Premier mouvement
Mars 2020, Montréal (Canada)
Championnat du monde de patinage artistique
Respire.
Mon concurrent américain n'a pas encore terminé son programme court que plusieurs caméras sont déjà braquées sur moi. J'essaye de les ignorer, mais c'est une pression supplémentaire. Cela fait partie du jeu, comme une épreuve à part entière. Néanmoins, j'ai l'impression que je ne m'y habitue pas. Min-Jae me dit souvent que je suis trop mélodramatique, sans doute a-t-il raison.
On me filme en train de me préparer, vérifier mes lacets, faire mes derniers étirements rituels. Je me force à rester imperturbable. Pas de sourire, ni le moindre regard. Ce n'est pas le moment de jouer les vedettes.
L'Américain s'immobilise enfin sur la glace. Je sais qu'il a fait une belle performance, cependant je préfère ne pas me préoccuper de son score. J'aurai bien assez le temps de compter les points après mon passage et avant le programme libre.
Je retire mon casque. Le vacarme des applaudissements et les cris m'assaillent. Je sens la pression monter d'un cran. Tout mon corps se tend sous l'effet du stress, mes muscles se crispent. J'ai un mauvais pressentiment. Je vais tout rater. Je vais – encore – tomber, je vais me blesser et tous mes efforts n'auront servi à rien.
André, mon entraîneur, m'aide à retirer ma veste. Ses mains se referment sur mes épaules. J'entends à peine ses mots d'encouragement. Dans mon costume pailleté, je me sens nu et désarmé. Je me vois sur le grand écran de la patinoire. J'aurais dû choisir une tenue plus neutre. Comme si cela ne suffisait pas, des mèches blondes se sont échappés de ma queue de cheval et me tombent devant les yeux. Ai-je encore le temps de rattacher mes cheveux ? Les battements de mon cœur s'affolent.
Respire.
Je ferme les yeux. Je dois absolument retrouver mon calme, sinon autant déclarer forfait. Ce n'est pas la finale. Ce ne sont pas les championnats du monde. C'est une simple compétition régionale. Non, un entraînement. Les gradins sont vides. Il n'y a aucune caméra. Les jurés n'existent pas. Je suis seul.
Ma main cherche naturellement la croix autour de mon cou. Le contact familier de l'or est rassurant. Le métal se réchauffe dans ma paume. Je déteste prier en public, d'autant plus lorsque je suis filmé et que mon visage est diffusé en direct dans le monde entier, toutefois me recentrer sur l'essentiel m'aide à faire retomber la pression.
Merci. Merci de me permettre d'être ici ce soir. Merci de me donner une chance de réussir et de montrer le fruit de mon travail et de mon acharnement. Je promets d'en être digne.
J'inspire. Expire. Relâche ma croix. Lorsque je rouvre les yeux, je sais que je suis prêt. Du côté des jurés, les notes de mon concurrent sont tombées. C'est mon tour.
Respire.
Je repousse la main d'André. Il m'encourage une dernière fois, je hoche la tête. Je vais tout donner. Avant de poser mon patin sur la glace, je cherche à croiser le regard rassurant de Min-Jae, assis sur le banc. Il me sourit, agite la main en signe de soutien. J'aurais aimé qu'il soit plus près, qu'il me prenne la main et qu'il puisse me parler. Un jour, peut-être.
J'entre sur la patinoire. Mon nom résonne partout, mais les encouragements des spectateurs me parviennent en sourdine. Je glisse sur la glace, entame quelques tours, la tête baissée. J'esquisse un signe pour le public, il ne manquerait plus qu'on me reproche mon arrogance.
Dans ma tête, je répète déjà mes figures et je fredonne la mélodie qui, dans quelques secondes, retentira dans la patinoire.
Je me fige au centre de la piste.
Je respire.
***
J'aurais aimé l'embrasser avant son passage. Ou au moins, le prendre dans mes bras. Je respecte sa décision de rester dans le placard, au moins pour un temps, mais il faut avouer que c'est quand même très contraignant. C'est la première fois qu'il me propose de l'accompagner à une compétition internationale, mais je ne m'attendais pas à être à ce point sur la touche. Je savais qu'on allait pas se rouler des pelles devant les journalistes, mais j'estime que j'aurais au moins pu jouer le rôle d'un ami. Je n'ai rien dit à Galahad pour ne pas le déconcentrer, mais je pense que, de retour à la maison, on aura une conversation sérieuse.
Jusqu'à présent, je n'avais pas vraiment eu l'occasion de l'accompagner en championnat à l'étranger, à cause des cours et de mes engagements associatifs. J'essaye toujours de me libérer pour assister aux épreuves en France, où l'ambiance est beaucoup plus détendue. Les enjeux sont moins importants, et on ne peut pas dire que les journalistes pullulent. On ne s'affiche pas spécialement ensemble, mais on pas besoin de se cacher. Les compétitions internationales sont d'un tout autre niveau, à tous les points de vue. Le niveau est plus haut bien sûr, mais surtout Galahad est une boule de nerfs pendant les deux semaines qui précèdent. Sur place, les caméras et les appareils photos sont légions et comme il gagne en réputation, il se retrouve au centre de l'attention.
Ça fait deux ans que Galahad a repris sérieusement la compétition. Sitôt les concours terminés, il est retourné sur la glace dans l'objectif de retrouver son niveau. Ça faisait presque trois ans qu'il avait arrêté, après sa victoire aux championnats du monde Junior, et surtout après sa blessure. Même s'il avait toujours pris soin de garder la forme, c'était presque comme s'il avait dû recommencer à zéro.
Cette finale est très importante pour lui. C'est une revanche. Contre tous ceux qui ne croyaient même pas qu'il rechausserait un jour ses patins. Contre ses parents qui espéraient que ses études lui feraient passer l'envie de patiner. Contre lui-même qui envisageait de tout laisser tomber. J'aimerais tellement qu'il gagne, qu'il explose le score et qu'il reçoive enfin les honneurs qu'il mérite.
Le début de la saison a été difficile. Après son échec au Grand Prix de l'an dernier, il était mort de trouille à l'idée de se planter. J'ai fait de mon mieux pour le rassurer, mais la peur de se blesser à nouveau le paralysait, le bloquait dans ses sauts et il enchaînait les chutes. Même moi j'ignore ce qui l'a aidé à lâcher prise. Tout ce que je sais, c'est qu'en septembre, il s'est envolé. Les médailles d'argent et de bronze s'accumulent à la maison. Aujourd'hui, je suis persuadé qu'il ramènera de l'or.
C'est aussi pour ça que j'ai accepté son invitation et tant pis si je suis le cul sur un banc : je n'aurais raté sa victoire pour rien au monde.
Encore immobile, il brille de mille feux. Son costume bleu à paillettes est kitsch à vomir, mais je n'ai pas osé lui dire. Il est beau en toute situation. Je ne vois pas son visage, ses cheveux blonds lui tombent devant les yeux. Les regards et les caméras sont braqués sur lui. J'imagine très bien les commentateurs sportifs vanter sa forme physique, sa silhouette élancée et la grâce de ses gestes.
La musique s'élève enfin. Cette année, il a mis de côté l'opéra pour se tourner vers des morceaux contemporains plus pop. Une très bonne décision. Il glisse sur la glace avec aisance, passe son premier saut sous les applaudissements. Sur le grand écran, son regard sombre est signe de sa concentration intense. Un enchaînement de pas, une combinaison, je compte les points. Est-ce que ses bras étaient assez hauts ? Le nombre de tours était-il suffisant ? Je connais son programme par cœur. Je viens souvent aux entraînements. Je remarque la moindre modification. C'est la finale ; il doit viser le sans-faute, mais aussi augmenter la difficulté au cas où il ferait une erreur.
J'en oublierais presque de l'admirer. Il illumine la patinoire et éblouit les spectateurs de son talent. Chacun de ses mouvements est empli de grâce. Un nouveau saut, avec une réception un peu juste, manque de me couper le souffle. J'ai cru qu'il allait tomber. Heureusement, il est toujours en rythme et les tours y étaient. Les minutes passent à toute vitesse.
Comme prévu, il place une combinaison de trois sauts sur la fin, je retiens mon souffle. Tout passe. Je respire. C'est presque terminé. Il tourbillonne au centre de la piste. La vitesse m'angoisse, mais je sais qu'il la contrôle.
Enfin, tout s'arrête. Les applaudissements explosent. Je ne sais pas encore s'il est satisfait de sa performance, mais le retour du public prouve qu'elle a été appréciée. Essoufflé, il salue les spectateurs avec sincérité. Avant une épreuve, il est toujours aussi aimable qu'une porte de prison, mais une fois la pression retombée, il redevient lui-même.
Alors qu'il quitte la glace pour laisser place au dernier concurrent, je le garde à l'œil. J'aimerais pouvoir courir vers lui, mais je reste sagement sur le côté. Par contre, le journaliste de France Télévisions est autorisé à lui sauter dessus pour recueillir ses impressions. Je prends sur moi pour contenir ma jalousie. Faute de mieux, je le dévore du regard.
Un demi-sourire illumine son visage et ses yeux bleu clair pétillent : il est fier de lui. Sa poitrine se gonfle à intervalles rapprochés, il a du mal à reprendre son souffle. Ses cheveux sont ébouriffés, ses joues rouges de froid et d'effort. Je lui trouve une expression presque amoureuse.
***
Mon score est tombé : 101,85. Je suis fier de moi, même si j'ai déjà fait mieux. Pour le moment, je suis en tête du classement. Si je réussis aussi bien mon programme libre, avec la même énergie et sans erreur, je pense sérieusement pouvoir décrocher l'or. Néanmoins, je ne suis pas à l'abri, mes concurrents sont tout à fait capables de se surpasser. Mon rival canadien m'a déjà écrasé la dernière fois et je compte sur lui pour ne pas me laisser gagner facilement, d'autant plus qu'il patine à domicile. Au moins, je l'aurai battu à cette manche.
Après avoir fait le jeu des photographes quelques minutes, je demande l'autorisation à mon entraîneur de me retirer. Toute cette excitation et tous ces efforts m'ont épuisé, j'ai besoin de repos loin des cris, des lumières et des journalistes. Par ailleurs, j'ai envie de retrouver Min-Jae. Je le vois trépigner depuis un bon quart d'heure dans son coin. J'ose à peine lui sourire. Je m'avance vers lui avec mes patins, pour les lui tendre comme s'il faisait partie du staff. Il hausse les sourcils, mais ne proteste pas.
Il se passe encore plusieurs minutes avant de pouvoir nous isoler. André me conseille sur la meilleure manière de récupérer et préparer l'épreuve du lendemain. C'est interminable. Même dans les coulisses, les appareils photo éteints m'apparaissent comme des menaces potentielles. Je ne souhaite pas me retrouver avec lui sur les télévisions du monde entier, et encore moins voir fleurir des articles spéculatifs sur ma sexualité. Pas sans l'avoir décidé et avoir mesuré toutes les conséquences sur ma carrière, ma vie personnelle et ma relation déjà bancale avec mes parents.
À mes côtés, Min-Jae perd patience. Il est en colère, je le vois à ses sourcils froncés. Il faut qu'on trouve un coin tranquille. Faute de meilleure idée, je l'entraîne dans les toilettes des hommes, heureusement désertés. Je n'ai pas le temps d'ouvrir la bouche que Min-Jae m'a déjà jeté mes patins à la figure. Je les rattrape avant qu'ils ne s'écrasent sur le carrelage.
— Non mais, t'as cru que j'étais ta boniche ?! C'est quoi ce plan foireux ?
Aïe, c'est vrai que sur ce coup-là, je n'ai pas été très fin. Je garde le silence, conscient de ma propre stupidité. Je n'ai même pas d'excuse. J'avais peur qu'on ait l'air trop proches et que les gens se posent des questions si on partait ensemble. Maintenant que j'y repense, c'était complètement con.
— Tu veux pas qu'on sache qu'on sort ensemble, je l'accepte, même si ça me plaît pas des masses. Mais c'est pas une raison pour me faire passer pour ton assistant ou je ne sais quelle connerie ! Aujourd'hui, c'est les patins et demain je me retrouve à porter tes bagages ?
— Non... Je suis désolé.
Min-Jae n'a pas terminé. Il a baissé le ton et paraît plus calme, mais son regard noir me laisse penser que je n'ai pas fini d'en prendre pour mon grade.
— Tu peux être désolé, ouais. Le pire, c'est que je suis sûr que si j'avais été une meuf, t'aurais même pas osé me faire un truc pareil. Monsieur n'aurait pas voulu faire preuve de sexisme devant le monde entier et il aurait porté ses merdes comme un homme. Et si j'avais été un mec blanc, étant donné que je suis plus grand que toi et qu'on a visiblement le même âge, ça aurait été bizarre que je joue les larbins, hein ? Là, j'aurais pu passer pour un ami ou pour un cousin. Peu importe que ça soit inconscient ou pas, tu m'as passé tes patins parce que tu as pensé que j'avais la gueule de l'emploi.
Sa dernière tirade laisse un blanc. Je me mords les lèvres. Je n'avais pas pensé à ça. J'ai agi sans réfléchir, sans idée derrière la tête et c'est justement le problème. Évidemment, je ne voulais pas être raciste. Min-Jae n'a pas prononcé le mot, mais j'ai bien compris le sous-entendu. Il me regarde droit dans les yeux, attendant une réaction de ma part.
— Je ne sais pas quoi te dire... Excuse-moi, je ne recommencerai pas.
— Et j'accepte tes excuses.
Pour la énième fois. Je n'en suis pas à ma première erreur et même moi j'ai conscience que ça ne sera pas la dernière. J'imagine à quel point il a dû être blessé, comment est-ce que j'ai pu lui faire ça ? J'ai tellement honte.
Soudain, la porte s'ouvre. Un homme inconnu entre, nous regarde un instant, puis se dirige vers les urinoirs. Les bras croisés, Min-Jae soupire.
— Il est temps que tu ailles t'étirer. André t'a programmé un massage. Je te retrouverai ce soir à l'hôtel.
Je hoche la tête. Il pose sa main sur mon épaule pour la serrer brièvement, comme le ferait un camarade de classe. Nous sortons ensemble des toilettes.
— Et bravo pour ton score. Tu as été au top, comme d'hab. À tout à l'heure.
Ça me fait plaisir de l'entendre, j'avais presque oublié. Je tente un sourire alors qu'il s'enfuit déjà. Je n'ai même pas pu l'embrasser.
La voix tonnante d'André derrière moi me fait sursauter :
— C'est bon ? Tu as pu faire un bisou à ton chéri ? On peut y aller ? C'est pas le moment de t'encrasser. Tu as une finale à gagner demain à la première heure.
Je ne réponds pas, gêné. À force de voir Min-Jae aux entraînements, il a fini par tirer les conclusions qui s'imposaient. Ça m'arrange de n'avoir pas eu besoin de lui en parler, mais je suis toujours mal à l'aise quand il évoque notre relation à voix haute.
Mon entraîneur m'entraîne dans le dédale des couloirs, vers le gymnase réservé aux sportifs. Je chasse Min-Jae de mes pensées pour retrouver un semblant de concentration. Je le verrai en rentrant à l'hôtel.
***
Galahad et Min-Jae se sont rencontrés en prépa, cinq ans plus tôt. Au lycée Henri IV, sur la montagne Sainte-Geneviève à Paris. Un matin de septembre.
Galahad avait fait toute sa scolarité à H4, depuis la 6e. Il avait choisi la filière PCSI (Physique Chimie et Sciences industrielles) par stratégie. Il avait le niveau pour Maths-Physique, mais la compétition aurait été plus rude. En PC, il était sûr d'être parmi les meilleurs en maths. Il visait Polytechnique, rien d'autre. Pour lui, c'était une rentrée ordinaire. Il connaissait déjà un bon quart de sa future classe, originaires d'H4 comme lui. Il était content de retrouver Cassiopée, sa petite amie, après un long mois de séparation. Il avait passé tout le mois d'août à New York, avec deux amis.
Depuis toujours, la vie de Galahad était parfaitement réglée. Sa famille était propriétaire d'un grand parc immobilier et ils vivaient dans un bel hôtel particulier près du jardin du Luxembourg. Avec ses parents, sa petite sœur et son grand frère, ils se rendaient dans des destinations paradisiaques à chaque vacances scolaires. Il était premier de sa classe depuis la maternelle et avait sauté le CM2. Il avait pris des cours de violoncelle au conservatoire jusqu'à ses 14 ans. Il faisait également du patinage artistique à haut niveau et avait été sacré champion du monde junior. Une chute malencontreuse l'avait contraint à arrêter, cela lui avait permis de se concentrer sur ses études. Il allait à la messe tous les dimanches et se fréquentait l'église de sa paroisse au moins trois fois par semaine. Il priait chaque soir avant de se coucher.
Tout était parfait et son avenir était déjà tout tracé.
Classe préparatoire, concours, Polytechnique. Après ça, il entrerait dans l'entreprise de son père et apprendrait à le seconder. Il épouserait Cassiopée, sans doute durant leur école d'ingénieur. Ensemble, ils auraient des enfants. Un garçon et une fille. Sixtine et Matthieu. Des enfants qui entreraient au collège Henri IV, qui iraient au conservatoire, la fille ferait de la danse classique et le garçon du tennis. Et chaque dimanche, ils iraient à la messe en famille.
Min-Jae était arrivé la veille, pour s'installer à l'internat. C'était la première fois qu'il mettait les pieds à H4. L'année passée, il n'avait même pas pris la peine de visiter le lycée, croyant qu'il ne serait pas accepté. Il l'avait quand même mis en premier vœu sur APB, sur les conseils de son professeur de physique-chimie. Quand il avait su qu'il était pris ici, à Paris, et qu'en plus il avait une bourse et une place à l'internat, il n'y croyait pas. Il venait d'un lycée de banlieue, ni bon ni mauvais. Même avec ses excellentes notes en sciences, ses chances étaient minimes. Pourtant, ce jour-là, il passait la porte de l'un des plus prestigieux lycées de France.
Contrairement à Galahad, Min-Jae n'avait pas choisi sa filière par stratégie, mais par passion. La physique-chimie, c'était son domaine. Il n'avait aucune idée de l'école qu'il visait, à vrai dire il connaissait à peine les noms, mais il savait qu'il allait étudier des matières qui lui donneraient envie d'aller en cours le matin. Il avait hâte de rencontrer ses camarades de classe et ses professeurs.
La vie de Min-Jae était faite d'imprévus. Quand son père coréen était venu faire ses études à Paris, il n'était pas prévu qu'il rencontre sa mère et décide de s'installer en France. Le décès de sa mère, les dettes de sa famille, le chômage de son père. Rien de tout ça n'était prévu. Pas plus que sa rencontre avec monsieur Cauchy en seconde et sa révélation dans les matières scientifiques. Les probabilités de son admission à Henri IV étaient infimes, pour ne pas dire nulles.
Il savait que son futur serait fait de surprises. Il ne prévoyait rien. Il ne pouvait même pas imaginer un avenir avec un mari et des enfants. À cette époque, il n'avait pas le droit de se marier, ni d'avoir des enfants. Son objectif était simplement d'être un peu heureux.
Min-Jae sortait du self où il avait pris son petit déjeuner, il était sur le chemin du bâtiment des sciences. Galahad racontait ses vacances à Maximilien dans la cour du cloître.
Ça n'a pas duré longtemps. Le temps d'un regard. Un regard imprévu. Rien n'était décidé, à ce moment-là. Rien ne présageait de leur avenir. C'était juste un échange de regards.
Min-Jae a tout de suite remarqué ce garçon blond bien habillé. Avec une veste bleu marine et une chemise blanche. Ça l'a fait rire intérieurement, il n'imaginait pas que des lycéens puissent s'habiller comme ça. Puis, il a vu ses yeux. Des yeux bleus comme il n'en avait vu que dans les magazines. D'un bleu si clair que c'était déstabilisant. À ce moment-là, Min-Jae s'est dit que ce garçon était beau. Pendant un quart de seconde, il a presque eu honte d'y penser, puis il a réalisé que ici, à Paris, il avait le droit de regarder les beaux garçons. Ça l'a fait sourire. Il a continué son chemin, en laissant traîner son regard sur les fesses de ce bel inconnu.
Galahad ne pouvait pas manquer ce grand garçon brun. D'abord parce qu'au milieu de la population blanche du 5e arrondissement, il se démarquait. Ensuite parce qu'il dépassait facilement les autres lycéens d'une tête. Mais surtout, parce qu'il avait l'air à la fois excité et émerveillé. C'était un nouveau, impossible d'en douter. Leurs regards se sont accrochés, le nouveau a lui a souri. Pas vraiment avec la bouche, surtout avec les yeux. Il était beau. Galahad a préféré baisser la tête. Il a attendu quelques secondes avant d'oser se retourner pour le regarder s'éloigner.
Par la suite, il y a eu beaucoup d'autres regards.
***
Seul dans la chambre d'hôtel, je zappe sans grande conviction. Entre série télé et téléfilm douteux, mon cœur balance. À force de persévérance, je finis par tomber sur une énième rediffusion d'Urgences. Ça ira.
Il est déjà neuf heures et pas l'ombre d'un Galahad. Il m'a envoyé quelques SMS pour me prévenir que son programme était chargé. Une interview pour la télé a été calée à la dernière minute, vu qu'il est bien placé pour la finale. Il m'a prévenu qu'il rentrerait sans doute un peu tard et qu'il mangerait dès qu'il aurait un moment. Pas besoin de l'attendre.
J'ai été faire un tour dans Montréal, une ville que je n'avais jamais visitée, mais je suis vite revenu à l'hôtel, au cas où Galahad arriverait plus tôt que prévu. En plus, c'est ennuyant de se promener seul. J'espère qu'après la finale, on pourra profiter du voyage pour faire un peu de tourisme en amoureux. Car une fois que le championnat sera terminé, tout redeviendra comme avant, n'est-ce pas ? Plus j'y pense, plus j'ai peur que Galahad retourne vraiment dans le placard. Ne pas s'afficher en compétition et refuser de répondre aux questions sur sa vie privée, c'est une chose ; se cacher, c'en est une autre. Et s'il gagne ? S'il devient célèbre ? Qu'est-ce qui va se passer pour nous ?
J'ai une boule dans la gorge. Pour rien au monde, je ne forcerais Galahad à faire un coming-out public, surtout pas après ce qu'il a traversé. Il fait très bien semblant et n'en parle jamais, mais je refuse de croire qu'une thérapie de conversion ne laisse pas des séquelles. Mais moi, je ne me vois pas vivre enfermé dans un placard. Même pas pour lui. Je veux pouvoir vivre normalement, l'accompagner occasionnellement dans ses déplacements, l'embrasser sans avoir peur et un jour, peut-être me marier. Avec ou sans lui, c'est comme ça que je vois mon avenir.
Je me retrouve complètement démoralisé. J'aurais aimé qu'il soit là pour en parler. Je coupe la télé. Pour essayer de penser à autre chose, j'attrape la tablette de Galahad abandonnée sur la table de nuit. Je déconnecte son compte twitter pour ajouter le mien. Aussitôt, je remarque que c'est l'apocalypse dans ma TL et mes mentions. Qu'est-ce qu'il s'est passé encore ? Une boule d'angoisse se loge immédiatement dans ma poitrine, alors que je remonte le fil pour retracer toute la shitstorm. L'espace de quelques secondes, mon égoïsme me pousse à envisager que j'ai pu tweeter quelque chose de problématique, mais la vérité est toute autre.
Les photos défilent devant mes yeux horrifiés. Il y a eu une nouvelle agression, à Lille cette fois. Deux mecs se sont fait tabasser et l'un a presque été laissé pour mort dans une ruelle. Je parcours à peine leur témoignage. Suite à la diffusion de l'info sur les réseaux sociaux, le récit de mon agression et mes photos d'hôpital sont ressorties. Je n'ai pas besoin de lire en détails, je ne sais que trop bien ce qui se dit, entre les soutiens, les insultes et les menaces. Je prends seulement le temps d'envoyer un message à Harry pour lui donner des nouvelles et cracher ma haine envers les agresseurs.
Je me déconnecte, je ne veux pas en savoir plus. Les images sont déjà gravées dans mon esprit, et je ne suis pas prêt de m'en défaire. Ça me donne envie de gerber. La semaine dernière, une meuf trans a été agressée à Paris ; quelques jours avant, c'était un meurtre aux États-Unis. À qui le tour ?
Morose, je me réfugie sous la couette. Je baisse le son de la télévision pour n'avoir plus qu'un fond sonore rassurant. Mon téléphone dans une main, je regarde désespérément les minutes défiler. Au bout d'un quart d'heure, je finis par craquer.
Min-Jae : T'es où ?
À mon grand soulagement, la réponse ne se fait pas attendre.
Galahad : Avec l'équipe. On termine de dîner. Tu es à l'hôtel ?
Min-Jae : Yeap. Je t'attends
Galahad : Je croyais que tu allais te balader ? Je devrais pouvoir rentrer juste après.
Min-Jae : Fais vite. Besoin d'un câlin...
Galahad : Tu m'en veux ?
Min-Jae : J'aurais préféré
Galahad : Je ne comprends pas
Min-Jae : Mate Twitter
J'attends quelques secondes. Je sais déjà ce qu'il va écrire.
Galahad : J'arrive tout de suite
Min-Jae : Merci...
Plus de réponse. Je lui envoie quand même un cœur, pour la forme. Le pauvre doit s'imaginer le pire. En vrai, ça va. Mieux que je ne l'aurais imaginé. Il faut dire que j'ai raconté cette histoire tellement de fois et fait face à des réactions si nauséabondes, que je suis devenu presque indifférent.
***
Je m'en veux de ne pas être rentré immédiatement. J'aurais dû être avec lui quand il a appris pour l'agression. Je me demande s'il les connaissait. Avec son travail associatif, il rencontre tellement de gens. Et même s'il ne les connait pas personnellement, ça ne l'empêchera pas d'être atteint intimement.
Je rejoins notre chambre d'un pas pressant, claque la porte derrière moi. Je le découvre blotti sous la couette. Seule sa tête dépasse, ses cheveux noirs tranchent sur le blanc des draps. Ses yeux brillants me dévisagent, je me sens idiot d'arriver si tard. Sans plus attendre, je retire mes baskets, mon jogging et ma veste aux couleurs de la France pour le rejoindre dans le lit. Je referme mes bras autour de lui alors qu'il vient se coller à moi. Son corps est chaud, ses pieds glacés. Mes mains retrouvent le chemin familier de son dos et de ses cheveux.
— Ça va ?
— En vrai ? Ouais, ça va. Je suis juste blasé et déprimé. Je crois que j'arrive même plus à être en colère. J'en ai juste marre.
Je le comprends. Personnellement, le seul moyen que j'ai trouvé pour ne pas vivre dans la peur, c'est de fuir ces actualités. Je sais que c'est un privilège, c'est un sujet dont on a tellement parlé.
Nous échangeons un baiser avant qu'il niche sa tête dans mon cou. Son souffle brûlant sur mon épaule m'arrache un frisson. Je resserre un peu mon étreinte, cherchant à lui faire comprendre que je suis là pour lui, même en retard.
Comme souvent, je me retrouve désarmé, sans savoir quoi dire, ni comment le réconforter. C'est pas grave. Ça va passer. Ça ira mieux demain. N'y pense plus. Toutes ces phrases sont proscrites. C'est grave et il n'y a aucune raison pour que le monde soit meilleur demain. C'est normal qu'il y pense. Pour moi aussi, il est impossible d'oublier. Oublier ce jour où j'ai traversé l'hôpital en courant. Ce jour où j'ai poussé la porte de la chambre et découvert son visage tuméfié. Je me rappelle avoir passé plusieurs heures au commissariat, avoir perdu mon sang froid face à la passivité de mes interlocuteurs. Je voulais aller jusqu'au procès et les faire payer. Pas de caméra, a priori pas de témoins. Une description trop floue. On ne les a jamais retrouvés. Plus tard, il m'a avoué qu'il pensait qu'ils avaient accepté sa plainte uniquement parce que j'étais présent.
— Désolé de foutre le malaise, marmonne-t-il dans mes bras.
— Ne t'excuse pas pour ça.
— J'espère que ça va pas te déconcentrer pour demain ?
— On s'en fiche de demain. Je t'aime.
Il me répond que lui aussi. Mes mains caressent son dos, je sens sa peau se réchauffer sous mes doigts. Nous restons un moment serrés l'un contre l'autre. Il se détend petit à petit. Il finit par se décoller un peu de moi pour me regarder. Ses doigts effleurent mon visage, je tends les lèvres pour les embrasser.
— J'aurais vraiment eu une journée de merde, déclare-t-il dans un soupir. Entre mon mec qui assume pas qu'on me voit avec lui et Twitter.
— Je suis désolé.
Je ne sais même pas comment lui dire à quel point. J'aimerais me rattraper, mais je suis désemparé. Il s'est redressé dans le lit, je n'ose pas me rapprocher. Il est pensif, et triste.
— À quoi tu penses ? je lui demande au bout d'un moment.
— Je me demande si un jour, on pourra vivre tranquille. Sans se cacher et sans avoir peur de sortir dans la rue.
C'est une bonne question. D'habitude, j'évite de penser à ce genre de choses, sinon ça m'angoisse. On ne se prend même pas la main dans la rue, en dehors de ses événements associatifs.
— Galahad, je sais que c'est peut-être pas le moment mais... Tu envisages de faire ton coming-out un jour ? Genre, en tant que sportif. Est-ce que ce qu'il s'est passé aujourd'hui va se répéter à chaque fois maintenant que tu es passé pro ?
Sa question me prend au dépourvu. D'habitude, on évite ce sujet. J'essaye de rassembler mes arguments. Il ne me quitte pas du regard, je comprends que ma réponse est importante pour lui. Je ne peux pas lui dire « non », même si c'est ce qui me vient spontanément à l'esprit. Et à vrai dire, quand j'y réfléchis, évidemment que moi non plus, je ne veux pas me cacher toute ma vie. Seulement... j'aimerais avoir encore un peu de temps.
— Tant que je suis à l'école, c'est délicat avec mes parents. Tu sais comment ça s'est passé la dernière fois...
J'ai fini chez le psychiatre et en confession, j'ai passé l'été en camp et à la rentrée, j'intégrais un lycée privé.
Min-Jae a cette petite moue qu'il a toujours lorsque je dis une bêtise.
— Honnêtement, la situation n'est pas comparable. La dernière fois, tu étais tout juste majeur, ils avaient des moyens de pression sur toi. Tu risques quoi maintenant ? Qu'est-ce qu'ils peuvent te faire ? Le seul moyen de pression qu'il leur reste c'est la thune. Tu as un compte en banque plein à craquer grâce à eux, un appart et une bagnole à ton nom. Tu as retiré leurs procurations en début d'année, je m'en rappelle. Ils peuvent rien faire. Excuse-moi, mais tu as largement de quoi payer la fin de tes études et commencer confortablement ta vie. Effectivement, tu ne pourras pas te payer une nouvelle caisse tout de suite, mais ça devrait pas être trop difficile à vivre, non ?
Je rougis. C'est vrai que vu comme ça, je ne risque plus grand-chose. J'aurais dû formuler ça autrement, ce n'est pas la perte du soutien financier de mes parents qui me fait peur, plutôt la rupture. J'ai conscience qu'elle est inévitable et que je ne fais que repousser l'échéance. Demain, dans un an, dans dix ans, il est impossible qu'ils aient changé d'avis. Dès l'instant où je m'afficherai publiquement avec Min-Jae, ça sera terminé.
On ne peut même pas dire que je perds quelque chose. Ce n'est pas comme si on était en bons termes. L'an dernier, j'allais déjeuner avec eux tous les dimanches, après la messe. Comme nous vivons en Corée depuis septembre, c'est terminé mais notre relation s'arrête là. Il n'y a qu'avec ma petite sœur et mon frère aîné que ça se passe bien. Heureusement, Victorine est majeure maintenant. Si la rupture se produit, ils ne pourront pas m'empêcher de la voir.
— Dire qu'on est ensemble ne foutra pas tes études en l'air, poursuit Min-Jae avec un certain dédain. On est déjà out à Centrale et auprès de nos amis. Ça n'aura pas d'impact sur ta vie professionnelle, avec ta tronche de blanc-bec et ton nom à particule.
Je ne saurais dire s'il a l'air déçu ou énervé. Je comprends qu'il s'impatiente, parce que ça impacte directement notre relation, et donc sa vie à lui, mais quand il me pose des questions comme ça, quelle réponse attend-il de moi ? J'essaye de rassembler mes idées.
— En patinage, ça influera directement sur mes sponsors et les opportunités que je pourrais avoir à l'international. Ce n'est pas pour rien que dans le milieu, les coming-out fleurissent en même temps que les retraites. Et ce n'est pas l'existence d'Adam Rippon qui change quelque chose.
— Depuis quand tu envisages de faire carrière dans le patinage ?
***
Ma question l'a coupé dans son élan. Galahad referme la bouche, déstabilisé. Je doute fortement qu'il ait un jour rêvé de participer à des spectacles sur glace et de parcourir le monde déguisé en Mickey. Il sera bien plus à sa place parmi les ingénieurs. J'ai du mal à le comprendre. Avec lui, c'est toujours deux pas en avant, trois pas en arrière.
Mais j'ai vraiment besoin de savoir. Est-ce qu'il va m'emmener avec lui dans son placard, et si oui pour combien de temps ?
— Je ne veux pas me fermer des portes, finit-il par déclarer en détournant le regard.
— Alors, il faut qu'on en parle. Comment on va faire ? Est-ce qu'on décide que je t'accompagne plus dans tes compétitions ? Est-ce qu'on dit qu'on est genre... meilleurs amis ? À quel point tu penses que ça va déborder sur notre quotidien ? En admettant que tu deviennes célèbre, est-ce qu'on pourra continuer à sortir ensemble ? Dans les restaurants, dans les soirées LGBT, ou même des trucs aussi simples qu'aller faire les courses ?
— Je... je n'y ai pas pensé. Bien sûr, j'ai pas envie que notre vie change trop.
Je pensais qu'on aurait cette conversation en rentrant, finalement il faut crever l'abcès dès maintenant. Je suis intimement persuadé que demain, Galahad va gagner. Une fois sacré champion du monde, il ne sera plus possible de revenir en arrière. Sauf s'il décide d'arrêter le patinage bien sûr, mais je n'ai pas l'impression que ce soit dans ses plans.
— Je me renseignerai. Je demanderai aux autres patineurs comme ils se débrouillent. On est plusieurs à être dans la même situation. Je n'ai pas envie que tu ne viennes jamais avec moi, enfin si tu le veux aussi et que tu as le temps. Comme tu dis, on pourrait faire comme si on était des meilleurs amis. Devant les caméras, au moins.
— J'en déduis que tu n'envisages pas de coming-out dans un futur proche.
— Non, désolé.
On s'observe longuement. J'essaye de prendre pleine mesure de ce qu'il vient de m'annoncer. Je ne peux pas dire que je suis surpris, mais l'entendre le dire rend sa décision quasi-définitive.
— Et sur le long terme ? je poursuis avec appréhension.
— Je ne sais pas... J'ai du mal à savoir ce que ça apporterait de le dire publiquement.
Je hausse les sourcils. Sérieusement, chéri, tu ne sais pas ce que ça « apporterait » d'être out ? Tu vis avec moi, comment tu peux douter de l'utilité d'un coming-out ?
— Alors déjà, on pourrait faire notre vie tranquillement sans avoir à se soucier de s'il y a des journalistes ou pas, et la scène que tu m'as faite tout à l'heure ne se reproduirait pas.
Il acquiesce, avec une moue que je trouve - comme d'habitude - craquante.
— Ensuite, tu m'as toujours dit que ça t'avait manqué quand tu étais ado de voir des patineurs out, des sportifs en général. Surtout en France, où ça se bouscule pas pour faire son coming-out. Tu as toutes les cartes de ton côté et t'as quasiment rien à perdre. À part peut-être le cessez-le-feu avec tes parents, mais ce n'est pas comme si vous aviez une bonne relation, non ?
Il ne répond pas. C'est un fait, ses parents sont des gros connards. Ils ont toujours eu une mauvaise influence sur lui. Ce sont les personnes les plus toxiques que je connaisse. Homophobes, du genre à pray the gay away. Et racistes avec ça. Et classistes. Je les hais. Heureusement que je ne suis pas invité aux repas de famille, ça serait un carnage.
Galahad semble pensif. Je lui laisse prendre le temps de méditer sa réponse. Pendant ce temps, j'en profite pour jouer avec ses mèches blondes, je retire l'élastique qui les retenait en queue-de-cheval. J'adore ses cheveux et je sais qu'il a pris la décision de ne plus les couper. J'ai hâte de le voir avec les cheveux vraiment longs, je suis persuadé que ça lui ira magnifiquement bien.
— Comment je pourrais inspirer qui que ce soit ? Je ne suis pas Adam Rippon et si ça se trouve, demain matin je vais me planter. Même les autres patineurs ne risquent pas de m'imiter compte tenu que je viens à peine de percer sur la scène pro. Si j'étais joueur de foot ou champion de tennis, d'accord, cela pourrait être inspirant, mais là... Il n'y a bien que pendant les JO d'hiver que la France s'intéresse à ma discipline. Et encore, seulement si notre équipe gagne.
Il n'a pas tort, je soupire. Entre nous, je n'ai aucune idée du traitement médiatique que pourrait avoir son coming-out. Cela dépend beaucoup de si les journalistes sportifs ont quelque chose de plus croustillant à se mettre sous la dent.
— Tu penses vraiment que ça peut bien se passer ? me questionne-t-il encore.
— J'en suis persuadé, assuré-je.
Il faut être réaliste : Galahad est beau, blanc, sportif et riche. Il ne va rien se passer. Alors oui, ça va être la tempête sur les réseaux sociaux, je ne dis pas le contraire et je serai là pour le soutenir et le protéger si nécessaire, mais les risques sont minimes. Et même si par malheur ça tourne mal, il a les moyens pour engager les bonnes personnes, avoir le bon avocat, bref tout pour se défendre. Tout ce que je n'avais pas quand moi, j'ai fait mes coming-out.
Galahad réfléchit, il se rapproche à nouveau de moi et je passe un bras autour de ses épaules.
— Et si je décidais... je sais pas... de le faire demain ? Si je gagne.
Cette fois, il me surprend. Est-ce qu'il se fiche de moi ? Non, il a l'air sérieux. Paumé, mais sérieux. Je me retiens de montrer la joie qui m'envahit pour ne pas le brusquer. En même temps, je sens que cette décision est beaucoup trop rapide pour qu'il s'y tienne. Je ne peux pas être sûr. Autant ne rien attendre.
— Tu sais que je suis avec toi. Et évidemment, ça m'arrangerait, je me risque à commenter.
— Je ne veux pas avoir à faire une annonce.
— Franchement, pas la peine d'en faire des caisses. Autorise-moi juste à rester à côté de toi. On se comportera normalement et les gens en tireront les conclusions qui s'imposent.
— Ok. Mais après mon passage. Sinon ça va me stresser.
Je n'y crois pas. Est-ce que Galahad vient réellement de décider de sortir du placard ? Intérieurement, j'exulte. Tout sourire, je tourne la tête pour l'embrasser. Il est gêné, ses joues prennent une jolie couleur rose. Je l'aime et je le lui murmure une nouvelle fois à l'oreille. Il me dévisage, je me perds dans la contemplation de ses yeux clairs. J'entends son souffle calme, ma main se pose sur son torse, pour sentir son cœur. C'est comme si une bouffée d'amour me prenait à la gorge.
— J'essayerai, finit-il par déclarer.
Ça, je ne suis pas prêt de l'oublier. Mais cette conversation a trop duré, je veux passer à autre chose. Trop de frissons me traversent. Pour lui faire comprendre ce qui me travaille, je glisse mes mains sous son t-shirt. Il frissonne, sa peau est chaude et douce sous mes doigts. Sa musculature me fascine et m'excite. Je le trouvais déjà sexy avant, mais depuis qu'il a repris la compétition, son corps s'est transformé et ce n'est pas pour me déplaire. Je m'attarde sur ses abdominaux, ses pectoraux, ses épaules... Nos lèvres se retrouvent avec impatience. Il m'embrasse à pleine bouche, sa main volontaire sur ma nuque.
***
Je me déshabille avec empressement. Je ne veux plus la moindre parcelle de vêtements entre nous. J'ai besoin de sentir sa peau contre la mienne, d'être plus proche de lui, toujours plus. J'ai oublié la compétition, les agressions, mon coming-out et tout ce qui me tourmentait. Je ne pense plus qu'à contenter ce désir violent qui me prend de la tête aux pieds. Min-Jae est dans le même état que moi, il susurre à mon oreille tout ce qu'il ambitionne de me faire. Je me sens fondre dans ses bras qui se referment avec force autour de moi. Je retiens mon souffle, le serre contre moi, cherchant plus de contact avec sa peau nue, brûlante.
Il me renverse sur le matelas, ses mains sont partout sur moi, sa bouche sur la mienne. J'étouffe mes gémissements dans notre baiser. Une vague de chaleur s'est répandue dans tout mon corps alors que nos jambes s'emmêlent et que nos langues se taquinent. Il m'écrase, j'ai des difficultés à respirer, cependant pour rien au monde je ne voudrais qu'il s'éloigne. Son poids est rassurant, il m'arrime solidement à terre alors que mon esprit s'emballe. Ses gestes sont pressants, il a envie de moi. Je lui murmure que je le désire, le rassure sur mon envie de le sentir en moi très vite et très fort. Il peut y aller, je suis à lui. Ses mains sur moi, ses doigts en moi. Le froid du lubrifiant, la chaleur de sa langue. Je le veux tellement.
Ses mains se referment sur mes poignets. Il les croise au-dessus de ma tête, pour les verrouiller entre ses doigts. J'ai le souffle court, je frissonne d'anticipation. Ses dents s'enfoncent dans mon cou, je me liquéfie dans son étreinte. Un long gémissement m'échappe. Il sait trop bien où me mordre pour me faire perdre la raison. Je devrais lui dire de se retenir, il ne faut pas que j'ai de marques demain, mais le mouvement de ses hanches contre les miennes m'oblige à repousser cette pensée.
Je relève naturellement les hanches, sur la pointe des pieds pour l'accueillir entre mes cuisses. La fraîcheur du lubrifiant me surprend, mon corps est brûlant. Nos corps se frottent, glissent l'un contre l'autre. Nous échangeons des murmures, entre deux soupirs de plaisir. Il s'assure de mon bien-être. Chacun de ses gestes, de ses regards, est une question muette. Je peux ? À chaque fois, la réponse est : Oui, je t'en supplie, oui.
Après de longues minutes, mon excitation est à son comble et il n'est plus envisageable de rester silencieux. Je me retrouve le corps cambré vers l'arrière, tremblant sous chacun de ses mouvements de bassin. Il emprisonne toujours mes mains et la frustration de ne pouvoir le toucher ne fait qu'alimenter la tempête qui se déchaîne dans ma tête. Je l'observe au-dessus de moi, son regard sombre me transperce, je ne peux le quitter des yeux.
Le plaisir me prend par vague, totalement incontrôlable. Pour tenir en équilibre, je ne peux l'accompagner dans ses mouvements. Cela m'emplit de frustration, et en même temps, j'aime me soumettre à lui. Il me domine, sa force me captive. Nos torses se frôlent à intervalles réguliers. Je sens ses mains glisser sur mes poignets, il tremble. Il s'épuise, n'arrive plus à bouger comme il faut, je l'invite à me lâcher. Il s'exécute, se retire et s'effondre sur moi. Son air fatigué m'arrache un rire, j'emprisonne son visage entre mes mains pour l'embrasser sur les joues, le front, le nez et sa bouche. Il me lèche les lèvres. Mes doigts s'enfoncent dans ses cheveux bruns, doux comme la soie. On se fixe longuement. J'ai l'impression qu'il s'est perdu dans la contemplation de ma personne. C'est flatteur, mais j'ai envie de reprendre nos activités.
Je le pousse sur le côté pour l'enjamber et m'asseoir sur ses hanches. Je me frotte lentement contre son sexe avec un regard provocant. Il fait courir ses mains sur mes cuisses, ma taille, mon dos, le sourire aux lèvres. Je ne peux résister à l'envie de l'embrasser. Nos langues se mêlent, je suis en feu. Je finis par me redresser légèrement sur mes jambes pour guider son sexe à l'intérieur de moi après avoir remis une bonne dose de lubrifiant. Il me pénètre à nouveau, lève les hanches. Je me relève naturellement, les mains appuyées sur son torse. Je me cambre pour trouver les meilleures sensations. Sa main se pose dans le creux de mon dos. Cette fois, je ferme les yeux.
Ressentir toutes les zones de contact. Son sexe. Ses cuisses. Son torse. Son regard. Je me sens décoller, j'espère qu'il m'accompagne. Vu ses soupirs et ses doigts enfoncés dans mes fesses, je pense qu'il apprécie. Je me sens beau, ses compliments murmurés glissent sur ma peau. Je suis un incendie, mon corps est secoué de minuscules spasmes incontrôlables. Il m'est impossible de trouver les mots pour décrire ce que je ressens.
Les Je t'aime m'échappent, comme une prière. C'est trop fort. Violent. Brut. Min-Jae s'est redressé pour se coller à moi, je bouge difficilement, désespérément. Sa bouche sur la mienne. Sa peau en sueur. Son goût salé sur ma langue. L'orgasme me traverse, me transperce. Il jouit silencieusement, ses dents plantées dans mon cou.
Puis, c'est une descente lente et lascive. On se serre l'un contre l'autre, en tentant de retrouver notre souffle. Il m'embrasse langoureusement. Je m'accroche à lui pour l'entraîner sur le matelas. Je me retrouve épuisé, collé tout contre lui, encore sonné par le plaisir. La tendresse dans ses caresses me comble de bonheur. Je me retrouve à lui chuchoter des mots d'amour en coréen. Il répète mes paroles en corrigeant mon accent. Je fais mine d'être vexé, mais je le trouve encore plus adorable que d'habitude.
Je l'aime tellement.
***
Vivre leur relation dans le placard demandait beaucoup d'organisation. Pour ne pas être repérés, ne pas attirer l'attention, ne pas être vus ensemble, ce n'était pas toujours facile. Ils ne pouvaient même pas être amis. Le simple fait de s'adresser la parole en public était proscrit. Interdit de se regarder, interdit de se toucher, interdit de se parler. Personne ne devait savoir.
Dans les faits, il y avait de nombreux regards. Tout le temps. Ils ne pouvaient pas s'en empêcher. Ils se caressaient du regard, se défiaient, s'excitaient. Ils se touchaient aussi, beaucoup. Se frôlaient au moindre prétexte. Je te passe une feuille, tu as fait tomber ton stylo, il n'y a pas la place pour deux dans ce couloir. Ils cherchaient sans arrêt la peau de l'autre. Ils s'embrassaient dans le moindre recoin. Dans les toilettes, les vestiaires, le renfoncement d'un couloir, la ruelle derrière le lycée.
Ils couchaient ensemble dans la chambre d'internat de Min-Jae, quand son colocataire sortait. Dans le meilleur des cas, chez Galahad, quand ses parents étaient absents. Parfois, ils se contentaient d'une étreinte fugace, dans une salle vide. C'était les seuls moments où ils arrivaient à oublier le reste du monde. Oublier que cet amour devait rester secret.
Contrairement à ce qu'ils pensaient, quelques uns de leurs camarades avaient remarqué leur petit manège. Ou ils avaient des soupçons, même si cela le paraissait insensé. Heureusement pour eux, les seules personnes capables de déchiffrer leurs attitudes étaient celles qui vivaient dans le même placard.
Ils n'utilisaient pas le verbe aimer. Ils n'osaient pas. Galahad, parce qu'il avait trop peur de s'engager. Il n'avait rien à offrir. Rien d'autre que le placard dans lequel il s'était enfermé. C'était plus simple de se persuader qu'avec Min-Jae, il ne faisait que s'amuser. Leur relation ne rimait à rien, n'avait aucun avenir. Pourtant, il était incapable d'y mettre fin. Il l'aimait déjà si fort.
De l'autre côté, Min-Jae avait trop peur de l'effrayer. Il craignait qu'une fois ses sentiments dévoilés, Galahad lui file entre les doigts. Alors il contenait cet amour qui l'étouffait un peu plus chaque jour. Ils n'étaient pas un couple. Galahad avait toujours sa petite amie. Ils se voyaient, ils couchaient, ils baisaient. C'était juste pour le sexe. Ils se disaient ça pour se rassurer.
Pourtant parfois, ils allaient chez Galahad et il n'y avait pas de sexe. Ils travaillaient ensemble, s'entraidaient, profitaient d'être ensemble. Min-Jae progressait en maths grâce à Galahad ; Galahad s'améliorait en physique avec Min-Jae. Certains week-ends, ils se retrouvaient dans un parc et discutaient pendant des heures, sans jamais oser s'embrasser en public. Ils s'envoyaient des SMS jusqu'à des heures tardives et se souhaitaient bonne nuit tous les soirs.
Les mois passaient et dans le plus grand secret, leur relation se fortifiait.
Des disputes, ils en avaient. Tout le temps. Il ne se passait pas une semaine sans qu'un conflit éclate. C'était souvent la faute de Galahad. À cause de lui, ils devaient se cacher. À cause de lui, Min-Jae devait mentir à ses amis. Galahad ne voulait pas quitter sa copine. Et est-ce que tu couches encore avec elle ? Min-Jae pleurait, Galahad se taisait.
Mais le pire, ce n'était pas le placard, les mensonges, les faux-semblants. Le pire arrivait sur le terrain des idées. Galahad avait grandi dans une bulle, il ne connaissait rien du monde. Il avait voyagé sur tous les continents, mais n'avait jamais regardé derrière la carte postale. Ça fait quoi de parler avec un mec qui pensent que les allocations sont de l'assistanat ? Ça fait quoi d'embrasser un garçon qui croit que la colonisation a eu un effet positif ? Comment tu peux coucher avec un homme qui a défilé à la Manif Pour Tous ? À tout juste 18 ans, il était le reflet de ses parents. On lui avait appris à dominer et il y parvenait à la perfection. Et ce n'était pas ses études scientifiques qui aidaient. On apprenait à l'élite de la Nation à compter, certainement pas à penser.
Ce n'est qu'une fois que Galahad a été outé et qu'ils pouvaient enfin être ensemble que Min-Jae a pris conscience des différences qui les opposaient. Avant ça, ils étaient trop occupés à se cacher. Il a alors pris la seule décision qui s'imposait : il a rompu. Il s'est dégagé de la domination sournoise de ce garçon qu'il aimait. Pour se protéger, se construire, se libérer.
Galahad a passé son été en camp. On lui a fait suivre une thérapie pour le guérir de ses pulsions homosexuelles. Il aurait pu rentrer dans le rang, il aurait pu mentir. Mais à ce moment-là, sa bulle avait déjà commencé à se fissurer. Sa dernière année de prépa, en lycée privé catholique, a terminé de détruire ses certitudes.
Ce fut un processus lent et solitaire. De toute manière, il n'avait plus personne à qui parler. Isolé, il ne pouvait plus que réfléchir. Prier aussi, beaucoup. Et surtout écouter. Écouter plus seulement ses parents, mais le monde entier. Le déni, la culpabilité, la colère. Il est passé par toutes les étapes. Jusqu'à l'acceptation.
Galahad a échoué à l'oral de Polytechnique. Contre l'avis de ses parents qui préféraient le voir redoubler, il a accepté une place à Centrale Paris. L'école où Min-Jae avait aussi été admis.
***
C'est le moment fatidique. Déjà une minute que Galahad s'est lancé sur la glace. Avec le plus haut score au programme court, il est le dernier à passer sur la patinoire. Pour l'instant, tout se déroule comme prévu, il n'a pas fait un seul faux pas. A priori, il va remporter la victoire, mais rien n'est joué. Tout peut arriver. Une mauvaise réception. Pire, une chute, et il dégringolerait en bas du classement.
Je respire difficilement, les poings serrés sur mes genoux. Je ne quitte pas des yeux l'écran géant où sont retransmis chacun des mouvements de Galahad. Je crois en lui, bien sûr, mais je suis aussi mort de peur. Sa vitesse sur la glace est telle qu'un accident serait dramatique. C'est déjà arrivé et il ne sera jamais totalement à l'abri. Il suffit d'un quart de seconde pour que tout bascule. Je sais que lorsqu'il patine, il refuse d'y penser. Je crois que c'est mon rôle de m'inquiéter pour deux. Je n'ai bien que ça à faire.
Il est magnifique, comme d'habitude. Son programme long est exceptionnel, plein de grâce et lui promet une belle performance. À chaque fois, le public, comme le jury, est particulièrement réceptif. J'espère qu'aujourd'hui ne fera pas exception.
Isolé sur mon banc, j'ai du mal à réaliser qu'il s'agit bien du mondial. Mon copain va sans doute être médaillé. Il va devenir un champion international. Même si je l'admire, même si je crois en lui, je ne peux m'empêcher d'être encore surpris. La première fois que je l'ai vu patiner, c'était en prépa et il rechaussait ses patins après deux ans d'arrêt suite à sa blessure. Il avait grand peine à se mouvoir, ses sauts étaient courts et mal assurés. Aujourd'hui, il saute, court, glisse, tourbillonne.
J'ai le cœur qui bat la chamade, j'ai l'impression qu'il va me lâcher.
J'oublie tout. Le brouhaha ambiant, le froid dans la patinoire, l'enjeu du championnat. J'oublie hier soir, notre conversation, sa décision. J'oublie tout ce qui n'est pas lui tournoyant sur la glace.
Soudain, tout s'arrête. Il est immobile, haletant. Les exclamations et les applaudissements du public me parviennent à contretemps. Je ne comprends pas ce qu'il se passe. Je vois que Galahad est tout aussi perdu. Il est acclamé, André vient déjà le féliciter et le soulever dans ses bras. Pourtant les notes ne sont pas encore tombées. L'écart sera-il suffisant ? J'ai l'impression que tout le monde est persuadé qu'il est le vainqueur, mais ce n'est pas réellement terminé.
Je me ronge les ongles. Est-ce que j'y vais maintenant ? Il vaut peut-être mieux que j'attende encore un peu ? Je décide d'attendre jusqu'à l'annonce officielle des résultats. De longues minutes interminables. Le temps de connaître le score. De savoir s'il a gagné. Ensuite, j'irais le prendre dans mes bras.
Depuis le début, je suis persuadé qu'il va gagner. Mais et s'il s'est fait battre par l'Américain ? Et si finalement, il a changé d'avis ? Comment je vais savoir si je peux l'embrasser ou pas ? Je peux peut-être au moins aller le féliciter comme si j'étais un ami et aviser en fonction de sa réaction ? Et si c'était une mauvaise idée ? Et s'il valait mieux que je reste en retrait ?
Je n'arrive plus à réfléchir. Enfin, je vois s'afficher sur le tableau le plus haut score de la compétition. Je n'ai plus qu'une idée en tête : rejoindre Galahad. Lui dire que je l'aime. Que je suis immensément fier de lui.
***
J'ai gagné. Je crois que j'ai gagné. Ai-je réellement gagné ?
Tout est flou autour de moi. J'ai l'impression de bouger au ralenti au milieu d'une foule qui se déplace beaucoup trop vite pour que mes yeux suivent ses mouvements. Je suis comme dans une bulle. Les félicitations me parviennent comme des échos lointains. Je serre des mains, comme un automate, je crois que je souris. On me tend un bouquet de fleurs, il est lourd dans mes bras, je ne sais comment m'en débarrasser. Tout va beaucoup trop vite. Les résultats ne s'étaient même pas encore affichés sur l'écran géant que les gens autour de moi se comportaient déjà comme si j'avais gagné. Je suis dépassé. Est-ce vraiment en train d'arriver ? Je suis champion du monde, n'est-ce pas ?
Alors qu'on me pousse face aux caméras et appareils photos, je suis dans un état second. À mon propre étonnement, je parviens à adopter l'attitude qu'on attend de moi. Je dis que je suis fier, que mes concurrents étaient à la hauteur et méritent d'être salués eux aussi, je remercie. Mon entraîneur, mes sponsors, le staff, le public. Pas un mot pour ma famille. Les journalistes interpréteront sûrement cette omission comme de la pudeur. La vérité est que je doute fortement que mes parents se tiennent informés des résultats de la compétition. Peut-être que ma sœur leur en parlera demain matin au petit-déjeuner et ils balayeront l'information d'un revers de main. Je préfère leur indifférence à leur opposition.
Les minutes passent et je suis toujours sur un nuage. J'ai du mal à me réjouir, c'est comme si tout cela n'était pas réel. J'ai vécu une situation similaire lorsque j'ai remporté les mondiaux junior, mais à l'époque j'étais encore insouciant. Un enfant. Je me rappelle avoir laissé exploser ma joie devant tout le monde, avoir pleuré de longues minutes, au point que ma mère ait besoin de me rappeler à l'ordre.
Les flashs m'éblouissent. Quand est-ce que je vais pouvoir me retirer ? On ne me laisse pas le temps de souffler. Je dois parler, pour débiter le même discours. En français, en anglais, en russe. Je me répète, mais cela m'aide aussi à prendre conscience de ma victoire.
— Je suis immensément fier de rapporter cette médaille en France et je serais heureux de représenter mon pays pour les compétitions à venir.
Enfin, un déclic dans mon esprit.
J'ai gagné.
L'émotion me submerge.
J'essaye de rester neutre et de ne pas flancher en public. J'ai gagné. Tous les efforts, tous les entraînements, toutes les disputes et tous les pleurs n'ont pas été vains. J'ai atteint mon objectif. Cette fois, je ne repars ni avec le bronze, ni avec l'argent. C'est bel et bien l'or qui m'attend.
Je repense à celui que j'étais après ma chute. Les médecins m'avaient dit que ma blessure était trop grave et que ma cheville fragilisée ne supporterait plus les exigences de la compétition, surtout pas à un niveau international. Moi-même, j'étais persuadé de ne plus jamais avoir le droit de rechausser des patins.
Quand j'ai pris la décision de me relancer sur la glace, il était exclu que je retrouve mon ancien niveau, et impensable que je le surpasse. Pourtant je l'ai fait.
Je suis enfin dans mon élément. Je souris franchement, je profite d'être entouré et choyé. J'avais seulement besoin de temps. Ce n'est pas un rêve. Je me surprends à être plus à l'aise face à la caméra.
Il y a un visage que je recherche dans la foule depuis le début, sans jamais le trouver. Où est Min-Jae ? Je pensais qu'il viendrait de lui-même, mais il ne semble même pas présent. Quand est-il parti ? A-t-il changé d'avis ? Peut-être fait-il bien de se protéger en refusant de s'exposer. Cependant, j'aurais quand même aimé le voir, lui parler. Vivre ce moment de joie et de gloire sans lui me laisse un pincement au cœur. J'imagine qu'on en parlera après la cérémonie.
***
J'ai été bloqué par les journalistes. J'étais réellement décidé à sauter au cou de Galahad, sans lui laisser le choix de m'esquiver. Ça aurait réglé notre problème. Malheureusement, non seulement il ne me voyait pas, mais en plus il m'était impossible d'avancer au milieu de cette foule qui se pressait pour recueillir les premières impressions du nouveau champion. Galahad semblait à des kilomètres de la patinoire, je pense qu'il ne réalisait pas avoir gagné. J'ai bien vu qu'il lui a fallu plusieurs minutes avant de revenir sur Terre. Il est adorable.
Le temps passe, je l'observe répondre aux journalistes. Je crois qu'il ne m'a toujours pas repéré. Je n'attends que de croiser son regard et d'y trouver un semblant d'approbation avant de m'élancer vers lui. Je m'imagine déjà le serrer dans mes bras, lui dire à quel point je suis fier de lui. L'excitation est à son comble, je piétine, je m'impatiente. Je veux tellement qu'il me voit, mais son regard se perd irrémédiablement ailleurs. Je vais finir par être vexé.
Soudain, on m'attrape l'épaule. Je me retourne brusquement, ce n'est qu'André, l'entraîneur de Galahad. Je lui offre un sourire, bien que je ne comprenne pas pourquoi il est venu me voir. Ne devrait-il pas être auprès de Galahad ? Tout comme moi, d'ailleurs.
— Viens là cinq minutes, j'ai des trucs à te dire.
Son ton ne me laisse pas vraiment envisager un refus, d'autant plus que je reste perplexe face à cette interpellation. Nos contacts se sont toujours limités à des regards et des bonjours polis. Je sais qu'il suit Galahad depuis des années, qu'il le conseille très bien et lui apporte beaucoup, mais il n'est clairement pas mon pote.
Il me regarde d'un air sombre qui ne me laisse présager rien de bon. C'est un homme plutôt impressionnant malgré sa petite taille, avec des bras musclés et le crâne rasé. Le prof de sport comme il est représenté dans les dessins animés. Je reste relativement intimidé et je le suis à l'écart de l'animation.
— J'ai deviné ton petit manège avec Galahad. Et je préfère te le dire entre nous : ce n'est pas dans son intérêt de faire son coming-out. Je suis bien placé pour le savoir, j'en ai entraîné des champions gays, crois-moi. Je te le dis et je lui ai dit à lui : ce n'est pas le moment. C'est beaucoup trop tôt.
J'accuse le coup. Je ne pensais pas que Galahad lui en avait parlé. En premier, je ressens de la colère, j'ai envie de le gifler. De quoi il se mêle ? En quoi ça le regarde ? Mais la suite me refroidit très vite.
— Tu ne connais pas le milieu. Je sais que tu es militant, Galahad m'en a parlé, mais si tu le pousses à faire son coming-out maintenant, au mieux il sera éternellement le french Adam Rippon et ne se fera jamais un nom, au pire ça va stopper net sa carrière. Il va être sous les projecteurs à partir de maintenant et s'il gagne les prochaines compétitions, il pourrait se faire une vraie place. Il pourrait aller aux JO. Et les gagner. Il a du talent, il travaille dur, il le mérite.
Oui, c'est certain. Il mérite de gagner, de participer aux Jeux Olympiques, mais je ne vois toujours pas le rapport avec le fait d'être out.
— S'il fait son coming-out maintenant, c'est simple, les sponsors vont le lâcher. Faudra en trouver des nouveaux et on perdra du temps. On va le cataloguer « patineur gay » et c'est pas vendeur. Surtout qu'il n'est pas encore très connu, il n'a pas une base assez solide. En plus, on risque de lui fermer des portes. Il a été invité à s'entraîner en Russie le mois prochain, tu crois que ça tiendra toujours s'il se montre avec toi ?
Non.
— Je vais être honnête avec toi, je ne sais pas s'il va continuer longtemps dans le patinage, s'il ambitionne vraiment de faire carrière ou s'il va arrêter une fois son diplôme d'ingénieur en poche, mais tu crois qu'il se donnerait tout ce mal, qu'il ferait tous ces efforts, si c'était juste par esprit de revanche, pour remporter les mondiaux et après basta ?
Je serre les poings.
— Il n'y a pas que le sport, la beauté du patinage et la performance qui sont en jeu. C'est aussi une histoire de fric et d'image publique. Déjà qu'il n'est pas très viril et qu'il donne plus du côté artistique que sportif, si en plus il est gay, ça va être compliqué pour lui.
Je n'ai même pas le courage de le reprendre. Galahad est bi, pas gay. Mais je crois que cette nuance n'a aucune importance. Le résultat est le même. C'est avec moi qu'il sort, pas avec une femme. André n'a pas terminé, il continue à me parler, mais je ne l'écoute plus.
J'aurais aimé pouvoir en discuter avec Galahad, tout de suite. Pour avoir son avis. Est-ce qu'il sait aussi tout ça ? Je ne peux pas prendre de décision seul. Je suis en colère. Pas contre lui, contre le monde entier. J'aurais aimé qu'on ait pas besoin de se poser toutes ces questions. Il vaut mieux que je prenne l'air.
Je m'excuse auprès d'André pour m'échapper loin de la foule. Je reviendrai pour la remise des médailles.
***
Min-Jae n'est pas venu. J'ai fini par le repérer dans les gradins, alors que je me dépêchais de rejoindre le podium pour recevoir ma médaille. Je ne comprends pas son attitude.
Je continue de me demander pourquoi il a changé d'avis. Peut-être que finalement, c'est mieux ainsi. On se débrouillera pour ne pas que notre vie change trop. Est-ce qu'on y gagnerait vraiment en nous montrant ensemble ? Est-ce que le confort de s'afficher en public vaut la déferlante de haine qui risque de nous tomber dessus ? Je pense qu'on est plus en sécurité dans le placard. En plus, ce n'est pas tous les jours. Ça restera occasionnel et de toute manière, il n'aura pas le temps de m'accompagner à chaque compétition. On fera avec.
Je l'observe de loin. Il esquisse un signe dans ma direction, je lui souris avant de me rappeler qu'on attend que je sois un minimum concentré sur la cérémonie. Je me penche en avant pour recevoir la médaille d'or, on me tend un énorme bouquet de fleurs. L'émotion me prend à la gorge. C'est enfin réel. Palpable. Je prends la médaille dans ma main pour la montrer aux photographes, comme le font mes deux collègues de part et d'autre du podium. L'hymne national retentit dans la patinoire. Je fredonne la Marseillaise, en bougeant suffisamment les lèvres pour ne pas être taxé de traître à la patrie, mais pas assez pour être qualifié de nationaliste. Tout est une question de demi-mesure.
Je suis fier. Je remercie le Seigneur de m'avoir permis de vivre ce moment, en m'encourageant à persévérer et en me donnant la force de m'entraîner malgré les obstacles.
Malheureusement, trop vite, la solennité du moment laisse place à un nouveau tourbillon de photos, flashs et sourires. C'est toujours la même rengaine. Je me plie de bon cœur à ces exigences, je sais que cela ne durera pas. Dans quelques jours, je pourrai retourner à ma vie bien tranquille avec Min-Jae.
Jusqu'aux prochains championnats.
***
Merci d'avoir lu !
Sachez que je propose une version papier de cette histoire pour ceux et celles que ça intéresse ^^ Le livre est à 7 euros, n'hésitez pas à me contacter à mademoisellecordelia (at) gmail (point) com
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro