Mauvaise rencontre (II)
Mais une fois en haut, il oublia ses questionnements. Une foule pittoresque s'agitait, une foule de Farles. Fuzal n'en avait jamais vu autant. Les interjections montaient autour de lui en un brouhaha qu'il peinait à comprendre, même s'il avait étudié leur langue. Toges, tuniques ajustées, sandales montantes, beaucoup de cheveux et de yeux clairs. Un mélange d'odeurs saturait l'air, pavé sale, poisson, mais aussi grillade, et le ventre de Fuzal grogna.
Cependant Olfiyûr l'entraînait plus loin, la tête baissée.
« Marche ! N'attire pas l'attention ! »
Ils suivirent le mouvement qui amenait au port. Fuzal scruta avec intérêt les formes des galères, les toiles marquées de grands pigeons, et il remarqua aussi une énorme statue de cet animal du côté opposé, celui qui menait à la ville et à ses bâtiments aux toits rouges.
Puis son regard fut attiré par un officier farle en tenue complète. Sa cuirasse noire affichait plusieurs décorations, et des épaulettes qui l'élargissaient tombait une cape beige. Un casque noir à nasal et protège-joues enveloppait sa tête. Un long cimier clair augmentait sa taille déjà respectable.
Impressionné, Fuzal avait ralenti l'allure.
« Mais qu'est-ce qui te prend ? » siffla Olfiyûr en manquant trébucher.
Son regard suivit machinalement celui de Fuzal, et ses doigts s'enfoncent dans son épaule comme autant de clous. Fuzal ne put retenir un cri. Il leva les yeux vers Olfiyûr qui s'était arrêté net, interdit.
« Dabiang...?! »
Impressionné par l'officier farle, Fuzal n'avait pas prêté attention au petit homme qui trottinait à côté. Il le reconnut à son tour, majoritairement à sa démarche furtive, à sa façon de tourner continuellement la tête à droite et à gauche pour surveiller les alentours. Celui-là avait travaillé pour son père, aussi loin que Fuzal s'en souvienne. Son nom avait inspiré la peur dans toute la région Nord.
« Mais qu'est-ce qu'il fait là ? » souffla Olfiyûr en se ratatinant derrière le cortège d'esclaves d'un Farle opulent.
Dabiang Trois Griffes portait un sac à l'épaule et allait visiblement avec l'officier farle. Tous deux marchaient vers les pontons d'embarquement.
Olfiyûr tira sur l'épaule de Fuzal pour leur emboîter le pas, en marmonnant des injures. La petite silhouette de Dabiang se serait facilement perdue dans la foule, mais le panache de l'officier, lui, se démarquait clairement. Il les mena jusqu'à un petit bateau amarré, où les deux hommes se séparèrent. Le Farle fit demi-tour, tandis que Dabiang prenait pied sur le pont. Il échangea quelques mots avec un Farle sur le pont, et disparut à l'intérieur du navire.
« Mais à quoi joue-t-il ? fulminait Olfiyûr. Il est libre ? Il est passé du côté des Farles ?! Le traître ! Le vicieux... Je n'aurais pas cru à ce point... Mais... Viens, Fuzal ! »
Et à son tour, il se dirigea vers le bateau. Fuzal courba le dos, effrayé. Ils quittaient la protection de la foule anonyme pour s'engager sur la jetée.
« Fais comme si de rien n'était ! » chuchota Olfiyûr.
Ils marchaient vite et avant même d'être interpellés, ils étaient à leur tour sur le bateau. L'animation régnait sur le pont, quelques regards se tournèrent vers eux, mais déjà Olfiyûr franchissait l'écoutille. Fuzal le suivit sur l'échelle en bois.
En bas, la coursive paraissait obscure, mais les yeux de Fuzal s'y habituèrent rapidement. Des rayons filtraient par des planches disjointes du pont. Malgré sa jambe douloureuse, Olfiyûr se hâtait.
« Par ici ! »
Après quelques mètres, il repoussa Fuzal contre le mur.
« Il est là ! Mets-toi ici ! »
Il poussa Fuzal dans un énorme rouleau de cordage abandonné sur le côté. Le trou était à peine assez gros pour que Fuzal s'y enfouisse. Ratatiné dedans, il s'aperçut qu'un interstice lui permettait de voir le couloir.
Cependant Olfiyûr s'écriait :
« Dabiang ! »
L'ancien chef de la sécurité de la région Nord, qui s'apprêtait à pousser une porte, sursauta tellement qu'il faillit en lâcher son paquetage.
« Olfiyûr... ? Mais qu'est-ce que tu fais là ?
- Je te retourne la question ! Qu'est-ce que tu fais là avec les Farles ? »
Dabiang leva une main apaisante.
« Calme-toi ! Je vais t'expliquer. Tu es seul ?
- Oui.
- Alors viens dans ma cabine, nous pourrons parler tranquillement. »
Non ! eut envie de hurler Fuzal.
Cette proposition décuplait sa peur. Il n'y avait pas plus fourbe que Dabiang Trois Griffes. Bien qu'il ne lui ait jamais fait de mal à lui, Fuzal, il l'avait toujours craint. Plus qu'Olfiyûr, plus que Nang-Waya l'Éclair Vert, presque autant qu'Hoh-Yawao Dent Dure. À cause de sa proximité avec son père, de son regard perçant, de sa façon de toujours surgir là où on ne l'attendait pas, de ses paroles à double sens ; à cause de cette espèce d'aura vénéneuse qui émanait de lui, qui donnait envie de le fuir et de ne jamais le revoir.
Paradoxalement, même si Olfiyûr l'avait battu et maltraité, là où Dabiang ne l'avait jamais touché, Fuzal s'aperçut que son cœur penchait à cet instant pour le premier. Au fil du voyage, il avait fini par lui faire confiance. Malgré son caractère désagréable, Olfiyûr ne visait pas de mauvais objectifs. Dabiang, lui, sous des abords veloutés, cachait un cœur de ténèbres - pour peu qu'il en possédât un.
À présent, Fuzal craignait que la rancœur d'Olfiyûr envers Dabiang ne le conduise à sa perte.
Tous deux franchirent le seuil de la cabine et la porte se referma. Fuzal demeura dans son rouleau de corde, le cœur serré. Pourtant, n'était-ce pas ce qu'Olfiyûr avait tant désiré, une confrontation avec Dabiang, loin de Salasala, où leurs différents se régleraient une fois pour toutes ? Il le revit devant leur feu de camp, pointant son visage abîmé.
« C'est lui qui m'a fait ça. »
Fuzal ne fut pas surpris d'entendre un choc métallique. Un cri suivit, tellement bref qu'il n'aurait su dire quelle gorge l'avait poussé. Puis le silence retomba. Cela n'avait duré qu'un clin d'œil.
La bateau continuait de balloter doucement, l'équipage s'activait sur le pont, et au-delà résonnait la rumeur du port.
Serré dans le cordage, son sac contre lui, Fuzal attendait qu'Olfiyûr revienne le chercher. Pourquoi n'arrivait-il pas ? Ses membres lui faisaient mal, la respiration devenait laborieuse.
Il scrutait la coursive plongée dans la pénombre, tout juste éclairée par quelques écoutilles entrouvertes. Enfin, après un temps qui lui parut infini, la porte de la cabine pivota lentement. Son cœur s'arrêta une seconde. La tête de Dabiang Trois Griffes apparut dans l'entrebâillement.
Oh non... Oh non !
L'ancien chef de la sécurité de son père referma la porte derrière lui et s'avança dans le couloir. Démarche furtive, regards acérés à la ronde. Fuzal se recroquevilla plus que jamais, enfonça sa tête entre ses épaules, pria de toute sa ferveur pour ne pas être aperçu.
Dabiang passa d'un pas feutré, et Fuzal entendit les marches derrière lui grincer légèrement. Il remontait sur le pont. Sans doute voulait-il s'assurer qu'Olfiyûr était bien seul.
Son départ rasséréna à peine Fuzal. Olfiyûr ne se manifestait toujours pas. La cabine demeurait silencieuse.
Il faut que j'aille voir !
Il avait peur, mais craignait plus encore le retour inopiné de Dabiang. Chaque seconde passée augmentait le risque.
Il faut que je sorte d'ici de toute façon !
Qui sait quand ce vaisseau lèverait l'ancre, et pour quelle destination ? L'empire farle ?
Le corps moite, Fuzal s'extirpa du rouleau de corde, et courut à la cabine du fond. La gorge serrée, il poussa le battant de bois.
La cabine baignait dans une lueur mordorée, qui entrait par un hublot ouvert. Il n'y avait personne.
Ce n'est pas possible !
Fuzal repoussa la porte et regarda autour de lui, fébrile. La pièce était minuscule. Une couchette, un bureau rudimentaire, des semblants de meubles. Tout ou presque était en bois, quelques pièces métalliques, peu de tissu.
« Monsieur Ruisseau d'Argent ! Monsieur Ruisseau d'Argent ! »
Il n'avait pas osé élever la voix. Olfiyûr n'avait pourtant pas pu se volatiliser, qu'est-ce que...
Il se figea. Il venait de remarquer un détail anormal.
Une main. Posée à terre, paume vers le plafond, les doigts légèrement repliés. Tout près de la couchette.
La couchette dont les couvertures pendaient jusqu'au sol.
Le sang glacé, Fuzal s'avança et les rejeta de côté. Olfiyûr était étendu en-dessous. La tête renversée en arrière, les yeux vitreux, la bouche entrouverte. Un poignard dépassait de sa poitrine.
Fuzal le contempla avec incrédulité, avec horreur, avec désespoir. Un instant plus tôt, cet homme était vivant et s'appuyait sur son épaule. Fuzal comptait sur lui pour le guider dans cette ville inconnue.
Ce n'est pas possible...
Un bruit dans la coursive. Fuzal tressaillit de la tête aux pieds. Dabiang allait revenir d'un instant à l'autre. Il était coincé.
Fuzal laissa retomber les couvertures devant le corps d'Olfiyûr et parcourut la cabine du regard, à la recherche d'une cachette. Son cœur battait à s'envoler.
Dans un de ces placards ? Dabiang allait très certainement les ouvrir. La couchette - avec le cadavre d'Olfiyûr ? Hors de question ! Le bureau ? Le hublot...
Le hublot ! Il pouvait sortir par là, il savait nager, par l'Unique, merci...
Sans plus réfléchir, il se faufila par l'ouverture, à reculons, les jambes les premières, puis il se laissa glisser entièrement.
L'eau du fleuve était tiède, calme et trouble. Elle clapotait sans remous, plus profonde que ce qu'il y paraissait. Fuzal s'y enfonça en se forçant au calme. Ne pas se débattre, ne pas attirer l'attention des matelots sur les navires. Il avait dû tenir son sac entre les mains pour passer par le hublot, et à présent il l'encombrait. Il tenta de passer la lanière sur son épaule mais n'y parvint pas ; et déjà il manquait d'air.
Il lâcha le sac et donna une poussée pour remonter. À grand-peine, il se contraignit à émerger en douceur, à respirer calmement.
Puis il renfonça sa tête sous l'eau et s'efforça de nager, sans rien voir. Il avait à peu près visualisé la berge, plus loin, un endroit qu'il pouvait atteindre sans s'approcher d'un seul des bateaux mouillés ici.
Quelque chose le frôla et son cœur frémit. Les crocodiles remontaient-ils jusqu'à ce débarcadère ? Pas impossible. Il faillit retourner à la surface en un élan désespéré.
Une ultime parcelle de raison le poussa à poursuivre sa nage, malgré la crainte d'être happé. Il s'exhorta au calme, à la coordination de ses mouvements.
Je vais y arriver. Je vais y arriver.
Il montait régulièrement aspirer un peu d'air et vérifier sa trajectoire.
Je vais y arriver.
Le niveau de l'eau diminuait progressivement et soudain il eut pied. Partagé entre le soulagement et une nouvelle inquiétude, il se hâta dans l'eau jusqu'à en émerger complètement. Il ruisselait, trempé de la pointe des cheveux aux bouts des orteils. Ses mèches s'étaient aplaties contre sa nuque, ses vêtements lui collaient à la peau. Il tira sur sa tunique, de crainte que le tissu mouillé ne dévoilât la forme de Sursaut.
Il regarda derrière lui, dans l'espoir futile d'apercevoir son sac à la dérive. Mais rien de ce qui flottait à la surface du fleuve n'y ressemblait.
Il frissonna en contemplant les bateaux amarrés, tenta de chasser l'image du corps d'Olfiyûr. L'idée lui vint que Dabiang observait peut-être en cet instant depuis son hublot, et il se mit en chemin à pas rapides.
La berge était molle, boueuse, et il remonta un peu plus haut. Un pêcheur occupé à réparer sa barque le regarda passer et lui cria quelques mots.
N'ayant rien compris et craignant d'attirer sur lui toute l'attention du port, Fuzal tendit le bras et fit semblant de reconnaître quelqu'un au loin.
« Mon père ! » s'écria-t-il en farle avant de détaler.
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