
Le point de vue d'un enfant
Attia ben Samora n'était ni Farle ni Sozyès. Il descendait d'une ethnie presque totalement exterminés par les Sozyès lors de leur conquête du continent. Il vouait une haine forcenée aux meurtriers de son peuple, au point d'avoir voulu s'engager dans l'armée farle. Mais dans l'armée farle ne pouvaient servir que des Farles. Depuis, Attia ben Samora englobait tout le monde dans sa haine et, tout en rêvant de vengeance, il vendait ses services au plus offrant, pour quel que travail que ce soit.
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A seulement douze ans, Fuzal, neveu de Mian-Meh et héritier du trône du Piranha, connaissait le palais de Salasala mieux que quiconque. Lorsqu'il n'assistait pas aux cours particuliers que donnaient des professeurs spécialisés à ses sœurs, ses cousins et lui-même, il arpentait les mille et une pièces du bâtiment à la recherche d'un mauvais coup à effectuer. Celui qu'il préférait constituait à martyriser son frère de six ans, qui n'assistait pas aux leçons car leur père avait interdit qu'on lui donnât une quelconque éducation.
C'est donc tout naturellement que, cet après-midi-là, à la sortie de son cours d'histoire, il se mit à sa recherche. Il connaissait les endroits où il aimait se réfugier. Sans hésiter, il s'élança dans un escalier en colimaçon qui montait dans l'une des plus hautes tours. A chaque palier s'ouvrait une pièce agrémentée d'un balcon, qui offrait une vue magnifique sur la ville en contrebas et la mer à l'horizon. Mais ce spectacle laissait Fuzal indifférent. Il n'avait qu'une idée en tête.
« Sohl ? appela-t-il. Sohl ! Où est-ce que tu te caches, assassin ? Attends, je sais que tu es là, je vais te trouver ! »
Il traversa hâtivement la salle et poursuivit son ascension. Il avala les dernières marches en se voyant parvenir au sommet. Cette pièce-ci était toute meublée dans des tons rouge sombre, tapis, tentures, divans, chaises en acajou. Fuzal s'arrêta net sur le seuil. Elle était vide.
« Sohl ? »
Il fronça les sourcils, regarda autour de lui. Un rideau de perles masquait le balcon. Une silhouette semblait se dessiner derrière. Un sourire sinistre étira les lèvres de Fuzal et il le souleva sans ménagement. Mais il se figea une nouvelle fois. Devant lui se tenait Ololia, une de ses sœurs. Il l'apostropha:
« Qu'est-ce que tu fais là, la grosse ? Tu as réussi à monter jusqu'ici ? »
Il ricana tout seul et, comme elle ne répondait pas, reprit:
« Pour une fois que tu n'es pas à la bibliothèque, ça change ! Bon, je cherchais Sohl, ce sale criminel. Tu ne l'as pas vu ?
- Fuzal... soupira-t-elle en baissant les yeux. Tu ne peux pas le laisser un peu tranquille ? Qu'est-ce que tu lui veux à la fin ?
- Arrête, tu le sais très bien ! Il a tué Mère ! Elle est morte après lui avoir donné naissance ! Donc s'il n'était pas né, elle ne serait pas morte !
- Fuzal, dit-elle d'une petite voix. Il n'a pas choisi de naître !
- Tais-toi ! cria-t-il avec fureur. Il ne pouvait pas mourir lui et laisser Mère vivre ? C'est de sa faute ! D'ailleurs Père le savait, il le détestait, il ne voulait pas de lui, il n'arrêtait pas de le taper !
- Père nous tapait nous aussi, murmura Ololia encore plus bas.
- Seulement après la mort de Mère, rétorqua Fuzal. Tu vas voir ce que je vais lui faire, quand je serais gouverneur... (Il plissa les yeux.) D'ailleurs toi aussi tu devrais faire attention. Tu n'es bonne à rien, tu ne fais que lire et manger des gâteaux. Quand tu seras grande on t'appellera sûrement Ololia la Grosse Lectrice ! (Il rit.) Je pourrais décider de te chasser. A ce moment-là j'aurais pouvoir sur vous tous ici... et je m'appellerai Fuzal le Tigre Bondissant, poursuivit-il en se donnant un air martial. Ou Fuzal Épée Tranchante. Ou Fuzal le Fauve Féroce. (Son visage s'éclaira.) Ça sonne bien, ça ! J'espère que je m'appellerai comme ça ! Tu n'es pas d'accord, la Grosse Lectrice ?
- Si, si, Fuzal, fit-elle doucement en regardant le bout de ses sandales.
- Bon, tant mieux pour toi. Allez, va-t-en, tu m'agaces, la grosse. »
Elle s'enfuit sans se faire prier. Mécontent, Fuzal se mordit la lèvre.
Je ne sais toujours pas où se trouve ce sale petit Sohl.
Il alla se pencher par-dessus la rambarde du balcon. Le palais étant construit sur une colline, il pouvait voir en contrebas les pièces qui s'étalaient en escalier, salles à ciel ouvert, terrasses, jardins suspendus. Nulle trace de son frère. Par contre...
Il se courba davantage. Dans un patio quelques mètres plus bas, une silhouette vêtue d'un châle vert vif et à la tête hérissée de piquants de porc-épic faisait les cents pas. Le cœur de Fuzal tressaillit.
Oncle Mian-Meh !
Il s'agissait là de la seule personne que Fuzal respectait sincèrement. Il l'admirait et, dans le secret de son cœur, il rêvait de lui ressembler. Il ne pouvait s'empêcher de le suivre, de le surveiller, d'essayer de copier ses gestes. Il se cachait pour le regarder lire, travailler, méditer, s'entraîner à la yatsiwahi, même manger et dormir. Le seul endroit où il ne cherchait plus à l'espionner était le temple. Il l'y avait surpris une fois en train de pleurer en implorant l'Unique. Bouleversé par cette vision, il s'était enfui. Mais cela n'avait ensuite fait que décupler sa fascination.
On lui avait pourtant expliqué que c'était peut-être lui qui avait tué son père, Marfil Bris de Crâne, assassiné deux ans plus tôt. Après une nuit de beuverie où il s'était notoirement disputé avec son ami Nang-Waya l'Éclair Vert, on l'avait retrouvé mort dans un bassin, la gorge tranchée. L'arme du crime avait ensuite été découverte chez Nang-Waya. Mais d'après la rumeur, il ne s'agissait que d'une ruse de Mian-Meh pour s'accaparer le trône. Paradoxalement, le seul à connaître la vérité n'était autre que Fuzal lui-même. Car, à l'insu de tous, l'enfant avait assisté au meurtre de son père. Il avait reconnu l'assassin. Mais il n'y pensait jamais. Autant la mort de sa mère restait cruellement ancrée en lui, autant celle de son père demeurait enfouie dans son inconscient. S'il n'avait rien dit quand on avait exécuté Nang-Waya, ce n'était pas seulement parce que la parole d'un enfant n'aurait pas été prise en compte, mais aussi parce qu'il avait vécu l'évènement avec un détachement lointain, comme s'il s'agissait de la vie de quelqu'un d'autre et que lui-même n'était en rien concerné.
On lui avait également répété que Mian-Meh n'attendait sans doute plus désormais qu'une occasion de les éliminer, lui et ses frère et sœurs, pour prolonger son règne. Pourtant, rien de tout cela n'avait altéré l'admiration frénétique que Fuzal portait à son oncle, à l'ascétisme de sa vie, au charisme de sa personne et au secret de son caractère.
Oui, c'est bien lui ! Il faut que j'aille voir ce qu'il fait...
Il refit le chemin en sens inverse, dévalant les étages, enfilant les couloirs, enjambant les murets, courant sur les passerelles, et, enfin, stoppa net devant une allée de pierre grise. Il serra les dents pour contenir son souffle haletant, puis ôta ses sandales et s'avança sur la pointe des pieds. A sa droite se dressait un mur aveugle, à sa gauche d'imposantes touffes de bambous qui prenaient racine dans le patio en contrebas. Fuzal leva la tête.
Il n'y a que de là-haut qu'on peut me voir.
Il se glissa sous les longues feuilles vertes et baissa le regard vers la petite cour aux dalles blanches. Seuls deux couloirs permettaient d'y accéder, l'un à peine visible derrière le lierre du mur du fond, et l'autre passant sous un porche qui affectait la tête d'un dragon aux yeux d'opale. Mais depuis son perchoir, Fuzal voyait et entendait parfaitement.
C'était bien son oncle qui se trouvait là, marchant autour d'un bassin d'eau claire où nageait un petit requin. Mais il n'était pas seul. Deux autres hommes l'accompagnaient. Le premier, assis sur la margelle du bassin, portait une ample cape pourpre. Le second se tenait debout près d'un mur, les bras croisés. Une cicatrice rouge marquait son visage aux traits cruels et anguleux. Fuzal les connaissait, il venaient parfois voir son oncle; il s'agissait de Lyan le Prince Paré de Pourpre, gouverneur de la région Sud, et Zasanjal Larme de Sang, gouverneur de la région Ouest. Ce dernier parlait d'une voix contrariée:
« Nous sommes venus dès que nous avons appris leur capture, mais pour quel résultat ? Ils n'ont rien révélé d'intéressant. Ils ne cessent de répéter qu'ils ne sont que des subalternes, qu'ils obéissent aux ordres et qu'ils ne savent pas pourquoi on leur a demandé d'enlever des Sozyès. Ils ont seulement reconnu que leur base se trouvait à Oxyana. Tu as pris des dispositions, Mian-Meh ?
- Oui, j'y ai fait poster des hommes qui la surveillent jour et nuit. Si un Farle s'y présente, il sera aussitôt arrêté.
- Et ces deux autres Farles qui nous ont échappé ? intervint Lyan. Ils ont bien dit qu'ils étaient huit dans l'unité !
- Nous ne les avons pas retrouvés, admit Mian-Meh avec une grimace. Ils sont sans doute rentrés dare-dare dans leur Avant-poste. »
Lyan essuya d'une main son visage allongé, une lueur fatiguée dans les yeux.
« Hoh-Yawao Dent-Dure va être furieux. Quand est-il censé arriver ?
- Dans les prochains jours, je pense, répondit Mian-Meh en mettant les mains dans son dos. Il s'est mis en route à marche forcée. Par contre Ilsifa Réflexes de Serpent ne viendra pas. Elle comptait emprunter le fleuve Tsoutsou, mais c'est la saison sèche chez eux et le fleuve est à sec. Elle a fait demi-tour et va déléguer quelqu'un.
- Déléguer quelqu'un ? répéta Zasanjal comme s'il s'agissait de la pire ineptie jamais entendue.
- Un de ses hommes qui se trouve en ce moment dans la région Nord... Lui aussi sera bientôt là. »
Zasanjal secoua la tête et sa longue tresse noire semée de rubis se balança violemment.
« Une réunion d'une telle importance devrait normalement se tenir à Lî-fènê, et entre nous cinq seulement, personne ne peut nous remplacer ! »
Mian-Meh hocha la tête et murmura:
« Oui... Je crains de contrarier l'Unique. Il pourrait laisser les Farles nous dominer. »
Lyan soupira bruyamment.
« Nous n'avons pas le choix. La situation empire. (Il leva un regard grave vers ses compagnons.) Des disparitions ont commencé à se produire aussi dans ma région. »
Les deux autres se récrièrent en chœur et échangèrent des regards consternés.
« On m'a signalé dix cas avérés, expliqua Lyan.
- Par l'Unique... souffla Mian-Meh. Les Farles se rendent-ils compte qu'ils sont sur le point de nous ravir notre royaume ? Nous sommes en sursis. Il me tarde qu'Hoh-Yawao arrive et que nous prenions une décision !
- Ça me fait penser à quelque chose, Mian-Meh, le coupa Zasanjal. Je n'ai pas vu ta sœur depuis que je suis arrivé ici. A-t-elle disparu elle aussi ? »
Mian-Meh s'arrêta brusquement et se retourna, le regard surpris.
« Mayola ? Je ne sais pas... Je ne la vois pas trop, mais ça ne veut pas forcément dire qu'elle s'est fait enlever. »
Zasanjal décroisa puis recroisa ses bras minces.
« Eh bien tu devrais te renseigner à son sujet. Tu sais à quel point elle est assoiffée de pouvoir... Quand je viens ici, elle ne manque pas de me tourner autour pour en renifler l'odeur, comme une hyène qui a senti une carcasse. Si elle n'est pas venue, c'est que quelque chose l'en empêche. Interroge donc ses fils. »
Mian-Meh accusa le coup d'une mimique contrariée.
« Elle n'est pas impliquée dans les affaires les plus secrètes de l'Etat, mais ce serait tout de même très grave si elle a réellement été kidnappée...
- C'en est trop ! l'interrompit Lyan en se levant brusquement. Nous ne sommes pas plus avancés tandis que les Farles progressent, et Hoh-Yawao va arriver bientôt et réclamer la guerre comme à son habitude. Or nous trois ne voulons pas de la guerre, mais qu'allons-nous lui répondre ? (Il poussa un soupir excédé, puis effectua un grand geste du bras qui fit claquer sa cape.) Retournons interroger ces prisonniers. Il nous faut impérativement leur extorquer une information, aussi minime soit-elle. »
Mian-Meh et Zasanjal échangèrent un regard. Le premier hocha la tête.
« Allons-y.»
Il se dirigea vers le mur du fond, écarta le lierre et s'enfonça dans le couloir sombre. Lyan et Zasanjal le suivirent l'un après l'autre.
Fuzal demeura longtemps immobile après leur départ. Il se rendait rétrospectivement compte qu'il avait surpris une conversation importante, qui relevait du secret d'État et qu'il n'aurait jamais dû entendre. Si on apprenait qu'il y avait assisté, il serait probablement exécuté.
En même temps il lui semblait découvrir le cœur même du métier de dirigeant, découvrir une chose que ne lui apprenaient pas ses professeurs. Chacun lui enseignait une matière spécifique, mais gouverner, c'était gérer, tout simplement. Un bon gouverneur gérait les situations les plus diverses et savait résoudre les crises.
Il faudra que je me souvienne de ça toute ma vie, se dit-il.
Quant au fond de la conversation, il n'avait pas tout compris, à part que sa tante avait peut-être été enlevée. Il n'en ressentait aucune tristesse, aucun sentiment. C'était une femme méprisante, hargneuse et agressive, qui détestait tout le monde depuis la mort de son mari et qui ne rêvait que du trône. Mais pourquoi les Farles l'auraient-ils enlevée ? Fuzal frissonna en se demandant s'il risquait de se faire kidnapper lui aussi.
Cela le ramena à la réalité, à la froideur de la pierre sur laquelle il reposait. Très haut au-dessus de lui, le ciel pâle du soir déployait son immensité, et Fuzal se sentit soudain très calme. Il percevait tout d'un coup son héritage différemment, non plus comme un droit le plaçant au-dessus des autres, mais comme une responsabilité qu'il devrait assumer du mieux possible.
Cependant la route était encore longue entre sa compréhension d'enfant, et la réalité de la pratique du pouvoir.
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