Retour aux affaires (I)
Le service le plus important, celui du midi, s'achevait à l'Auberge parfumée. Oukou-Dah-Bango commençait à débarrasser les tables, tandis que les clients retournaient peu à peu à leur travail.
Tout naturellement, il s'approcha d'un coin sombre, où patientait une silhouette encapuchonnée.
« Désirez-vous autre chose, monsieur ? »
Il se pencha sur la table, comme pour mieux percevoir la réponse, et chuchota d'une voix rapide :
« Que fais-tu là ? Tu n'aurais pas du venir, ça grouille de soldats ! J'ai peur qu'ils finissent par suspecter quelque chose ! »
L'autre l'interrompit d'une voix sèche :
« Où sont les frères ben Samora ? Je devais les rencontrer à Salasala ! C'était prévu depuis longtemps. »
Oukou-Dah-Bango se redressa avec un soupir contrarié.
« Je ne sais pas où ils sont, avoua-t-il.
- Quoi ? postillonna son interlocuteur sans lui permettre de s'expliquer. Mais où sont-ils passés ? Les préparatifs sont enfin achevés, presque partout ! Je suis vieux, Oukou, j'ai attendu cette vengeance toute ma vie, je ne veux pas attendre plus longtemps !
- Calme-toi, pria Oukou-Dah-Bango qui craignait d'attirer l'attention. Patientons juste un peu, ils ne vont pas tarder à reparaître. Où veux-tu qu'ils soient allés ? Et... (il baissa encore la voix) notre chef ? Je n'en ai aucune nouvelle depuis des semaines.
- On m'a signalé sa présence du côté de l'Avant-poste farle. »
Oukou-Dah-Bango fronça les sourcils.
« L'Avant-poste farle ? Mais qu'est-ce que... »
Il fut coupé par une exclamation derrière lui :
« Hé l'aubergiste ! À boire ! »
Les mains d'Oukou-Dah-Bango se convulsèrent d'une envie meurtrière. Pourtant, quand il se retourna vers le groupe de soldats sozyès encore attablés, il portait son habituel masque bonhomme.
« Tout de suite, messieurs ! »
°°°
Les yeux bleu-vert de Raerus avaient retrouvé leur éclat indomptable.
Valériane sourit largement lorsqu'il pénétra d'un pas vif dans son bureau, où elle patientait en compagnie de ses deux collègues. Enfin.
Enfin le chef faisait son retour, enfin il reprennait la gestion de l'Avant-poste. Son commandement solide lui avait cruellement manqué. Elle trouvait bien plus facile d'exécuter les ordres, plutôt que d'en soupeser tous les paramètres et les enjeux. Et elle ne se voyait guère affronter les tempêtes à venir sans la stature martiale de Raerus devant elle. Elle avait besoin de son autorité et de son charisme pour lui dessiner la voie à emprunter. Même si, pour l'heure et comme attendu, il était hors de lui.
« Vous êtes minables ! »
Ce fut la première phrase qu'il leur lança après cette longue absence. Il les fixa les uns après les autres et ils se turent avec prudence. Si la convalescence ne l'avait en rien changé, alors il ne s'agissait que des prémisses de l'orage.
« Comment est-ce possible que le gouverneur, l'homme le plus important de l'Avant-poste, soit poignardé en plein jour et en public, au cœur d'un palais fortifié et surveillé ?! Comment est-ce possible qu'un traître assiste aux réunions les plus secrètes des notables et des généraux farles, et qu'il ait l'audace de lever le bras contre sa plus haute autorité ?! À qui faut-il faire confiance pour assurer la sécurité et traquer les menaces ?! Ne suis-je donc entouré que de traîtres ou d'incapables ?! Que font les commandants de l'armée, que font mes généraux les plus proches, ne sont-ils bons qu'à se distraire et à parader ?! Je vous préviens, si vous avez passé tout le temps de mon absence à l'amphithéâtre et au cirque au lieu de travailler, vous serez déchus de votre grade et je ferai de vous un exemple dont on parlera même dans l'Empire ! »
Valériane ne put s'empêcher de glisser un regard en coin accompagné d'un rictus sardonique à Méro. Il ne s'était pas privé des deniers de Valériane, suite à la promesse qu'elle lui avait faite pour suivre Écodarix aux latrines.
Bien fait.
Elle espérait tout de même que Raerus ne mette pas réellement sa menace à exécution. Elle profita de ce répit pour prononcer de sa voix la plus contrite :
« Rien ne permettait de soupçonner cet homme, Votre Excellence, mais nous savons que c'était un plan bien préparé pour vous écarter du pouvoir, qu'Écodarix y est mêlé ainsi que la conseillère Ada, et Mykanos...
- Je sais que ça vient d'eux ! aboya Raerus. Ce sont tous des traîtres, Ada, Mykanos, le druide Aliolius, le général Romolo, Hiolus le médecin, le commandant Jalus, la conseillère Tamara, le juge Oldo... (sa voix décrut sous un brusque soupir) et bien d'autres encore... ce sont tous d'anciens proches de Varius. »
Une brusque inspiration poussa Valériane à questionner :
« Et le sénateur Cassio, est-il lui aussi un ami de Varius ? »
Raerus lui décocha un regard aigu.
« Qu'est-ce qui te fait demander ça ?
- C'est le père d'Écodarix. »
Raerus lâcha un ricanement narquois.
« J'aurais dû m'en douter ! Que des crevures... »
Soulagée de voir sa colère déviée vers une autre cible, Valériane lui résuma sa conversation avec Écodarix tout en surveillant ses expressions. Allait-il démentir quelque détail ? Mais Raerus se caressa seulement la barbe d'un air songeur.
« Oui, Cassio est un ami de Varius. Enfin... a-t-on vraiment des amis en politique ? Mais ils sont assez proches pour conspirer ensemble... j'imagine... si c'est dans leur intérêt à tous les deux... et avec l'impératrice ? »
Il se mit à marcher de long en large devant eux, pensif. Au bout d'un moment, comme il n'ajoutait plus rien, Valériane reprit d'un ton pressant :
« Votre Excellence... tout cela est très important mais nous avons, si j'ose dire, encore plus grave... Les Sozyès vont fondre sur nous si nous ne réagissons pas très vite. (Elle agita les messages de Rémus qu'elle portait toujours à la main.) Ils ont déjà envoyé des émissaires pour localiser leurs prisonniers, et vous assassiner par la même occasion.
- Cela c'est inutile, mes propres soldats s'en chargeront très bien ! » rétorqua Raerus, le regard à nouveau noirci.
Valériane se hâta de poursuivre :
« Bien sûr, nous les empêcherons de pénétrer à Sucodis. Le commandant Rémus en a donné un signalement assez précis. Ils sont un groupe de trois hommes et deux femmes, accompagnés d'un garçon. L'une des femmes est âgée, l'un des hommes est un Chasseur, un autre a une grosse cicatrice blanche sur le visage. Et le troisième n'est autre que Shand-Zang le Fléau des Farles. »
Raerus haussa les sourcils de stupéfaction.
« Le Fléau des Farles ? Le tueur en série ? Il vient jusqu'ici ? Oh... (un rire sinistre lui échappa.) Depuis le temps que nous essayons de l'attraper, et il vient se livrer à nous ? Quelle erreur lamentable, je ne l'aurais pas cru si stupide... prenez garde qu'il vous échappe ! Et qu'on lui prépare dès maintenant un bûcher à l'entrée de la ville.
- Bien sûr, votre Excellence », sourit Valériane.
Elle fit quelques pas pour poser les parchemins sur le bureau et les dérouler, écartant au passage un tas de documents encore cachetés.
« Il y a encore d'autres choses, votre Excellence. Rémus nous prévient de l'arrivée d'une prisonnière d'importance, Mayola la Furie Agenouillée, la propre sœur du gouverneur de la région Nord. Vu la date du message, elle devrait être amenée très bientôt.
- Ah ! » s'exclama Raerus.
Il réfléchit un instant, des éclairs semblaient lui traverser les yeux. Visiblement cette nouvelle lui ouvrait un champ de possibilité. Il interrogea :
« Est-elle proche de son frère ? »
Valériane grimaça :
« Non.
- Il ne cherchera pas à la récupérer ?
- C'est très peu probable. Le Moine Mystérieux est, semble-t-il, un fanatique qui n'aime rien d'autre que sa religion.
- Dans ce cas... Octroyez-lui une cellule confortable et qu'elle ne soit pas torturée. Qu'on ne lui fasse aucun mal. Prévenez-moi dès son arrivée, je lui parlerai moi-même. Et je veux son dossier ici, sur mon bureau, avant ce soir.
- À vos ordres. Il reste un point, votre Excellence. D'après les informations obtenues par Rémus, nous avons, parmi les prisonniers, un homme très important. Dabiang Trois Griffes, le responsable de la sécurité du Moine Mystérieux. Il détiendrait des informations très importantes, qui pourraient changer le cours de la guerre. (Elle quêta l'assentiment de Raerus.) Je vais donner l'ordre de l'identifier et de le questionner sérieusement. »
Raerus hocha la tête.
« Ce sont des détails qui pourront s'avérer cruciaux. Mais nous devons maintenant examiner la situation dans sa globalité... Nous allons tenir un conseil général ce soir même. Prévenez tout le monde, que personne ne s'absente ! Il faut que je voie où nous en sommes, sur tous les volets. Voyons... les druides voudront certainement que j'assiste avec eux à l'office du crépuscule... Soyez là vous aussi. Et ça nous permettra de régler les questions religieuses, ainsi nous ne perdrons pas de temps au début de la réunion.
- À vos ordres, votre Excellence », s'inclina Valériane, souriant en son for intérieur.
À peine remis, Raerus réorganisait une de ces réunions interminables. Il était bel et bien redevenu lui-même.
°°°
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