Un si grand enjeu (I)
Le port fluvial de Klazoran ressemblait à celui de bien des villes sozyès. Pontons de bois, odeur de poisson, embarcations variées, pêcheurs, voyageurs, cohue et brouhaha. Même en cette heure matinale, dans l'air encore frais du petit jour, la foule se pressait aux abords du Janz.
On hissait en effet du fleuve le corps d'un imposant crocodile, Yofha-Yofha le Mangeur d'hommes, d'après les interjections alentours. Eljad Ben Samora jouait des coudes pour apercevoir quelque chose, dans l'idée d'en tirer des vers épiques, lorsque son frère l'attrapa par le bras.
« Eljad, un régisseur ! Par ici ! »
Eljad se laissa entraîner à contrecœur, en jetant des regards derrière lui. Il ne s'intéressa vraiment à la conversation qu'au moment où Attia fut sur le point de leur obtenir deux places sur une pirogue.
« Oui, si vous voulez atteindre les montagnes aux Mille Arêtes, ça reste le moyen le plus rapide, expliquait le responsable en griffonnant sur ses parchemins. Les barges ne circulent pas jusque-là en ce moment, le niveau de l'eau n'est plus assez élevé. Prions pour que la pluie ne tarde pas trop cette année... (Il releva le nez de ses papiers.) C'est pour travailler dans les mines de diamants ? »
L'ébauche d'un sourire fit tressaillir la commissure des lèvres d'Attia.
« Oui. Les mines de diamants. C'est ça. Exactement.
- Bon courage à vous ! On n'en a toujours pas trouvé un seul ! Le Moine Mystérieux ne cesse d'approfondir les forages... Les recrues affluent là-bas sans arrêt. Vous allez vous tuer à la tâche. »
Cette fois, même l'épaisse moustache d'Attia ne put dissimuler son sourire.
« Nous verrons. Les pirogues, c'est à quel ponton ?
- Ah, oui ! Numéro trente-six. »
Attia et Eljad se hâtèrent sur la jetée. Un groupe d'enfants dépenaillés, tout excités par la capture du Mangeur d'hommes, les bousculèrent en galopant. Eljad les suivit du regard, soudain assombri.
« Les garçons du palais... murmura-t-il. Je me demande s'ils sont morts...
- Quoi ? fit Attia sans se retourner.
- Rien... Je crois que je ne ferais pas d'enfants. Ce monde est trop dangereux. »
Par-dessus son épaule, Attia le transperça d'un œil meurtrier.
« C'est à ça que tu penses ? Tu veux me rendre fou ? Avance... On n'a pas de temps à perdre ! Et de toute façon, ta fiancée a disparu depuis des lunes. Des enfants, tu n'es pas près d'en avoir. »
°°°
La salle des trônes, à Lî-fènê.
Il était presque midi. De la voûte en étoile tombait une lumière crue et agressive. Elle tranchait au sol avec les ombres noires. Une chaleur implacable l'accompagnait, mordant sans aménité dans la fraîcheur des ruines. Dans cette pièce, à cette heure, le soleil imposait son emprise.
Installé dans la gueule du piranha de pierre, Mian-Meh le Moine Mystérieux, vêtu d'une tunique claire et ceinturé de sa yatsiwahi, pesait ses dernières actions. À peine arrivé dans la cité sacrée, il avait sacrifié le cheval monté pour y parvenir. Les convulsions de l'animal, les coulures écarlates sur sa robe blanche flottaient encore dans ses souvenirs. Cela suffirait-il à expier sa faute ?
Je n'ai pas eu le choix. J'aurais mis trop de temps. L'Unique me pardonne...
Il craignait d'avoir perdu le soutien divin en ce moment crucial. Il allait devoir affronter trois de ses pairs, des combattants émérites et déterminés. Comme il l'avait imaginé, leur réaction avait été à la mesure de l'enjeu.
Lyan avait paru le plus choqué par l'idée de Zasanjal. Il avait commencé par protester contre cette initiative qui bafouerait l'autonomie suprême de chaque région, chose que nul Sozyès n'avait jamais contestée. Puis il s'était retranché dans le mutisme. Seuls ses yeux durs, sous sa capuche pourpre, allaient et venaient d'un visage à l'autre.
Hoh-Yawao et Ilsifa avaient, quant à eux, très vite manifesté leur appétit pour plus de pouvoir.
« Un seul chef pour tous les Sozyès... Un chef désigné sous les auspices de la cité sacrée... Oui, ça pourrait être une bonne chose, résumait Ilsifa. Il pourrait régler au mieux tous les problèmes. Par exemple, les sauterelles ont ravagé les récoltes dans ma région. Si des ressources provenant d'autres régions...
- Perdez-vous la tête ? coupa Zasanjal d'une voix aigre. Il s'agit seulement de nous unir contre les Farles. Rien de plus ! Nous n'allons pas bouleverser notre équilibre politique en ces temps difficiles !
- De plus nos peuples ne comprendraient pas pourquoi nous nous sommes soumis à l'un d'entre nous, intervint Lyan en desserrant enfin les lèvres. Cela nous obligerait à dévoiler le secret de Lî-fènê, et la cité serait profanée. Vous savez bien que nul ne doit y entrer ! Il faut absolument que le peuple continue à n'y voir qu'un mythe fondateur. Sinon il déferlerait ici... et que ferions-nous ? »
L'idée même était trop abominable pour se pencher dessus.
« Que l'Unique nous préserve d'une telle catastrophe », murmura Mian-Meh.
Zasanjal Larme de Sang hocha la tête, toujours penché à l'avant de son trône félin. Il n'avait pas cessé de fixer Ilsifa, de l'autre côté de la pièce, avec rancune.
« Et que nous parlez-vous de vos sauterelles, Réflexes de Serpent ? Croyez-vous être la seule à avoir des problèmes ? Faut-il que je rappelle une fois de plus l'état de ma région ? Les disparitions innombrables, jusque dans les plus hautes sphères ? Le mécontentement de mon peuple ? Les assauts des pirates Farles jusqu'au plus près des côtes ?
- Et la région Sud alors ? appuya Lyan. Les disparitions se sont multipliées chez moi aussi ! Sans parler des Monts de Cendres Vertes qui crachent de nouvelles fumées ?
- Oh, ça...! », fit Hoh-Yawao avec un geste de la main pour balayer la question.
Les Monts de Cendres Vertes représentaient un massif volcanique constitué de plusieurs cratères. Ils formaient le point de frontière entre les régions Nord, Sud, et l'Avant-poste Farle. Bien qu'ils ne soient jamais entrés en éruption depuis la présence sozyès sur le continent, ils relâchaient parfois des fumées sulfureuses et des grondements inquiétants. Leur dernière manifestation, quelques cinq ans plus tôt, avait fortement impressionné la population alentours. Le chaos de milliers de réfugiés avait alors provoqué une grave crise sanitaire et sécuritaire.
Ce mauvais souvenir cependant ne perturbait guère Hoh-Yawao Dent Dure.
« Ce n'est pas le moment de nous soucier de cela ! Ces volcans n'ont jamais explosé. Pourquoi le feraient-ils aujourd'hui ? Laissez passer les choses et ça se calmera, comme d'habitude.
- Pourtant il y avait au monastère des écrits à ce sujet, se souvint Mian-Meh d'un ton méditatif. Des témoignages laissés par les peuples qui nous ont précédés sur ce continent. Ils mentionnent des éruptions destructrices.
- C'est parce que ces peuples ne révéraient pas l'Unique, analysa Ilsifa sans hésitation. Ils adoraient des choses fausses... Nous, nous pratiquons le vrai culte. Pourquoi serions-nous châtiés ? »
Dans la gueule du caïman, Hoh-Yawao agita un doigt approbateur.
« Vous oubliez les Farles, rétorqua Zasanjal d'une voix abrupte. Eux qui vénèrent les étoiles, la nature, l'univers ou on ne sait trop quoi... Et si ce châtiment était contre eux ? Nous serions touchés par les conséquences de leurs fautes. »
Mian-Meh se leva, résolu. Il enjamba les dents acérées du piranha et s'avança entre les trônes.
« Raison de plus pour en finir avec eux, asséna-t-il avec ferveur. Pour notre salut physique et spirituel, il est temps de nous unir contre. Je revendique aujourd'hui devant vous ce commandement.
- Un instant ! coupa Lyan. Et si cela prenait du temps ? Nous ne pouvons accepter l'autorité de l'un d'entre nous pour une durée indéterminée !
- Sage réflexion, commenta Ilsifa.
- La durée de cinq ans me paraît bonne, estima Zasanjal qui semblait, comme souvent, avoir déjà réfléchi à la question. Ensuite de quoi, si les Farles n'ont pas été chassés, nous ouvrirons une nouvelle session de duels.
- Attendez, attendez, intervint Hoh-Yawao en se redressant, les yeux plissés. Cinq ans... À supposé que vous triomphiez, Moine Mystérieux, dans cinq ans vous ne serez plus au pouvoir. Ce sera votre neveu, qui est l'héritier légitime.
- Je ne me bats pas en mon nom, mais en celui de mon clan, trancha Mian-Meh. Cinq ans pour le clan de celui qui triomphe, peu importe les changements de gouverneur. »
Les quatre autres s'entre-regardèrent, sans soulever de nouvelles objections. Puis leurs yeux se reportèrent sur Mian-Meh debout au milieu d'eux, dans les faisceaux de lumière vive qui tombaient de la voûte percée.
« Eh bien ! fit Zasanjal. Le moment est venu ! Dent Dure, sortez face au Moine Mystérieux, et que l'Unique soit votre juge. »
Un crépitement d'adrénaline courut dans les nerfs de Mian-Meh. C'était la première fois qu'il joutait ici. Il connaissait les règles, vaincre l'adversaire sans le toucher, et il connaissait aussi le style de son adversaire. Hoh-Yawao avait d'ailleurs perdu son duel ici contre Lyan, lors de la dernière réunion. Il n'en serait certainement que plus motivé à gagner celui-ci.
C'est toutefois sans hâte qu'il émergea de la gueule allongée du caïman, les gestes lourds et calmes, tout à fait semblable à un saurien s'extirpant du marais. Sa coiffe de plumes rouges et noires allongeait sa stature déjà imposante. Il entreprit de ceindre un bouquet de javelots, déposés au pied de son siège lorsqu'il s'y était installé.
Mian-Meh en profita pour déplier les anneaux de son arme, et étendre sa conscience autour de lui.
Sans peine, il se projeta aux places des trois spectateurs. De leur positions, il distinguait sous plusieurs angles les duellistes face à face, le moine mince en tunique pâle et l'épaisse silhouette en soieries vertes. Très vite, son esprit occupa tous les angles de l'arène, il pouvait même ressentir les frémissements dans les ruines tout autour. Ne restait plus qu'à incarner aussi son adversaire...
Mur.
Devenir Hoh-Yawao Dent Dure ?
Sa concentration tomba devant cet obstacle.
Hoh-Yawao Dent Dure... dressé devant lui, imposant... bouffi d'orgueil et d'excès... épris de violence... hérissé d'armes en tout genre, comme cuirassé de pointes... par-dessus des vêtements légers et resplendissants, colorés et confortables... Hoh-Yawao, avide de tout plaisir, dénué de remords, indifférent à l'Unique... Hoh-Yawao et ses blasphèmes, Hoh-Yawao et ses concubines, Hoh-Yawao et ses tortures, Hoh-Yawao et sa Tour Glas, sur laquelle circulaient des histoires affreuses... qu'il s'amusait à y poursuivre des enfants pour ensuite les manger. Y avait-il du vrai dans tout ceci, ou n'étaient-ce que des légendes, des rumeurs destinées à maintenir son emprise sur l'immense région Centre ?
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