"Comme chaque soir..." de @LaPetitePlumeAnonyme
Comme chaque soir, Mathilde s'assit sur son lit, surexcitée. La fillette de sept ans donnait l'impression de n'en avoir que cinq, de petite taille, les joues rebondies. Élevée par sa grand-mère depuis son plus jeune âge, la blondinette avait développé une imagination hors du commun, et les multiples récits peuplant son esprit étaient tous inspirés des histoires et anecdotes que racontait l'aïeule à sa petite fille. Mathilde aimait entendre la vieille femme lui confier ses souvenirs de jeunesse, et c'était bien les seules choses qui égaillaient ses journées. Ça, et le conte que lui racontait Grand-mère, comme elle l'appelait, chaque soir.
Justement, la vieille femme se dirigeait vers la chaise postée près du lit de Mathilde, avançant de son pas lourd et lent. Elle seule avait l'autorisation de s'y installer, et la petite fille, trop impressionnée par sa grand-mère, n'avait jamais pensé à braver cette interdiction.
Comme chaque soir, Grand-mère empoigna le lourd livre de cuir abîmé que tenait Mathilde, qui, croulant sous le poids de l'ouvrage, soupira d'aide lorsqu'il eut quitté ses petites mains. Elle cala son oreiller derrière son dos, et s'y adossa confortablement. Elle essayait tant bien que mal de rester calme, mais ses pieds, frappant le matelas en gestes irréguliers, trahissaient son impatience. La vieille femme lui lança un regard de reproche.
- Voyons, Mathilde, calme-toi ! Tu sais bien que je déteste quand tu es à ce point excitée.
Aussitôt, la blondinette s'arrêta, et se contenta de fixer de ses beaux yeux verts le livre que son aïeule ouvrit délicatement. Les pages étaient sillonnées d'une belle écriture penchée, harmonieuse. La vieille femme sourit en repensant à la joie qui l'avait emplie lorsqu'elle avait couché son âme sur le papier, maintenant jauni, gravant à jamais sa mémoire sur le parchemin. Elle avait ressenti de la gaieté, et un soulagement intense. Elle était soulagée de savoir que, quand elle ne serait plus de ce monde, Mathilde pourra à travers ces mots la faire revivre, comme si la lecture de son récit redonnerait un souffle de vie à sa grand-mère, qui avait juré de toujours veiller sur la petite fille.
- Raconte-moi l'histoire ! supplia la fillette, ne parvenant pas à contenir son impatience. Elle n'en pouvait plus de devoir patienter pour entendre la voix de son aïeule lui raconter ce récit qu'elle aimait tant.
C'était, depuis la tendre enfance de Mathilde, un rituel entre la grand-mère et sa petite fille. Chaque soir, cette dernière écoutait sa parente lui lire cette histoire, la même chaque jour. Jamais l'aïeule n'avait accepté de révéler à la petite fille l'origine de ces lignes.
Mais voilà que Mathilde s'immobilise, en voyant s'ouvrir la bouche de sa grand-mère dans une longue inspiration, de cette manière qu'elle n'utilise que lorsqu'elle va lire.
« Dans un pays lointain vivait un peuple soudé, gouverné par un roi bon, compréhensif, aimé de tous. Il avait mis en place dans son pays différents systèmes ingénieux, pour offrir à chacun le meilleur mode de vie possible. Il faut dire qu'il savait ce que cela faisait de ne jamais manger à sa faim : avant d'être roi, il avait vécu dans la misère la plus profonde. Il était respecté pour cela. Tout son peuple chantait ses louanges à longueur de journée. Il ne serait venu à l'esprit de personne l'idée de se rebeller contre ce monarque trop parfait.
Pourtant, cela arriva. »
Bien au chaud sous ses draps, Mathilde se raidit, sachant ce qui allait se passer. Elle connaissait sur le bout des doigts le récit que lui contait chaque soir sa grand-mère, et ce, depuis des années. La fillette aurait d'ailleurs pu le réciter par cœur, mais préférait entendre la voix chevrotante de la vieille femme le lui raconter.
« Un homme triompha du roi, en promettant richesses et merveilles au peuple, qu'il n'eut pas de mal à ralier à sa cause. Il ordonna à ses sujets de renverser le monarque, qu'il exila, ainsi que toute sa cour. Mais il ne tint pas ses promesses et commença à se comporter en tyran envers son peuple, à qui il refusa toute liberté, supprimant en quelques semaines ce que l'ancien monarque avait mis des années à bâtir. Quand les habitants de son pays se rendirent compte qu'il fallait intervenir, il était hélas trop tard. »
« Il s'avéra que le tyran haïssait furieusement une part de la population, différente, qui n'avait pourtant rien à envier aux autres habitants. Ils étaient différents, mais cela ne se voyait guère, pourtant pour cet homme les gens comme eux ne méritaient pas de vivre. Alors, peu à peu commença le massacre. »
La vieille femme lança un regard noir à Mathilde qui scella ses lèvres. Sa grand-mère détestait qu'elle murmure chaque phrase de son récit, et elle le savait. Pourtant, elle ne parvenait pas à s'en empêcher, et recevait chaque soir ce regard, quand ce n'était pas son prénom murmuré d'un ton amer, en signe d'avertissement.
« Au Sud de ce pays vivait une petite famille : les deux parents, le petit garçon et le grand-père. Et ils faisaient partie de cette catégorie de personnes "différentes". Alors, pour éviter le génocide, ils décidèrent de s'enfuir tous les quatre, en n'emportant que le strict nécessaire. Ils partirent au commencement de l'hiver, le jour où arrivèrent les soldats royaux, chargés d'éliminer un à un les "ennemis du peuple", comme les surnommaient le tyran. »
« Ces soldats avaient tous suivi un dur entraînement, qui les avaient transformés en brutes sans cœur, n'ayant aucun scrupule à tuer un enfant de quatre ans. Ils comprirent vite que la petite famille avait pris la fuite, et se lancèrent aussitôt à sa recherche, aidés par les indications de son voisinage, qui n'avait d'autre choix que de la livrer s'il voulait garder la vie sauve. »
« Les membres de la famille progressaient le plus rapidement possible, ralentie cependant par l'allure lente du grand-père. Ce fut d'ailleurs ce qui les perdit, rattrapés facilement par les soldats, au bout d'un jour. Ils se trouvaient dans les bois enneigés. Aucune issue n'était possible. Les parents savaient qu'ils allaient tous perdre la vie s'ils ne faisaient rien. Ils aimaient leur enfant plus que tout. C'était encore un bébé, âgé de deux années. Ils ne voulaient pas s'en séparer. Mais la plus grande torture aurait été de le perdre. »
Comme chaque soir, Mathilde serra de ses mains sa couverture. Elle tentait tant bien que mal de retenir ses larmes. Ce passage la faisait tout le temps pleurer, horrifiant. Grand-mère marqua une pause, pour laisser à sa petite fille le temps de reprendre ses esprits. Elle avait l'habitude du soudain changement de comportement de la fillette, et savait désormais qu'il vallait mieux qu'elle se calme toute seule.
« Alors ils le confièrent au grand-père, qui s'enfuit, l'enfant dans les bras, tandis que les deux parents se livraient à la garde royale, qui, par la suite, ne chercha pas à partir à la recherche des deux fugitifs. L'homme et la femme étaient près à se sacrifier pour leur bébé. Ce sacrifice était le plus beau cadeau qu'ils auraient pu lui faire. »
« Le grand-père progressait lentement. Il avait tout perdu, la seule valise étant restée avec les parents. Il marcha pendant ce qui lui sembla être des mois, se cachant aux yeux des soldats. Il avait promis à sa fille et son gendre de toujours veiller sur le petit garçon. La mort des deux adultes l'avait affaibli, et seule cette promesse lui permettait d'avancer. Il s'était juré de respecter la dernière volonté de sa fille unique. Il savait que jamais il ne parviendrait à oublier les larmes coulant sur les joues de cette dernière. Et quand enfin il passa - clandestinement - la frontière de son pays, il se sentit revigoré, et près à tout pour veiller à la sécurité de l'enfant. »
« Le pays dans lequel il se trouvait avait déclaré la guerre au sien, et il dut vivre caché jusqu'à la fin de cette guerre, car l'armée du tyran avait pris le dessus et gouvernait désormais un grand nombre de contrées. Des milliers de personnes "différentes" se faisaient arrêter, et lui se sentait honteux de ne rien pouvoir faire pour les aider. Alors quand son nouveau pays fut libéré, il œuvra pour offrir la meilleure vie possible à son petit-fils, qui avait maintenant sept ans. »
Et, sur ce, la grand-mère se tut.
- Ils ne rentrèrent jamais chez eux ? demanda Mathilde en baillant.
La grand-mère fut déstabilisée par cette question. Habituellement, la fillette ne disait rien à la fin de l'histoire, fermant les yeux pour glisser paisiblement dans les bras de Morphée, tandis que l'aïeule éteignait la vieille lampe à huile et sortait à pas de loup de la chambre.
- Il étaient chez eux, désormais, répondit-elle en déposant un baiser sur le front de Mathilde. Dors bien, mon ange.
Elle reposa le livre et sortit, un sourire tourné vers sa petite fille.
Sitôt la porte fermée, son sourire s'effaça. Elle s'adossa contre le mur sale, et laissa enfin les larmes couler.
Comme chaque soir, elle s'en voulait.
Comme chaque soir, elle essayait de se contenir.
Comme chaque soir, elle tentait de garder bonne figure vis-à-vis de Mathilde, et, comme chaque soir, elle finissait en pleurs à se répéter sans cesse que ce n'était pas sa faute.
Elle s'en voulait de cacher la vérité à Mathilde. Non, ses parents n'étaient pas en voyage d'affaire. Non, elle n'était pas française. Non, elle ne vivait pas enfermée à cause d'une grave épidémie qui ravageait le pays depuis des années.
Elle était allemande, même si elle n'avait aucun souvenir de sa vie lorsqu'elle habitait là-bas.
La grand-mère s'en voulait de ne pas avoir le courage d'avouer à Mathilde que c'était elle qui avait écrit l'histoire qu'elle lui lisait chaque soir. Que c'était le récit de sa vie. De leur vie. Qu'elle avait seulement changé quelques détails pour ne pas faire trop peur à sa petite fille. Qui soit dit en passant ne s'appelait pas Mathilde, mais Sara, ce qui signifie : "Princesse" en hébreu. La grand-mère avait été contrainte de renommer sa petite-fille à son arrivée en France, début 1940, si elle voulait cacher ses origines juives. À chaque fois qu'elle parlait à Mathilde, elle sentait la culpabilité l'envahir. La fillette ne connaissait même pas son véritable prénom... Princesse... Cela lui allait si bien...
La guerre faisait toujours rage en cet automne 1944. La vieille femme priait tous les soirs pour qu'enfin tout se termine. Pour qu'enfin elle puisse quitter le grenier qu'elle habitait avec sa petite fille depuis quatre longues années. Elle attendait avec hâte ce moment, mais le redoutait aussi : en effet, elle craignait de devoir tout raconter à Mathilde avant que la fillette aie atteint l'adolescence. Elle était si fragile... Une moindre chose pourrait la perturber fortement, et la grand-mère craignait que ce choc soit trop fort pour son petit cœur fragile.
La vieille femme craignait que la guerre ne finisse jamais. Que les juifs continuent d'être persécutés dans le monde entier. Qu'elle ne puisse jamais vivre la fin presque heureuse qu'elle avait imaginé pour les deux personnages de son roman. Qu'elle se fasse arrêter, déporter, et que Mathilde, sa princesse, la lumière de sa vie, se fasse tu... Non, il ne vallait mieux pas y penser.
Elle craignait que, surtout, Mathilde lui en veuille de lui avoir raconté des mensonges. Elle avait fait de la vie de la fillette un amas de mensonges, sans une once de vérité. Quand cela s'arrêtera-t-il ?
Mais lui avait-elle menti, ou lui avait-elle simplement raconté une belle histoire ?
Encore bravo à LaPetitePlumeAnonyme pour cette super nouvelle ! N'hésitez pas à laisser des commentaires à l'auteur dans cette partie ou à voter pour cette dernière en commentaire comme ceci : +Comme chaque soir...
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