son interlocuteur. La place des voleurs ne peut-être que la prison ! Les gardes vont arriver d'ici quelques minutes.
Sur quoi, il dégaina une lame qu'il avait jusque-là dissimulée sous son vêtement. Le tranchant brilla sous les rayons argentés, faisant reculer les deux voleurs.
-En attendant, mort ou vivant, quelle différence ? gloussa l'homme comme soudainement pris de folie.
Et sans prévenir, il chargea en direction du jeune homme qui l'évita d'un bond adroit. Le couteau voltigea un moment dans les airs avant de finalement se figer dans le mur. L'homme poussa une plainte de frustration, tentant désespérément de le déloger. Jacques profita cet instant de répit pour lancer à sa sœur :
-Cours ! Enfuis-toi !
La jeune fille ne perdit pas une seconde. Grimpant sur le rebord de la fenêtre, elle bondit dans le vide avant même que l'homme fou ne puisse l'atteindre. Sa longue chevelure brune s'envola et elle ferma les yeux pour ne pas regarder sa chute. À son grand soulagement, ses pieds ne rencontrèrent pas la surface dure et froide des dalles qui parcouraient le bourg, mais une surface légère et molle. De la paille sursauta à son atterrissage et elle se dépêtra de son mieux de la botte de foin. Sautant à bas de la charrette qui transportait la paille, elle jeta un regard inquiet autour d'elle pour ne remarquer aucune présence. Sans doute le paysan à qui la voiture appartenait s'était-il arrêté à l'une des nombreuses tavernes pour s'amuser. Vite, elle enleva le harnais d'un des chevaux qui piaffait pour sauter à califourchon sur son dos. D'un geste, il partit au galop.
Sur son chemin, elle faillit bousculer un ivrogne qui se dandinait en chantant. Celui-ci afficha un air stupéfait sur le visage avant d'éclater d'un rire gras en la pointant du doigt. Elizabeth pinça nerveusement les lèvres, effrayée à l'idée que le témoin puisse indiquer son chemin aux autorités. Elle n'avait plus aucun choix : elle devait quitter la ville.
C'est alors que son cœur rata un battement. Là, à quelques mètres seulement du cheval en furie, une silhouette sombre. Une balafre découpant le visage dur sale de l'individu, elle n'eut aucune peine à le reconnaître. Ralentissant sa monture, elle arriva à la hauteur de l'homme qui affichait un rictus.
-Toi ? déglutit ce dernier, un air mauvais sur le visage. Que fais-tu ici ? Où est donc ton frère ?
L'adolescente hésita à lui raconter la vérité. Car son maître aurait tôt fait de la trainer jusqu'au refuge pour la frapper jusqu'au matin. De plus, jamais ne risquerait-il sa vie pour sauver celle de son frère.
-Dis-moi ! lui ordonna-t-il avec violence en lui attrapant la jambe pour la tirer hors du cheval.
Ce dernier se cabra, menaçant la jeune fille de perdre équilibre. Pourtant, serrant avec force sa crinière, elle tint bon. Sa respiration s'accéléra tandis qu'elle tentait de se débattre.
Pour toute réponse, elle cracha sur le visage de son agresseur pour l'aveugler. Ce dernier s'écarta vivement et la libéra pour plaquer ses mains sur son visage sidéré.
-C'en est fini ! hurla Elizabeth en lui donnant un coup de pied. Tu n'es qu'un monstre !
L'homme tomba sur la pierre froide et s'écorcha la paume. Lorsqu'il se releva, plus furibond que jamais, l'animal s'élançait à nouveau à pleine vitesse.
-Elizabeth ! cria-t-il dans son dos. Je te retrouverais ! Je vous retrouverais, toi et ton imbécile de frère, et je vous tuerais !
Mais la jeune fille ne l'écoutait plus.
À présent, secouée par le brouhaha, la ville était en pleine agitation. Le cheval dont les sabots résonnaient contre les pavés traversa à pleine vitesse la porte de la ville sans que les gardes qui la surveillaient aient le temps de l'arrêter. Elle n'eut le temps que d'entendre leur exclamation de surprise, mais ne tourna en aucun cas le visage dans leur direction. Elle tira son chaperon sur sa tête dans l'espoir de passer inaperçue. Dans la nuit noire, elle fila, fouettée par les vents glaciaux.
Les paroles de son frère qu'elle venait de lâchement abandonner résonna à ses oreilles : « S'il venait que la situation tourne mal, tu sais où aller. Je t'y rejoindrais, je te le promets. »
Reprenant courage, elle indiqua à sa monture le chemin. Très vites, les lieux s'espacèrent, la distançant de plus en plus du bourg et de ses ennemis. Enfin, un vaste bosquet se dressa devant elle et elle commanda son compagnon de s'y dissimuler. Ralentissant le pas, ce dernier pénétra l'ombre des arbres et se faufila entre les larges troncs. Le silence revint, uniquement brisé par les cris et fourmillements d'invisibles bêtes. Toutefois, la paisibilité des lieux eut pour effet d'apaiser l'adolescente.
C'est alors qu'elle chuchota à l'oreille du cheval de s'arrêter. Péniblement, elle se redressa et entreprit de se laisser tomber de son dos. L'animal, ravi, commença à brouter les quelques herbes qui perçaient la terre humide. Chancelante, Elizabeth avança maladroitement jusqu'à l'énorme tronc d'un arbre noueux. Levant le nez, elle admira comme toujours le splendide être qui s'élevait avec majestuosité vers la voûte étoilée. Ses feuilles frémissaient dans la brise telle une douce mélodie qui vint chatouiller ses oreilles. Épuisée, elle s'installa entre les racines qui émergeaient de la terre et calla sa tête contre l'écorce. Soupirant, elle commença sa longue attente.
Clignant ses yeux fatigués, longtemps chercha-t-elle à rester éveillée. Longtemps, elle guetta la venue de son frère qui ne faisait que tarder. Longtemps repoussa-t-elle la peur qui ne cessait de revenir à la charge.
Ses doigts caressaient l'écorce rugueuse à mesure que les souvenirs lui revenaient. Elle se voyait, auprès de son frère, à peine plus haute que trois pommes. Elle courait, sautait, se roulait sur les tapis de feuilles sèches, poursuivie par Jacques. C'était leur lieu de repos, leur paradis. Un endroit connu d'eux seul, un secret qu'ils se sentaient libres de partager. Ce fut le temps lorsqu'ils se réveillèrent un beau jour pour retrouver la petite chaumière vide : leurs parents étaient partis, les abandonnant.
Le cœur serré, elle se souvint de la pesante tristesse et de l'incompréhension de la situation. Ils étaient trop jeunes, ils ne pouvaient savoir. Mais, courageusement, ils s'étaient battus. Ensemble, ils s'étaient serré les coudes. Ensemble, ils avaient survécu depuis toutes ces années. L'un seul était rien sans l'autre.
Ils avaient longtemps marché, jusqu'à la découverte du bourg. Trainant timidement dans les rues, ils avaient cherché de quoi se nourrir, se loger. Mais ils ne connurent que la rue, ses rats et ses pestilentielles odeurs, la bonté de bourgeois qui leur distribuaient une pomme ou un bout de pain. Jusqu'au jour où ils le rencontrèrent : l'homme à l'effrayante balafre.
Jacques s'était battu pour avoir sa place auprès du maître. Plusieurs fois dut-il prouver sa fidélité et sa bravoure. Lorsqu'enfin convaincu, il les prit sous son aile, la vie prit un tout autre tournant. Mais voilà tout ce qui comptait : survivre.
La tête de la fillette s'inclina, le sol tournant étrangement. Où était-ce elle qui tournait ? Recouvrant ses dernières forces, elle releva le menton et ouvrit grand les yeux.
Enfin, les rayons du soleil naissant percèrent le feuillage pour lui caresser le visage. Péniblement, les larmes se bousculèrent derrière ses paupières. Cette fois-ci, elle ne les retint pas. Les épaules secouées par de muets sanglots, elle enfouit son visage dans ses mains. Le cheval, resté à quelques pas seulement d'elle, releva la tête et la pencha. Il savait que quelque chose n'allait pas. S'approchant, il appuya son museau contre le front humide de sueur de l'adolescente.
Elizabeth laissa glisser son corps éreinté par la fatigue et s'évanouit sur le lit de mousse.
Son frère ne reviendra pas.
Encore bravo à Naran02 pour cette super nouvelle ! N'hésitez pas à laisser des commentaires à l'auteur dans cette partie ou à voter pour cette dernière en commentaire comme ceci : +Déshonorée
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