Combat pour un secret (I)
Deux bols à la main, Attia ben Samora franchit le seuil de la hutte. Une aube dorée se levait sur le camp des travailleurs, le nimbant d'un halo sublime. La fraîcheur nocturne flottait encore entre les cabanes, riche des senteurs de la terre chaude et de la végétation foisonnante.
Les allées résonnaient des cris des régisseurs qui, selon leur rituel, réveillaient les retardataires à grands renforts d'injures et de coups de fouets. Le travail ne cessait jamais dans la pseudo mine de diamants, et l'aurore sonnait le changement d'équipe.
Attia courut prendre sa place parmi le groupe amassé devant une estrade, où l'on servait la ration du matin. On lui remplit ses bols de bouillie d'orge et de tranches de fruits, ananas et mangue pour majorité. En revenant à sa cahute, il aperçut un groupe de contremaîtres en approche.
Vite.
Dans la pénombre de l'intérieur, Eljad émergeait tout juste de son hamac. Les cheveux en désordre et les yeux bouffis, il enfilait une tunique. Attia lui fourra l'un des récipients entre les mains. Son frère poussa un cri :
« Doucement ! Je suis plein d'ampoules ! Et j'ai mal partout... Ça suffit maintenant, Attia, on s'en va !
- Mais oui ! C'est ce que j'allais te dire. Nous avons fait assez de vérifications. Tu as bien toujours les plans sur toi ? »
Eljad tapota sa ceinture. Attia émit un petit grognement, sec et satisfait.
« Bon. Il est grand temps de partir, mais les contremaîtres sont partout... Écoute ce que nous allons faire : une diversion. Ce soir, quand il y aura le changement d'équipes, j'irai allumer un feu au nord du camp. Tu profiteras de l'agitation pour partir et tu mettras une pirogue à l'eau. Je te rejoindrai au plus vite. »
°°°
Valériane et Méro parvinrent au pied de la montagne aux Mille Arêtes par l'ouest, en fin de matinée. Ils s'étaient approchés avec la plus grande prudence, en demeurant sous le couvert des arbres. La profusion de lianes entravait la progression des chevaux, mais ils se savaient parvenus au but. Les échos d'un chantier montaient jusqu'à eux.
« Stop ! » intima Valériane.
Ils avaient atteint la lisière. Au-delà des troncs enchevêtrés et des grandes feuilles émeraude se dressait une sorte de toit, soutenu par des piliers, sous lequel s'alignait une bonne cinquantaine de pirogues. Plus loin se massait un groupement de huttes et, au-delà, du côté est de la montagne, une impressionnante colonie de cabanes devait représenter le camp des travailleurs. Depuis leur position, un peu en hauteur, Valériane et Méro pouvaient voir des silhouettes s'y activer. La plupart portaient des chapeaux coniques et des fouets, mais il ne semblait pas y avoir de soldats en armes.
« Ça y est, souffla Valériane en se laissant glisser à terre. Allez, à la suite maintenant. Je vais me faire passer pour une mineuse et examiner les tunnels. »
Méro essuya la sueur sur son visage et opina. Ils avaient déjà convenus de tous les détails. Seule Valériane pouvait se charger d'explorer le chantier, car Méro aurait été trahi par ses yeux clairs. À lui revenait la garde des montures, et du pigeon toujours dans sa cage.
Quant à Valériane, rien ne la désignait comme Farle. Ses cheveux rassemblés en chignon avaient graissé au cours du voyage et paraissaient presque noirs. Elle portait une tunique grise aux manches courtes, retenue par une ceinture quelconque, et conservait dessous deux poignards.
En outre, elle devait à son passé de mercenaire de connaître quelques répliques en sozyès - à défaut de maîtriser la langue.
Elle adressa un signe à Méro et se faufila jusqu'aux ultimes ajoncs. Il lui fallait à présent descendre un remblai rocailleux, en plein soleil, pour atteindre les premières bicoques du camp. Elle scruta les huttes à droite, mais n'y perçut guère de mouvement. La chaleur du zénith alanguissait la plupart des hommes.
Valériane s'assit au bord de la pente et se laissa glisser en bas, en grimaçant car les pierres étaient pointues et brûlantes. Cela ne lui prit que quelques secondes. Elle se retrouva accroupie dans l'ombre, contre un gros rocher et une cabane qui s'y trouvait accolée. Le cœur battant, elle prêta l'oreille. Rien n'avait changé dans la rumeur du camp. Elle avait tâché de faire le moins de mouvements et de bruit possibles, et son intrusion semblait inaperçue.
Elle contourna la cabane et se redressa en prenant un air naturel.
Je travaille ici. Aucune raison d'avoir peur.
Elle détailla d'un regard le fouillis de bâtiments et de flore qui composait le camp. Comme souvent avec les Sozyès, il eut été vain de vouloir en comprendre l'organisation. Ils avaient leur propre logique. Le but de Valériane consistait seulement à pénétrer dans la montagne.
Elle avisa quelques outils abandonnés tout près, contre un tas de rondins desséchés. Elle s'empara d'une pioche, vida un seau rempli de cailloux et le prit également. Puis elle s'élança entre les cabanes. Le terrain montait. Elle zigzagua dans les allées pour se rapprocher au plus près de la montagne. Malgré une hauteur assez modeste, celle-ci dominait de toute sa longue masse anthracite. Quelques taches de verdure l'émaillaient, au milieu des escarpements, des angles tranchants et des rocs saillants. Un bourdonnement en émanait, rythmé de chocs et de cris ; un concert de sons qui à l'échelle de la montagne sonnait comme sa voix propre.
Valériane atteignit une entrée plus vite qu'elle ne l'avait imaginé. Au détour d'une grande bicoque ombragée toute secouée de ronflements, elle se retrouva sur une place de pierre couverte de gravats. Juste devant elle s'élevait un pan abrupt des Mille Arêtes. Une ouverture haute comme trois hommes, large du triple, béait entre deux blocs rocheux.
Une file de mineurs en émergeait, se passant sans répit des panières chargées de pierraille. Les derniers de la chaîne la déversaient de côté puis jetaient les contenants vides devant eux. Un adolescent rouge, essoufflé, s'en empara et repartit en courant vers le tunnel. Un des hommes au chapeau conique gardait l'entrée. Son fouet sifflait sans répit et ne manqua pas atteindre le garçon à son passage.
Valériane n'hésita guère. Elle lâcha ses outils et courut vers la chaîne de travailleurs. Elle rafla une pile de paniers vides et se précipita à son tour vers l'entrée de la mine. Le contremaître cracha quelques mots à la sonorité injurieuse et le fouet claqua, mais elle passa sans plus d'encombres.
°
La montagne était bel et bien creusée, majoritairement dans sa partie basse. Les galeries y étaient hautes, larges, et Valériane se demandait comment quiconque pouvait croire à une mine de diamants. D'autres tunnels plus étroits, éclairés par de petites lanternes, montaient vers les hauteurs. Ils menaient tous à des excavations dotées d'ouvertures sur le flanc est de la montagne. D'après Dabiang Trois Griffes, le Moine Mystérieux comptait y cacher des tireurs.
Debout près d'une faille verticale, Valériane contemplait l'extérieur. Les réflexions se bousculaient dans sa tête. C'était donc là que les Sozyès entendaient livrer bataille. Au bas de la montagne s'étendait un terrain rocailleux, légèrement dénivelé, où il ne poussait pas grand-chose. Les armées sozyès arriveraient par le nord et l'est. Les Mille Arêtes occupaient l'ouest. Les Farles ne pourraient se placer qu'au sud, seraient même contraints de s'appuyer sur la montagne si les Sozyès accentuaient leur pression au sud-est. De toute façon, la logique voulait que les Farles placent là leurs machines de guerre. L'endroit était idéal pour les catapultes. Hors de portée des Sozyès, et des munitions à profusion.
Valériane grimaçait de plus en plus devant l'étendue du problème. Le Moine Mystérieux avait soigneusement sélectionné l'endroit et l'avait par surcroît amélioré à son avantage. Les Sozyès étant déjà favorisés par leur supériorité numérique, il ne semblait plus guère y avoir moyen de sortir du piège.
Ça va être un carnage.
Valériane s'écarta de la meurtrière. Il était rare que l'inquiétude lui serrât à ce point le cœur. Jusqu'à présent elle avait toujours cru à la victoire. Tout à coup, sa probabilité lui paraissait bien dérisoire.
Au moins nous connaissons le piège... Nous ne laisserons pas le Moine Mystérieux nous massacrer à sa guise ! Et peut-être y a-t-il une carte à jouer avec tous les prisonniers dont nous disposons...
Des cris se répercutaient dans les boyaux de pierre. Aux quelques mots qu'elle discerna, et ayant vu le soir tomber au-dehors, Valériane comprit que l'on rassemblait les équipes. Elle quitta la longue cavité où elle s'était faufilée seule, dévala une galerie en pente, et rejoignit une colonne de mineurs fourbus. Un autre contremaître les guidait vers la sortie, la voix rauque après une journée à s'égosiller sous terre.
En émergeant, Valériane inspira une profonde bouffée d'air chaud. Sa saveur était incomparable après les relents moites des tunnels. Une quinte de toux la secoua, ses poumons étaient pleins de poussière. Elle veilla à demeurer dans la file, tandis que tous descendaient vers le camp.
L'ombre de la montagne s'étendait à présent dessus, renforçant les nuances obscures du soir bleuté. Des torches s'allumaient çà et là entre les masures. Mais il régnait une ambiance tendue, confuse. Les allées grouillaient de travailleurs agités, certains entraient et ressortaient en hâte des huttes. Les contremaîtres jetaient des phrases courtes à l'intonation lapidaire. Tous regardaient vers le nord.
Des volutes subtiles montaient sur le ciel vespéral.
Il y a le feu !
Ce n'était pas étonnant au vu de la sécheresse ambiante. Sans chercher à comprendre davantage, Valériane saisit l'occasion. Elle se faufila entre les cabanes, glissa successivement derrière une grande roche plate puis un tas de troncs coupés. Un coup d'œil furtif, et elle monta à l'assaut du talus de pierres. La fébrilité générale et le déploiement des premières ténèbres la servaient parfaitement. Elle se redressa et atteignit les arbrisseaux rabougris, tout couverts de plantes grimpantes, du bord de la futaie.
Alors qu'elle s'autorisait une seconde de soulagement, il lui sembla entendre un bruit, une pierre rouler... Elle se figea, scruta le clair-obscur du sous-bois. Les rayons attardés du crépuscule y mouraient en un lent reflux.
Les chevaux se tenaient toujours au même endroit, occupés à mâchonner des brins de verdure. Méro était avachi près d'eux, contre un petit palmier. Il se releva avec empressement.
« Enfin, Valériane ! Alors ? Le sale vieux cloporte a dit vrai ? »
Valériane acquiesça de la tête.
« Il faut prévenir Raerus, je vais relâcher le pigeon tout de suite. »
Elle commença par ceindre son épée, demeurée accrochée à la selle de sa monture, et éprouva un soulagement familier. Puis elle tendit les mains vers la cage attachée derrière.
Quelque chose bougea dans les fourrés. Une silhouette qui s'était tenue tout près d'eux s'éloignait vers le toit abritant les pirogues.
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