Par une nuit sans lune (III)
Rémus n'aurait su dire ce qui l'avait réveillé. Le froid, un hennissement plus fort de sa jument, ou tout simplement l'instinct de survie.
Il tira à lui sa couverture pour la ramener sur son épaule, la fatigue refermant déjà ses paupières mi-closes. Il sombrait à nouveau dans une torpeur irrépressible, quand une constatation s'imposa dans son esprit.
Le camp était plongé dans l'obscurité. Or les trois feux maintenaient normalement une clarté sécurisante.
Il se redressa sur un coude, alarmé, les yeux grands ouverts. Du foyer le plus proche ne subsistaient plus que quelques lueurs rouges. Les ténèbres engloutissaient les alentours secoués d'échos indéfinissables, qui retentissaient comme autant de menaces. Les chevaux attachés au baobab hennissaient et piaffaient bruyamment.
Mais qu'est-ce que...
Rémus rejeta sa couverture et se précipita. A quatre pattes près des braises mourantes, il tâtonna à la recherche d'une branche épaisse pour les retourner.
« Paix, Fissure ! lança-t-il à sa jument qui renaclait à grand bruit. Paix ! »
Il tourna la tête vers elle par réflexe. Ses yeux accrochèrent alors une paire d'yeux jaunes de l'autre côté du foyer. Il resta figé une seconde, la tête levée, fasciné. Quel créature pouvait être aussi grande, et posséder ces yeux ronds aux palpitations féroces ?
Presque maladroit dans sa précipitation, Rémus enfouit la grosse branche dans les cendres chaudes. Il les remua en s'efforçant d'opérer avec délicatesse, même si l'urgence pulsait dans son sang à chaque battement cardiaque. Il s'allongea sur le ventre et souffla sur les braises. Sa main rafla une poignée d'herbes sèches et les jeta par-dessus.
Mais pourquoi ça ne prend pas, pourquoi ça ne prend pas, allez !
« Les gars ! cria-t-il en tournant brièvement la tête. Les gars, debout ! Debout ! Danger ! »
Il vit du coin de l'œil que les yeux jaunes reculaient brusquement, comme surpris par ses exclamations. Il en profita pour attiser à nouveau le feu, et y enfouir quelques brindilles. Des flammèches surgirent aussitôt, voraces, et il recula précipitamment son visage. Une odeur de poils brûlés se répandit néanmoins et il frotta sa barbe avec vigueur.
Manquerait plus que ça prenne feu !
« Rémus ! fit derrière lui la voix ensommeillée d'Antémis. Qu'est-ce qui se passe ?
- Je ne sais pas, rallumez les feux ! » tonna-t-il.
Il se redressa un peu, genoux pliés, et entreprit de nourrir les flammes.
Un grondement sourd et caverneux, tout proche, le fit sursauter. Le faible halo de lumière éclairait désormais la créature aux yeux d'ambre. Des pattes plus larges que des mains humaines, un pelage d'or, un poitrail large, une crinière épaisse et flamboyante, une tête lourde, massive comme un roc, et des yeux à la fixité indéchiffrable.
Un lion.
Rémus en avait déjà croisé au cours du voyage, mais pas d'aussi près. Celui-là se tenait à peine à un mètre. Rémus se sentit paralysé devant sa taille et sa puissance. Comme il était toujours assis, le lion le dominait de toute sa stature. D'un bond, d'un pas même, d'un simple coup de patte, il pouvait l'écarter de son passage. Et l'écarter de la vie.
Tout à coup, Rémus vit arriver derrière lui une soudaine clarté, et Tigris surgit à ses côtés en brandissant une branche enflammée. Le lion recula avec un feulement rauque. Sa longue silhouette trapue se fondit dans les ombres.
« Ça va ? » demanda Tigris.
Rémus opina, soulagé au plus profond de lui par la présence de l'ancien gladiateur. Nul n'était plus qualifié que lui pour faire face aux grands fauves. Il l'observa à la dérobée tandis qu'il promenait son flambeau de droite et de gauche pour repérer une nouvelle menace. Nul doute qu'il lui avait fallu un courage incomparable pour affronter les dangers de l'arène, ainsi qu'une force et une habileté tout aussi exceptionnelles pour y survivre.
Antémis et Cyrus arrivèrent sur ces entrefaites, à pas précipités, le premier portant les bottes de Rémus.
« Les feux sont rallumés, annonça-t-il.
- Merci, répondit Rémus en récupérant ses chaussures.
- Mais Athlos n'est pas là », lâcha Cyrus.
Rémus leva le nez de ses lacets.
« Hein ? Il est où ? C'est pour ça que les feux se sont éteints ?
- C'était son tour de garde », confirma Tigris.
Il scrutait toujours la nuit à l'aide de sa torche.
« Je crois qu'il y a d'autres lions dans les parages... Et les chevaux ne se calment pas, ils vont s'échapper à force de se débattre comme ça ! »
Rémus sauta sur ses pieds. Le confort de ses bottes le fouettait d'un regain d'énergie.
« Qu'a-t-il pu arriver à Athlos ? questionna-t-il sèchement.
- Impossible qu'il se soit fait attraper par un lion ou n'importe quel autre animal alors que les feux brûlaient, assura aussitôt Cyrus. Aucun ne s'en approche autant... et Athlos aurait remarqué quelque chose et donné l'alerte. A moins qu'il se soit endormi... Mais le plus logique c'est qu'il a dû s'éloigner de lui-même, et depuis un moment pour que les feux se soient éteints ainsi. »
Rémus avait envie de pester, la langue lui brûlait de se répandre en récriminations. Il n'y avait que cet homme-là pour causer pareils problèmes, et il fallait bien qu'il soit dans son groupe !
« Et où serait-il parti ? »
Un haussement d'épaules général lui répondit. Cyrus hasarda :
« La prisonnière... peut-être qu'elle ne dormait pas, peut-être qu'elle a vu quelque chose... »
Tous marchèrent de conserve vers le baobab où elle était attachée, non loin des chevaux. L'éclat du flambeau s'accrocha à ses yeux grands ouverts. Rémus s'agenouilla près d'elle. Il dénoua prudemment son bâillon et s'écarta, craignant qu'elle lui crache à la face comme elle l'avait déjà fait plusieurs fois. Mais elle se contenta cette fois de fixer les quatre hommes penchés sur elle, sans que son visage amaigri ne transparaisse la moindre émotion. Rémus choisit de s'adresser à elle dans sa langue, même si il avait remarqué qu'elle comprenait le farle :
« Tu es réveillée depuis longtemps ? Est-ce que tu as vu ce qui s'est passé ? Tu as vu Athlos ? Le roux. Il est parti par où ? »
Les chevaux, les grillons, les animaux de la savane, tous manifestèrent plus de répondant que Mayola. Elle ne cilla même pas, seule une ébauche de sourire glissa au coin de ses lèvres, comme si elle savait mais qu'elle ne voulait pas le dire, ou que la situation l'amusait particulièrement. Rémus sentit ses joues et ses oreilles s'enflammer.
Bon, bah tant pis pour elle. On n'a pas le temps d'attendre. Il faut qu'elle parle.
Il porta la main à ses reins, là où il conservait d'ordinaire un poignard. Mais il avait ôté ses armes pour dormir et dans la précipitation ne les avait pas ramassées.
« Tigris, la torche », gronda-t-il.
Son subordonné la lui remit et il l'approcha du visage de la prisonnière. La chaleur la fit grimacer au point de découvrir ses petites dents bien alignées. Rémus allait la menacer quand une exclamation lui fit tourner la tête. Antémis tendait le bras.
« Là-bas ! J'ai vu quelque chose ! Comme une flamme... comme la lueur d'un flambeau ! »
Rémus se releva et scruta la nuit. Il était presque impossible de discerner les masses sombres des broussailles et des arbres morts, mais lui aussi cru discerner une lueur erratique, qui apparaissait et disparaissait au gré des obstacles naturels.
« Ce doit être Athlos ! Quelle que soit la raison pour laquelle il s'est éloigné, il ne l'aurait pas fait sans lumière. »
Rémus tendit la torche à Antémis.
« Viens avec moi, on va le chercher. Vous deux, ajouta-t-il à l'adresse de Tigris et Cyrus, calmez les chevaux.
- Je dirais même qu'il faut rassembler les paquetages, intervint Cyrus. L'aube est proche et il vaut mieux pour nous entrer à Huastahuan avant. Nous serons interrogés aux portes de toute façon, autant que ce soit tant qu'il n'y a pas trop de monde et encore un peu d'obscurité. »
Rémus avait tellement l'habitude de se fier aux plans de son subordonné que même s'il n'avait écouté que d'une oreille, il ne lui fit pas répéter.
« Très bien. Viens, Antémis. »
Ils s'élancèrent en direction de la lumière mouvante. Leur propre flambeau projetait une clarté insuffisante sur le sol inégal, les pierres et les trous les firent trébucher à plusieurs reprises.
Soudain, une silhouette épaisse surgit de derrière un taillis. Elle portait une torche crépitante qui éclairait une chevelure fauve, dont la texture évoquait vaguement de la mousse ou de l'écume.
« Athlos ! Mais qu'est-ce que tu fait là ? » s'écria Rémus.
L'autre lui renvoya un regard peu amène.
« Et vous ? » riposta-t-il.
La colère de Rémus gonfla comme un coup de vent lors d'une tempête.
« Et nous ? Et nous ? s'emporta-t-il. Mais tu te fous de qui ? Tu as abandonné le camp et les feux se sont éteints ! Ça s'appelle de la désertion, ça ! On a failli se faire bouffer par des lions ! Je veux bien que tu sois triste pour la mort de ta femme mais là tu vas trop loin, crois-moi que c'est la cour martiale qui t'attend, toi ! »
Athlos fourra de force sa torche dans la main libre d'Antémis.
- Ouais, mais tu te prends pour quoi ? rétorqua-t-il en accentuant sa voix gutturale. Tu sais pas de quoi tu parles ! Et tu sais ce que j'en pense, de ta cour martiale ? »
Le mépris dans sa voix, et le défi dans ses yeux, poussèrent Rémus hors de lui. Il se jeta sur son subordonné, avec l'impression que celui-ci amorçait simultanément le même mouvement. Tant de rancœur s'était accumulée entre eux depuis le début du voyage, tant de mésentente et de mécontentement, que la fatigue achevait de briser leur lien. Il y avait aussi autre chose, plus sombre et plus enfoui, que Rémus ressentait aux tréfonds de son cœur sans même se l'admettre, une forme de jalousie envers Athlos, parce que lui avait épousé la femme qu'il aimait et que, même s'il l'avait perdue, il avait tout de même obtenu ce qu'il désirait... tandis que lui, Rémus, devait se contenter de rêver, sans certitude que tout cela se réalisât un jour.
Il l'empoigna par la gorge et sentit les mains d'Athlos se refermer sur ses bras, leurs corps s'entrechoquèrent et Rémus vacilla. Athlos était plus grand que lui et bâti comme un taureau, avec le haut du corps bien développé, les épaules massives et le buste puissant. Le réflexe de Rémus fut de jeter sa tête en avant, contre la mâchoire d'Athlos. La violence du choc lui donna un bref vertige, mais Athlos recula et Rémus le fit basculer dans les herbes sèches.
Derrière eux, Antémis cherchait en vain à les retenir.
« Rémus ! Athlos ! Arrêtez ! Rémus ! »
Mais il était trop frêle, comparé à eux, pour les séparer de force. Rémus se laissa entraîner par sa colère et sa frustration, et par la violence de l'affrontement. Athlos l'avait agrippé par les cheveux et martelait ses côtes de coups de poings. Rémus se retrouva coincé sous lui, et de grosses pierres anguleuses lui meurtrissaient le dos. Il réitéra un coup de tête, profita du bref relâchement d'Athlos pour dégager ses jambes. Il tenta de prendre appui dessus pour se redresser et renverser son adversaire. Mais la main d'Athlos claqua sur son visage, ses doigts s'enfoncèrent sans pitié dans ses joues et ramenèrent sa tête vers le bas. Rémus se dégagea avec un grognement et frappa du genou. Athlos étouffa un cri, sans toutefois dévier son attaque sur la nuque exposée de Rémus. Celui-ci perdit cette fois l'équilibre, il se reçut sur les coudes et des points rouges tourbillonnèrent devant ses yeux. La voix d'Antémis lui parvint à nouveau, vaguement brouillée :
« Rémus ! Athlos ! Rémus ! Attention ! »
Une note paniquée vibrait dans cet appel. Elle ramena Rémus à lui et il leva la tête. Il eut à peine le temps de distinguer une énorme masse foncer sur eux, une créature si imposante qu'il n'en distingua rien d'autre que ce volume insensé.
Athlos était toujours à genoux à ses côtés, il s'écarta d'une détente en tirant Rémus par l'épaule. Malgré tout, ce dernier senti une douleur fuser dans sa hanche et il roula dans les broussailles. Il se redressa aussitôt, par réflexe face au danger. Mais l'énorme animal poursuivait sa course aveugle et la nuit engloutit sa croupe impressionnante.
Rémus tâcha de se remettre debout, en contenant un gémissement. Il n'aurait su définir si la créature l'avait touché ou s'il s'était blessé autrement, en heurtant quelque chose dans sa chute. Antémis vint le soutenir, avec sa sollicitude coutumière.
« Qu'est-ce que c'était que ça ? marmonna Rémus, le regard encore tourné vers le sillage de la bête.
- Un rhinocéros, grogna Athlos. Tu l'as échappé belle, il t'aurait embroché. Je t'ai sauvé la vie.
- Rhinocéros ? répéta Rémus en essayant de s'en faire une représentation mentale. Cet animal avec de grandes cornes sur la tête ?
- Oui ! souffla Athlos d'une voix exaspérée. Tu ne connais pas les animaux du coin ?
- Je viens de l'Empire, se défendit Rémus encore troublé. Il n'y a pas tout ça là-bas...
- Ah oui, c'est vrai, fit Athlos en se renfrognant davantage. L'Empire. On n'a pas tous la chance de venir de l'Empire.
- Tu es né dans l'Avant-poste ? » s'enquit Antémis.
Athlos croisa les bras avec une sorte d'amertume.
« Ouais. »
Rémus se tourna vers lui, traversé d'une idée miraculeuse.
« Tu voudrais voir l'Empire ? »
Athlos ne répondit rien, ce qui, de sa part, semblait une approbation. Rémus insista :
« Si tu veux, je peux te trouver une place là-bas. J'ai suffisamment de contacts... tu auras un bon poste. »
Athlos demeurait silencieux et Rémus s'approcha de lui, persuasif :
« Termine cette mission avec nous... sans... sans problèmes, et tu pourras commencer une nouvelle vie dans l'Empire. Je t'en donne ma parole... Même si tu ne m'aimes pas, tu sais que je ne fais pas des promesses en l'air à mes hommes. »
Pourvu qu'il accepte... Allez, accepte !
Cet accord l'arrangeait au fond lui-même, bien plus qu'il ne le présentait. Non seulement il s'assurait enfin la coopération de cet homme instable, mais en plus il serait ensuite débarrassé de lui définitivement. Il lui trouverait une place où il ne risquerait pas de le revoir, quand bien même regagnerait-il lui aussi l'Empire. Et si Athlos échappait ainsi à la cour martiale et aux sanctions qu'il méritait, ce n'était somme toute pas très grave si cela pouvait assurer le succès de la mission.
Il fit quelques pas pour mieux discerner le visage de son subordonné. Celui-ci hocha la tête d'un petit mouvement sec.
« Ouais... Pourquoi pas. »
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