Au coin du feu
Voici la première nouvelle :
Les flammes crépitent. Elles laissent échapper les brefs cris puissants du bois qui s'ouvre à la chaleur. Le feu s'élève haut dans le ciel d'encre. Il trouble la vision de la voûte céleste qu'ont les enfants, assis en demi-cercle dans l'herbe autour de son foyer. Malgré leur jeune âge, ils sont silencieux. Attentifs. Ils écoutent religieusement l'homme assis en tailleur qui leur fait face. Ses traits sont juvéniles mais sa voix porte le poids des années. Posée, grave, elle façonne ses mots par son inertie : il a promis un conte à son auditoire. Sur le ton d'une légende.
« Mes enfants, je vais vous parler de Michka, un enfant, comme vous. Je ne crois pas qu'il s'agisse de son vrai prénom. L'original m'échappe, mais c'est un détail. Michka avait à peu près votre âge. »
Le narrateur se racle la gorge, puis parcourt les visages dans l'assistance. La lueur des flammes anime les expressions des mômes. Même les plus âgés, un pied dans l'adolescence, retiennent leur souffle. Le conteur est satisfait. Il a captivé son public d'une seule phrase. Il parle avec un accent indescriptible, comme si plusieurs langues étrangères sous-tendaient ses pensées.
« Michka était un enfant ordinaire. Il jouait à des jeux simples. Avec une balle souvent. Il vivait sur une planète comme la Terre, mais avec une petite différence avec vous : c'était il y a plusieurs millions d'années. Depuis plusieurs décennies, l'atmosphère se raréfiait, exposant les habitants aux rayons mortels du soleil. Les maladies de la peau étaient légion. A un point tel que la définition même de la beauté en avait été profondément changée. Sur la planète de Michka, on se fiait bien davantage à la beauté intérieure qu'aux apparences, par la force des choses. Michka lui-même avait la peau ravagée et cuite par les ultraviolets. Il s'en moquait. C'était un enfant heureux comme tant d'autres. Mais un enfant avec un papa spécial : son père n'avait jamais accepté de ne pas pouvoir protéger son enfant d'une mort prématurée, rendue inéluctable par l'atmosphère de plus en plus ténue. Il travaillait au sein d'un groupe de scientifiques chargés de trouver une solution pour protéger la population. »
La mention de temps reculés libère les imaginations et tranquillise les plus craintifs des enfants. Une voix fluette interrompt le conteur : « Mon papa aussi c'est un scientifique ». A nouveau le silence. Le public guette la réaction de l'homme assis devant lui, ne sachant comment l'inconnu va réagir. Colère, ignorance, bienveillance ? Car personne ne connaît réellement cet individu étrange couvert par un capuchon en laine qui dissimule presque entièrement son visage. Les enfants sont habitués à sa présence depuis bien longtemps. L'inconnu les aide parfois à réparer leur cerf-volant ou d'autres jouets, puis s'éclipse sans laisser le temps de nouer un lien. Pour la première fois, il a promis de rester plus longtemps pour raconter une histoire, en cette nuit de début d'été. Les jeunes espèrent en apprendre plus sur ce veilleur mystérieux à la faveur du feu de camp réchauffant les coeurs. L'homme se fend d'un sourire bienveillant :
« Tu as bien de la chance d'avoir un tel papa, petite Chloé, mais tous les papas sont protecteurs comme celui de Michka, je crois. L'époque à laquelle Michka vivait ressemblait en tout point à celle-ci. Mêmes avancées technologiques, mêmes dérives, mêmes espoirs, mêmes arrogances, mêmes bonheurs simples ! - sa voix se fit plus amère - Mêmes constats d'impuissance quand les éléments se déchainent, hélas.
Michka, comme tous les habitants de la planète, avait l'habitude de devoir rester enfermé plusieurs jours dans une grande salle souterraine aménagée pour les alertes radiations. Les sirènes retentissaient et les habitants se ruaient dans l'abri qui leur était affecté. A cause de cette menace permanente, les gens ne s'éloignaient jamais mais disposaient d'un arsenal technologique pour se déplacer virtuellement. Un peu comme de nos jours, mes enfants. Vous êtes devenus rares à vous réunir pour profiter du grand air, vous êtes une espèce en voie de disparition. »
Les auditeurs s'interrogent du regard sans bruit, surpris d'un tel discours dans la bouche d'un homme dont la parole est rare. Celui-ci reprend avec encore plus de gravité :
« Un jour l'alerte radiations retentit a nouveau et Michka se précipita avec sa famille dans un abri souterrain. La-bas, peu de lumière, et la promiscuité. Les gens étaient serrés les uns contre les autres. Ils devaient faire preuve de beaucoup de discipline dans ces terribles instants. Faire la queue sans bruit pour accéder au couloir de rationnement. Savoir manger lentement, très lentement, pour atteindre la satiété avec des portions moindres de nourriture. Car personne ne savait combien de temps allait durer une alerte. La plus longue avait tenu cinq jours. Vous imaginez, mes enfants, cinq jours presque immobiles, plongés dans le noir ? »
Le narrateur accompagne ses paroles de grands gestes des bras, qui déploient des ombres gigantesques sur les visages apeurés des enfants, magnifiées par le foyer qui redouble d'intensité. L'un des petits laisse échapper un « ça doit être horrible. », avant de se rapprocher de sa voisine, aussi captivée que lui, en dandinant du postérieur.
Les étoiles scintillent sans relâche, témoins muets de cette légende immémoriale, simples joyaux de la parure céleste qui s'est parfumée d'essences délicates de bois consumé. Aucune flamme ni aucune passion ne peuvent les atteindre. L'homme à la voix posée lève la tête pour étirer sa perception, puis regarde droit devant lui à nouveau, les yeux comme vissés à une présence fantomatique au sein du groupe d'écoliers. Il attend en silence une question, qui fuse d'une voix aigüe fluette après quelques secondes :
« Combien de temps a duré l'alerte cette fois ci Monsieur ? »
Le timbre du conteur se fait plus brun. Il émane de lui une tristesse insondable.
« Une éternité. Pour tout le monde. Pour le monde. Les jours passaient. Un, deux, trois, dix. La terreur saisit les coeurs des réfugiés souterrains. A mesure que les réserves de vivres s'amenuisaient, les portions autorisées pour chaque personne à chaque repas diminuaient. Puis le nombre de repas lui-même. Après trente jours, les silhouettes s'étaient amincies. Les traits s'étaient affaissés. La radio allumée en permanence dans la salle ne suffisait plus à anesthésier les craintes. La plupart des citoyens passaient la journée à dormir les uns près des autres pour économiser leur précieuse énergie. Michka n'échappait pas à cette malédiction, bien que son père sacrifiait souvent sa ration pour la donner à son fils. »
L'un des enfants, happé par la profondeur du récit, laisse échapper un « Hmmmmm » sonore. Son estomac s'est contracté en songeant au supplice de la faim, et l'odeur charbonneuse du feu de camp s'est conjuguée à son imagination pour déclencher une hallucination olfactive. Sentant les regards de ses camarades l'accuser d'interrompre l'histoire, Billy se défend en jurant qu'il a senti une odeur de poulet grillé. La moitié de l'assistance répond par un rire moqueur et sonore pendant que l'autre moitié soupire longuement, leurs âmes saisies par le drame qui leur est conté. Le conteur n'a esquissé aucune réaction. Le visage fermé, il guette le silence, comme le seul point d'accroche pour ses sens. Puis il poursuit. Ses mots confisquent l'écho. Ils raisonnent plus fort dans les demi-ténèbres de la nuit réchauffée. Ils deviennent percutants et incisifs. Une note d'hystérie déforme chaque phrase. :
« Les réfugiés au sous-sol finirent par perdre leurs repères temporels. Le jour, la nuit. Ils ne se réveillaient plus que rarement. Ils mourraient à petit feu. Michka somnolait aussi en permanence, lorsqu'une nuit supposée, il fut réveillé par son père, épuisé et les traits phagocytés par le désespoir. Il lui murmura de le suivre. Michka peinait à regagner pleine conscience. Son père le tirait par la main pour l'emmener vers une destination inconnue tout en s'assurant que les autres habitants étaient trop affaiblis pour s'émouvoir de leur désertion. Le père amena Michka dans le couloir menant à la trappe d'accès vers l'extérieur. Ce dernier ne s'en effraya pas le moins du monde. Il souhaitait voir cette longue agonie connaître un terme, dussent les radiations se charger de ce travail. Le père expliqua que les radiations baissaient, tout en restant fatales en cas de longue exposition. Il ajouta avec autorité qu'il faudrait à Michka rassembler ses dernières forces pour le suivre en toute confiance. Sans trébucher. Sans faiblir. Une course pour la vie. ».
Une brise fraîche souffle et glace l'échine des enfants assis en demi-cercle. Ils en oublient la chaleur du brasier. Ils imaginent une marche interminable, une pénitence quasi biblique que les frais cours de catéchisme et quelques films grandiloquents ont imprimé dans leurs consciences malléables. Le conteur passe doucement la main sur son visage, le caressant comme pour plaquer ce zéphyr contre sa peau et l'inviter à pénétrer dans sa carcasse. Une sérénité inébranlable habite à nouveau son regard. Il n'attend aucune question de son jeune public :
« Chancelant, Michka posa son pied sur le premier échelon menant à l'extérieur. Il ne songeait pas aux radiations. Il n'eut pas le temps de gravir une marche qu'il sentit le contact froid d'une aiguille s'insinuant dans son cou et la chaleur de la voix de son père. Il s'excusait. Michka s'évanouit dans ses bras, vaincu par la substance anesthésiante administrée.
Lorsqu'il s'éveilla, Michka était seul, allongé. Il entrouvrit les paupières et plaça sa main pour se protéger de la lumière aveuglante. Ses yeux avaient besoin de s'acclimater aux néons au dessus de lui. Il reconnut le laboratoire attenant à l'abri souterrain anti-radiations. Bien que légèrement étourdi, il se sentait étrangement reposé. La faim entêtante l'avait quitté. Il chercha des yeux son père, sans succès. Le silence lui était insupportable. Il se hissa sur ses jambes et courut vers l'abri, s'étonnant de pouvoir le faire sans peine. Lorsqu'il arriva devant le sas pour descendre dans le souterrain, le coeur de Michka battait à tout rompre. Il était terrorisé. Il se demanda un instant s'il était prisonnier d'un cauchemar pendant sa longue agonie dans l'abri mais le contact froid avec la porte du souterrain le convainquit du contraire. »
L'un des enfants sanglote, effrayé. Il est aussitôt moqué par les plus grands qui jouent les braves. Mais c'est une moquerie sans saveur, sans verve. Une tentative plutôt, pour limiter la durée de la coupure et connaître sans perdre de temps le dénouement de l'histoire du conteur. Ce dernier adresse un sourire triste à l'enfant apeuré. Il a le regard désenchanté de celui qui reconnaît l'innocence d'un enfant mais ne lui associe plus de vertu. Puis, il poursuit :
« Michka lutta plusieurs minutes avec l'ouverture du souterrain. Le mécanisme était rouillé. Il n'avait pas souvenir de cette détérioration. Lorsque la porte finit par céder et s'ouvrir en grand, une odeur nauséabonde assaillit les narines du jeune garçon. Une odeur de putréfaction. Il descendit les échelons doucement, une main sur son nez. Il parcourut mécaniquement les quelques mètres du couloir menant à la salle commune de l'abri. Il avait espéré que son père eût regagné l'abri pour se protéger des radiations. Et soudain, le carnage des sens. A l'odorat endolori par la pestilence s'ajouta la vue de centaines de cadavres en décomposition. De ses pieds, il toucha le corps d'un mort juste devant l'entrée de la pièce commune. Il baissa les yeux pour l'identifier et s'effondra presque sur lui, à genoux. Michka voulait pleurer, mais il n'y parvenait pas. Des larmes invisibles. Son père avait perdu la vie.
Michka marcha plusieurs jours à la surface, tournant en rond, sans ressentir une quelconque fatigue ni réussir à liquéfier son profond chagrin. Il était possédé par la colère d'avoir survécu. Seul. Il ne croisait que des corps de victimes des radiations ou de la faim. Pourtant, les capteurs du laboratoire de son père n'indiquaient plus le moindre pic de radiation, comme si l'atmosphère s'était brusquement et complètement régénérée. Il ne sentait plus la morsure permanente des rayons ultraviolets sur sa peau, dont les cicatrices avaient intégralement disparu. »
L'homme encapuchonné coupe son flot de mots affligés pour conclure son récit. Un blanc pesant lui répond, bientôt perturbé par les exclamations d'enfants qui s'étirent et murmurent, comme au sortir d'un long sommeil. Le murmure s'épaissit en une clameur naissante qu'une voie aiguë et forcée perce en plein essor :
« Et ensuite, Monsieur, qu'est devenu Michka ? »
Le conteur soupire longuement, avant de demander sur un ton paternaliste aux enfants s'ils souhaitent connaître la suite de l'histoire. Il hésite. C'est un « évidemment » enthousiaste et innocent qui répond à sa question lasse.
« Michka survécut des millions d'années, seul humain sur la planète pendant la majorité de son existence. Il ne souffrait ni de la soif, ni de la faim, et ne connaissait pas le repos. Imaginez un peu sa solitude, mes enfants. Vivre seul, voir les vestiges de la civilisation que l'on a connu se dissoudre aux vents érodants et les nouvelles espèces d'animaux aussi gigantesques que féroces les piétiner. On ne parle plus de décennies ou mêmes de siècles, mais de millénaires foisonnants ici. Michka se terra alors dans l'abri, ne sortant qu'à quelques reprises risquées pour profiter du soleil qui lui faisait tant de bien. Il crut à tant de reprises être gagné par la folie pure dans le souterrain, comme si sa lente agonie au moment des radiations s'était étirée sur des ères entières ! Puis un jour, inespéré, fabuleux, et tant d'autres après, la vie humaine bourgeonna à nouveau. Se développa. Se diversifia. Elle explosa dans toute sa magnifiscence et sa créativité, sa beauté et sa cruauté. L'espoir émergea à nouveau chez Michka, timidement. »
Dans le calme revenu, un enfant d'une dizaine d'années s'est levé. Il avance à pas contenus vers le narrateur jusqu'à longueur de bras. Une lueur d'intelligence aiguë danse dans ses pupilles. De toute l'audace de son âge, il se tord légèrement le cou pour appréhender ce qui se cache sous le capuchon du narrateur, puis recule d'un pas. Il est surpris mais aucune peur ne se lit sur le visage de l'enfant. Il demande simplement :
« Mais alors, Monsieur, Michka est toujours vivant ? C'est impossible !»
A la lueur des flammes, pour la première fois, les enfants devinent un sourire franc sur le visage de l'homme.
« En quelque sorte il vit toujours oui. Il a assisté au renouveau de l'humanité, à la répétition de ses erreurs aussi. Il est las. Il n'a jamais trouvé la réponse à sa question. Pourquoi lui ? Il ne sait s'il est un élu, ou un condamné. Il pense plus sûrement que Dieu s'est trompé, en condamnant ses pairs sans le compter parmi eux, après l'intervention de son père pour sauver sa vie. Maintenant, il a transmis son message, son savoir, et il a envie de mourir. ».
Le conteur se redresse sur ses jambes. Il ôte son capuchon, dévoilant un visage sans cheveux à la peau caoutchouteuse et brune. Il fait volte face pour tourner le dos aux enfants et faire face au brasier qui a réchauffé ses paroles. Puis il entre dans les flammes. Il les laisse inonder sa chair étrange et la liquéfier. Certains enfants horrifiés se masquent les yeux de leurs petites mains tandis que d'autres assistent à la scène médusés. On entend des crépitements et quelques claquements du corps de l'homme qui s'absout. Mais aucun cri de sa part. Le feu poursuit sa purge et terrorise les ténèbres. De longues minutes encore. Puis le brasier s'étouffe. Rien ne doit empêcher le jour. Rien ne doit empêcher le temps.
De l'amas cendreux qui subsiste émerge la carcasse d'un robot.
Elle est géniale, non ? C'était la nouvelle De dallard que je remercie De partciper au Concours et que je félicite pour cette incroyable nouvelle ! Bravo encore ! N'hésitez pas à laisser des commentaires si vous avez aimé ainsi qu'une étoile !
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