Une idée révolutionnaire
Dans l'agitation d'une grande ville, à quelques kilomètres au sud de Salasala, le mercenaire Attia ben Samora jubilait profondément. Il venait de récupérer une commande passée quelques mois plus tôt à un artisan réputé - à savoir dix caisses pleines de flèches. Il avait envie de soulever les couvercles pour admirer longuement la marchandise, mais il ne fallait pas attirer l'attention.
Ayant chargé les caisses sur une lourde charrette de bois, il les recouvrit de fumier pour dissuader une éventuelle fouille. Puis il s'installa à l'avant en pestant contre la mauvaise odeur. Il devait mettre sa précieuse cargaison en lieu sûr.
□□□
Le soleil miroitait délicatement sur la surface du petit lac. Tamisé par les branchages des palmiers inclinés autour, il se reflétait sur les galets bien lisses, disposés avec harmonie, et effleurait doucement les feuilles de lotus qui flottaient sur le bassin.
C'est dans ce jardin de calme et de paix que Mian-Meh effectuait ses méditations quotidiennes. Assis en tailleur, le dos droit, les mains sur les genoux, les yeux mis-clos, il cherchait tant bien que mal à se concentrer.
" Le moine sozyès est en communion avec ce qui l'entoure. Il s'ouvre au vent et aux arbres, à l'eau et aux plantes, il les écoute, les ressent, les incarne, jusqu'à ce que résonnent en lui toutes les vibrations du monde. "
Sauf qu'en l'occurrence, il avait bien du mal à se sentir galet ou lotus. Il était Mian-Meh le Moine Mystérieux, gouverneur de la région Nord, et croulait sous de graves problèmes.
Au lieu de l'apaiser, la réunion de la veille avait décuplé son inquiétude. La tranquillité des palmiers, du lac et des fleurs roses lui paraissait incongrue en ces circonstances; d'autant plus qu'on entendait, distinctement encore, un cortège s'éloigner au son d'une plainte lugubre. C'était Hoh-Yawao Dent-Dure qui s'en allait, ayant hâté son départ suite au décès de sa fille.
L'Unique soit remercié ! Je ne l'aurais pas supporté plus longtemps.
Il reprit sa position, paupières baissées, concentré sur le bruit du vent dans les palmes et le clapotis du lac. Soudain, une voix s'éleva derrière lui:
« Encore à méditer, Moine Mystérieux ? Tu ne te lasses donc jamais de ces activités ? »
Mian-Meh sentit un réflexe nerveux lui crisper les mâchoires. Il faillit bondir d'une seule détente. " Le moine sozyès est dans l'action ou la réflexion, jamais dans la réaction." Prenant sur lui pour rester calme, il réajusta son châle avant de se lever.
Zasanjal Larme de Sang se tenait à quelques mètres, toujours aussi peu rassurant avec sa cicatrice rouge et sa coiffure tirée qui accentuait ses traits anguleux. Un sourire condescendant étirait ses lèvres étroites.
« Il ne faut pas t'en vouloir de ne pas m'avoir entendu, Mian-Meh. Personne ne m'entend jamais. Je suis l'Ocelot.
- Zasanjal, soupira Mian-Meh. Tu n'as pas tardé. Tu es venu parler de cet espion ?
- Entre autres. J'imagine que tu ne l'as pas trouvé ?
- Et comment veux-tu ? riposta Mian-Meh. Il y a tellement de monde qui transite par ce palais, tellement de gardes, de nobles, de guerriers, de soldats, d'esclaves... ce pourrait être n'importe qui ! A moins qu'il ne recommence ou fasse une erreur, on ne le démasquera jamais !
- Il recommencera, si c'est quelqu'un qui vend des informations aux Farles. »
Mian-Meh frissonna à cette perspective.
« C'est peut-être seulement quelqu'un qui cherche plus de pouvoir... Notre système de succession favorise les branches aînesses, cela met à l'écart bien des membres de nos familles et provoque beaucoup de rancœurs...
- Je ne te le fais pas dire, coupa Zasanjal avec un geste sec. J'ai échappé de justesse à une tentative d'assassinat il y a deux mois, fomentée par un de mes neveux... Je l'ai fait empaler pour l'exemple. »
Il jeta un regard noir autour de lui, comme si les murs et les palmiers eux-mêmes complotaient sa destitution. Mian-Meh lui renvoya une grimace navrée. Zasanjal s'approcha un peu plus près, comme pour être sûr que personne d'autre ne puisse l'entendre.
« Dis-moi, Mian-Meh... Tu te souviens de notre dernière réunion à Lî-fènê, quand tu t'es emporté parce que nous n'étions pas unis ? Ilsifa m'a écrit peu après et m'a dit que tu as un plan personnel contre les Farles. Quel est ce plan ? »
Mian-Meh se détourna, bras croisés et bouche pincée.
« Tu viens de le dire, nous sommes divisés. C'est pour ça que je n'en parle pas.
- Justement, Mian-Meh. Si nous nous unissions ? »
Durant une seconde, Mian-Meh demeura coi, avant de se retourner. Zasanjal se tenait très droit, les mains dans le dos, le regard hautain.
« Et comment donc ?
- Je vais convoquer très prochainement une réunion à Lî-fènê et je revendiquerai l'autorité sur tout le peuple sozyès, toi, Hoh-Yawao, Ilsifa et Lyan y compris. »
Le silence qui suivit tomba comme un couperet. Seul résonna le chant d'une tourterelle, comme pour en souligner l'intensité.
Mian-Meh, suffoqué, finit par articuler avec peine:
« Nous n'accepterons jamais !
- Je m'imposerai par le duel, rétorqua Zasanjal. Tu sais bien qu'à Lî-fènê, celui qui triomphe fait prévaloir son avis.
- Tu vas tous nous affronter ?
- Oui. Sauf toi, Mian-Meh. Je veux t'affronter ici et maintenant. Ça me fera un adversaire de moins à Lî-fènê, et toi... tu auras mon silence à propos de cet espion.
- Mais si c'est moi qui te bats ?
- Eh bien... Tu pourras alors revendiquer le commandement pour toi-même. »
Mian-Meh demeura à nouveau silencieux, abasourdi. Son cœur s'accélérait, s'emballait, martelait dans sa poitrine brusquement dilatée. Jamais pareille idée ne lui avait traversé l'esprit. C'était une révolution qui allait tout changer, s'il obtenait l'autorité sur le peuple Sozyès dans son intégralité. La guerre contre les Farles prendrait un nouveau tournant.
Il sentait une excitation irrépressible monter dans son corps, une joie qu'il n'avait pas connue depuis très longtemps, ainsi que la sensation de se tenir face à l'Histoire. Un rire jubilant se répercutait entre ses côtes, se frayait un chemin à travers sa gorge et luttait pour s'échapper de sa bouche; mais il se contenta de sourire largement. Zasanjal le fixait, sarcastique, visiblement conscient de son émotion.
« Je savais que cette idée te plairait. Mais ne te réjouis pas tant. C'est moi qui vais triompher. »
Mian-Meh laissa sa respiration reprendre son rythme normal, long et fluide. "Le moine sozyès est en harmonie avec le monde." La concentration qui lui faisait défaut quelques instants plus tôt le gagnait maintenant, doucement, sûrement.
Il ôta son châle et le posa sur les galets derrière lui. Puis, sans précipitation, avec une agréable sensation de parfait contrôle sur chacun de ses gestes, il détacha la yatsiwahi de sa taille. Des morceaux de cuir recouvraient la chaîne à intervalles réguliers, comme autant de poignées pour en faciliter le maniement. Il la prit par l'extrémité et l'enroula autour de son bras, sans serrer. La lame courbe se balançait à peine, brillante, toute blanche sous le soleil déclinant.
À quelques mètres de lui, Zasanjal armait ses mains de stylets froids, cruels, semblables à des griffes longues et pointues.
« Nous ne sommes pas à Lî-fènê, mais c'est un duel avec les mêmes règles. Il faut triompher sans se blesser. »
Mian-Meh ne répondit pas, tout à sa concentration. Enfin, il était galet et lotus. Il était vent et palmier, mur et ciel, pierre et lac, soleil et Zasanjal; Zasanjal et Mian-Meh. Il lui semblait pouvoir se projeter dans chaque chose et chaque être qui l'entourait, et voir la scène de n'importe lequel de ces points de vue.
Il pouvait voir ces deux hommes, face à face dans une petite cour, l'un vêtu de blanc, une chaîne à la main, l'autre vêtu de rouge, des stylets entre les doigts.
Il pouvait voir, avec indifférence, deux silhouettes minuscules en train de se jauger, dans cette petite cour perdue au cœur d'un palais brillant, au-dessus d'une grande ville adossée à la mer bleue, telle un insignifiant petit point sur la surface de la terre. "Les conflits des hommes ne sont rien, à l'aune des étoiles."
Mais il pouvait aussi se voir lui-même, à travers les yeux de son adversaire; son visage n'exprimant aucune émotion et la yatsiwahi qui oscillait devant ses genoux à peine fléchis.
Et il pouvait tout aussi simplement redevenir Mian-Meh, et regarder Zasanjal qui lui parut écrasé par l'enjeu, bien loin de sa propre maîtrise du temps et de l'espace. Il sut que Zasanjal allait bondir avant même qu'il ne le fasse.
C'est l'Ocelot... Souple, rapide, discret... Ça va aller très vite.
Il détendit brutalement son arme, au moment où Zasanjal s'élançait. La chaîne l'emmaillota sans douceur et le rabattit à terre, où il demeura étendu de tout son long. Sa belle robe brodée s'était relevée, dévoilant ses jambes maigres. Mian-Meh en conçu un vague remords. Il n'avait pas voulu l'humilier à ce point.
Il relâcha la tension des anneaux et Zasanjal se redressa, livide, le regard aussi brûlant qu'un torrent de lave. Il bondit avant que Mian-Meh n'ait le temps de ramener son arme à lui. Un coup de stylets sauvage lui passa devant le visage.
Mian-Meh recula et aussitôt, tenta un mouvement des plus dangereux. D'une secousse, il fit revenir la yatsiwahi dans le dos de Zasanjal. La lame au tranchant meurtrier fendit l'air et s'interposa entre eux, tandis que la chaîne s'enroulait autour du bras griffu. D'une traction sèche, Mian-Meh accentua la pression jusqu'à ce que son adversaire se retrouve à genoux devant lui.
Zasanjal tenta malgré tout une riposte de son autre bras, avec toute la rage du fauve pris au piège. Sans état d'âme, Mian-Meh recula à nouveau, jusqu'à sentir ses talons heurter les galets du bord du bassin. Il n'avait pas desserré sa prise et Zasanjal, le bras trop comprimé pour se dégager, fut contraint de s'aplatir à nouveau sur les dalles.
« Je crois que tu as perdu », lui lança Mian-Meh comme il refusait obstinément de lever les yeux.
L'autre ne répondit qu'au bout de longues secondes, la voix rauque:
« Lâche-moi. »
Cela avait valeur de soumission. Mian-Meh le laissa se relever et épousseter sa robe. Son teint avait viré à un blanc grisâtre, excepté deux taches rouges sur les pommettes. Même ses lèvres fines, tordues de dépit, avaient perdu toute couleur.
« Peste, Mian-Meh, peste ! explosa-t-il. J'étais sûr de gagner ! Tu m'as volé mon rêve ! »
Il rafla ses stylets d'une main tremblante de fureur, et les balança dans le petit lac. La surface éclata en une gerbe de gouttelettes transparentes que Mian-Meh sentit retomber sur ses sandales, tandis qu'avec des gestes tranquilles, il renouait son arme à sa taille, tour après tour.
Zasanjal lui tournait le dos, l'air soudain vidé de toute substance et toute énergie.
« Je vais rassembler mes gardes et partir dès ce soir pour Lî-fènê, lâcha-t-il d'un ton morne. Je serai ainsi le premier arrivé et je présiderai la séance. Ça nous arrangera. Quant à toi, envoie tout de suite un message aux autres, pour que la réunion se tienne au plus tôt.
- Comment ça, tu ne vas pas repasser par ta capitale ? protesta Mian-Meh en se penchant derrière son épaule. C'est bientôt la fête des Ancêtres, il faut que tu présides les cérémonies !
- Tant pis. Ils se passeront bien de moi cette année.
- Ça te portera malheur, Zasanjal ! »
Cette fois, son compagnon se tourna tout d'un bloc vers lui et planta son regard dans le sien.
« Je suis déjà dans le malheur, Mian-Meh. Pas parce que j'ai perdu ce duel, mais enfin, regarde ma région ! Presque deux cents ans qu'elle est amputée d'une large partie, occupée par les Farles ! J'ai constamment peur qu'ils prennent le reste, peur de me réveiller un matin et d'apprendre qu'ils marchent sur ma capitale ! Je ne veux qu'une seule chose, les expulser à jamais. Je suis prêt à me soumettre à ton autorité, pourvu que cela fasse bouger les choses. Mais je t'en conjure au nom de l'Unique, ne te laisse pas battre par Hoh-Yawao ou Ilsifa. Imagine les conséquences si l'un de ces deux forcenés avaient pouvoir sur tout le peuple sozyès, son territoire et son armée ? Tu n'as pas le droit à l'erreur. »
Mian-Meh leva un sourire vers le ciel qui étincelait d'un bleu profond. Une confiance sereine l'habitait désormais, apaisait ses membres et réchauffait son cœur.
« Ne t'inquiète pas. On ne peut pas échouer dans ce genre d'occasion. Cela ne peut être.
- Bien sûr que si, rétorqua Zasanjal, abrupt. J'ai échoué. Et tu peux échouer aussi. Ne les sous-estime pas. Ce seront des duels difficiles. »
□□□
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro