Chapitre 6
Arya attrapa immédiatement la main qui lui enserra le cou, par reflexe. Elle se recroquevilla sur elle-même, tendue au maximum, à la vue du mouvement de son bras. L'image de sa main la poignardant se superposa un instant à la réalité avant de s'effacer. Elle relâcha doucement son souffle, pour calmer son cœur affolé. La poigne sur sa gorge était vacillante, tantôt tremblante, tantôt ferme, hésitant entre caresse ou punition.
Elle n'en croyait pas ses yeux. Neven était là. A Arrosa. A Samem. Dans le même dispensaire qu'elle. Comment était-ce arrivé ? Elle avait cru ne jamais le revoir. Qu'il faisait partie de son ancienne vie.
Elle le détailla. Il avait changé.
Ses cheveux plus foncés que dans ses souvenirs étaient coupés courts, ébouriffés par des jours de voyage. Son visage portait les stigmates des dures journées qu'il venait de vivre. De profondes cernes soulignaient ses yeux verts pareil à des pierres précieuses. Une barbe non travaillée habillait son visage, montrant qu'il n'avait pas pu prendre soin de lui durant son périple. Elle savait qu'il n'aimait pas ça. Il avait vraiment dû être pressé, occupé.
Mais ce qui l'étonna le plus fut les expressions de son visage.
Dans ses souvenirs, il s'empressait continuellement de les masquer, de les enterrer profondément tout au fond de lui. Son masque de glace ne se fissuraient qu'en de rares explosions, lâchant un flot d'émotions qu'il n'était plus capable de contenir. Il était dit que c'était dû à la bénédiction du Dragon. Ce dernier ne ressentait pas les sentiments humains. Aussi, il était considéré par certains comme une bénédiction de ne plus avoir à être guidé ou influencé par ce que l'on pouvait ressentir. La logique et l'efficacité primaient alors. Mais en vérité, c'était quelque chose qu'il s'était imposé à lui-même, endurci par les épreuves que la vie avait placées sur son chemin.
Pourtant, bien que son visage paraisse effectivement neutre, son regard le trahissait.
Il était perdu.
Il avait devant lui une femme à qui il avait tenu, avec qui il avait partagé plus qu'avec n'importe qui. Une femme qui lui avait rappelé certaines émotions qu'il croyait définitivement hors de sa portée. Cette même femme qui s'était joué de lui, encore et encore, et, bien qu'il ait su ses objectifs, en qui il avait voulu croire. Croire qu'ils auraient pu bâtir quelque chose. Croire en eux.
Mais elle l'avait trahi, et il en avait souffert. Enormément. Il avait dû se lancer à sa poursuite. C'était une traîtresse. Il l'avait rattrapée.
Son corps brisé apparut devant ses yeux. Il vacilla, se ressaisit.
Il avait dû la tuer. De ses propres mains.
Sa respiration devint anarchique. Il se reprit, cligna des yeux plusieurs fois.
Il avait ramené son corps à Samem lui-même. Son corps froid et sans vie.
Il se souvenait de ses funérailles. Il y avait assisté. Il avait vu son corps brûlé.
Elle l'avait trahi. Elle avait tué son père. Elle était morte de ses mains.
Et elle était là, devant lui. Il la touchait.
Il la détailla, essayant de revenir au présent. Elle s'était teint les cheveux en blond, masquant le beau brun qu'elle abhorrait autrefois. Ses joues, séparées par un petit nez en trompette, paraissaient plus creuses et elle semblait plus mince. Ses magnifiques yeux, verts à l'extérieur et marrons au plus près de la pupille, pailletés de petite tâches, le fixaient avec un air désolé. Ses lèvres pulpeuses étaient pincées. Il s'y attarda un instant de trop.
Arya ne supporta pas de le voir comme ça. Elle ouvrit la bouche.
- Le feu... C'est toi qui l'as blessée ! L'accusa-t-elle.
La meilleure défense était l'attaque, après tout. Elle voulait lui donner une cible, quelque chose sur quoi il pourrait se concentrer. Se retrouver.
Elle savait gérer sa colère. Du moins, elle le savait fût un temps. Le ramener au présent éviterait peut-être de lui rappeler qu'elle avait activement participé à la dernière rébellion visant à renverser son père. Et qu'elle avait contribué à sa chute.
Il sembla se réveiller, revenir à lui. Son visage devint inexpressif. Ah, là elle le reconnaissait, pensa-t-elle. Le soulagement qu'elle ressentît était en total contradiction avec la détresse et la peur qu'elle aurait dû éprouver.
Aux yeux de l'empire, et même aux yeux de Neven, elle était une criminelle.
- Je lui ai sauvé la vie, affirma l'empereur.
Sa voix profonde et musicale était comme dans ses souvenirs.
Elle lâcha un ricanement méprisant et s'approcha d'un pas de lui. Il retira sa main, comme s'il s'était brulé alors qu'il était le feu dans cette pièce.
- En la mettant dans cet état ? Quelle générosité.
Il serra les dents, prêt à répliquer.
- Arya, Majesté, intervint Madame Jupiter. Je ne permettrais pas d'esclandre au milieu de mes patients. Je vous rappelle qu'une femme est grièvement blessée !
Pendant un instant, ils avaient oublié qu'ils n'étaient pas seuls.
Ils tournèrent la tête vers la voix de la guérisseuse. Madame Jupiter s'était avancée vers eux, et levait une main comme pour calmer une bête sauvage. L'autre indiquait Camila en un geste désespéré.
A la vue de sa sœur, qu'elle avait déjà failli perdre, ainsi menacée, la convalescente avait fait fî de sa douleur et avait entrepris de se lever, d'avancer vers eux. Les deux soignants qui s'étaient occupés d'elle tentaient de la retenir, en évitant de la blesser davantage.
Ils s'en voulurent aussitôt. Ils avaient été rappelés à l'ordre tels des enfants. C'était ridicule. Neven recula d'un pas. Un soldat avait été blessé par sa faute. Ce n'était ni le lieu ni le moment pour s'occuper de la traîtresse, qui se trouvait être la sœur de ce soldat blessé.
Il expira le souffle qui semblait lui manquait.
Mais... elle était là. Comment était-ce possible ?
Arya s'empressa de rejoindre sa sœur.
Camila passa son bras fonctionnel devant sa sœur, se libéra des soignants et lança un regard tranchant à Neven.
Justin, resté en retrait derrière l'empereur jusqu'à présent, aussi surpris que lui après avoir reconnu Liv, s'avança à ses côtés pour affronter les deux sœurs qui leur faisaient face.
- Majesté, grinça Camila. Vous ne toucherez pas à ma sœur.
Neven se contenta de la fixer de son regard froid et neutre. Son regard d'empereur.
- Vous semblez tous oublier, répondit-il d'un ton doux et en proie à une intense réflexion, qui donne les ordres ici.
Arya l'ignora et entreprit d'aider sa sœur à se rallonger, abaissant le bras inutilement dressé devant elle, bien que l'attention digne de sa sœur lui fît chaud au cœur.
- Allez Cam, il ne fera rien, murmura Arya à sa sœur. Rallonge-toi, tu dois faire attention.
Cela ramena l'attention de Neven sur elle.
- Comment est-ce possible ? demanda-t-il. Je t'ai vue mourir.
Elle ricana et le regarda un grand sourire aux lèvres et le regard moqueur. Elle savait qu'il détestait ça. Et il savait qu'elle savait qu'il détestait ça.
Neven serra les dents, se préparant à la répartie cinglante.
- Oh ça pour me voir mourir, tu m'as vue mourir : c'est toi qui m'as tuée.
Madame Jupiter inspira exagérément et se couvrit la bouche d'une main.
- Et je ne rate jamais une mise à mort, répliqua Neven. Tu étais morte. J'ai transporté ton corps.
Il ne comprenait pas. Il ne comprenait pas comment elle pouvait se trouver là. Il ne comprenait pas non plus pourquoi il était soulagé, heureux et tellement en colère, tout ça à la fois.
Arya haussa les épaules. Elle ne pourrait pas lui cacher ce qu'il s'était passé bien longtemps, de toute façon. Elle se redressa, une fois sa sœur bien installée, aux mains des soignants. Malgré l'atmosphère pesante, ces derniers n'oublièrent pas leur priorité.
Elle s'avança au pied du lit, près de Madame Jupiter et croisa les bras sur sa poitrine. Elle aurait aimé que ce soit par pure provocation mais c'était surtout pour se rassurer, établir un rempart entre ces yeux émeraudes et elle-même.
- Toutes mes félicitations, Majesté, je te confirme effectivement que tu ne m'as pas ratée. Je suis bel et bien morte.
- Ne lui dis pas, grimaça Cam tout doucement.
- Il finira bien par comprendre, répondit Arya. Il est empereur. Pas stupide.
Ils ne s'étaient pas lâchés des yeux. Elle sut le moment exact où il comprit.
- Il te l'a accordée... lâcha-t-il dans un souffle, n'en revenant pas. Avant que tu ne le tues, le Phoenix t'a bénie.
Elle hocha la tête, le regard pétillant, terriblement fière d'elle.
Il avait envie de l'étrangler. Et de s'étrangler lui-même pour ressentir ce petit pincement de joie. Comment faisait-il autrefois pour masquer ses émotions en sa présence déjà ?
En vérité, il n'avait jamais vraiment réussi.
Arya se rendit compte que Madame Jupiter lui lançait un regard assassin.
Le Phoenix était un Isaki incomparable. Cet oiseau de feu légendaire, capable de renaître de ses cendres était, pour tout guérisseur qui se respecte en quête de vie éternelle, la poule aux œufs d'or. Il était difficile de le trouver. De le dompter, encore plus. L'ancien empereur avait essayé. Il avait échoué.
Le Phoenix était un Isaki solitaire, évitant toute autre forme de vie qui aurait pu le déranger. Il vivait sa vie, mourrait puis renaissait. Incessamment.
Sauf si ses cendres étaient dispersées.
Madame Jupiter rêvait de pouvoir l'étudier et Arya le savait.
- Comment t'y es-tu prise ? demanda Neven, curieux.
- Arya, c'est quoi cette histoire ? les interrompit Madame Jupiter, au même moment. Le Phoenix ?
- Arya ?
Neven oublia un instant de quoi il parlait un instant plus tôt. « Arya ». Pas « Livie ». Cela faisait plusieurs fois que la guérisseuse utilisait ce prénom.
Alors elle n'avait pas changé que la couleur de ses cheveux...
- Tu as tué Livie, répondit Arya en haussant les épaules. Il me fallait bien un nom à ma renaissance.
Elle se tourna ensuite vers Madame Jupiter.
- Je vous expliquerai plus tard, Madame, dit-elle avant d'ajouter avec une grimace : Ce n'est pas vraiment une expérience agréable à revivre.
Neven en avait assez. Il avait besoin de réponses. Il avait besoin... Il ne savait pas trop de quoi. Mais il lui fallait mettre de l'ordre dans ses pensées, dans ses souvenirs. Dans la chronologie des évènements.
- Viens avec moi.
Il n'attendit pas qu'elle réplique et sortit de la pièce. Justin attendit, patiemment.
Arya jeta un coup d'œil à sa sœur. Devait-elle y aller ? Il aurait l'air ridicule si elle ne le suivait pas. Autrefois cela l'aurait amusé. Mais il n'était plus juste Neven. C'était l'empereur maintenant.
Justin la regardait durement. Il était bien capable de la traîner de force à sa suite. Mieux valait affronter Neven maintenant, quand la surprise et le choc de sa résurrection étaient encore frais dans son esprit. Elle le lui devait bien.
Mais elle était terrifiée.
Elle serra la main de sa sœur avec un sourire, autant pour la rassurer que pour se donner du courage.
- Je peux le gérer, dit-elle avec un clin d'œil.
A la grimace que Cam lui décocha, il était évident qu'elle n'en croyait pas un mot. Mais elles s'étaient montrées effrontées devant l'empereur, il était arrivé à bout de patience. Elles ne pourraient pas éviter cette confrontation, aussi fort l'eussent-elles voulu.
- Cam vous expliquera les grandes lignes, précisa-t-elle à Madame Jupiter avant de sortir, Justin à sa suite.
Arrivés dans le couloir, Neven n'était nulle part en vue. Elle tourna la tête des deux côtés sans avoir la moindre idée de la direction qu'il avait pu prendre.
Justin passa devant elle et partit vers la droite.
- Par là.
Elle le suivit, docilement.
Le silence du court trajet la mit mal à l'aise.
Elle connaissait Justin du temps où elle était au palais. Il était déjà aux côtés de Neven en ce temps-là. Les deux hommes se connaissaient depuis toujours. Justin était comme un frère pour Neven. Il lui avait semblé que le garde l'appréciait à l'époque. Mais c'était avant qu'il ne découvre qu'elle faisait partie de la rébellion.
Aujourd'hui, sa posture tendue et sa mâchoire serrée lui indiquaient clairement qu'il n'était pas ravi de la retrouver.
- Est-ce que tout va bien ?
Il lui lança un regard par-dessus son épaule et plissa les yeux.
- Je veux dire... Que faites-vous ici ? Des soucis à la capitale ?
Arya repensa à ce que Madame Jupiter avait dit qu'il s'était passé un mois plus tôt à Davar. Est-ce que leur présence à Samem avait un rapport avec la réémergence du Basilic ?
Il secoua la tête, comme s'il n'en revenait pas qu'elle ait demandé ça, et se détourna.
Il s'arrêta devant une porte mi-close et posa la main sur la poignée. Il se figea, ouvrit la bouche pour parler mais aucun mot n'en sortit. Il la regarda, puis referma la bouche.
Il poussa la porte et ils entrèrent.
C'était une petite chambre, où siégeait un lit recouvert de draps en coton blanc, une table basse où trainait une bouteille d'alcool et des pansements, une petite armoire avec du matériel médical et un tabouret sur lequel Neven était assis.
- Laisse-nous, ordonna Neven.
- Neven... commença Justin.
- Je peux la gérer.
Justin grimaça. Arya sourit discrètement. C'était mot pour mot ce qu'elle avait dit à sa sœur avant de sortir de sa chambre. Peut-être lui aussi essayait-il de s'en convaincre.
Le garde sortit et ils se retrouvèrent seuls.
Neven lui indiqua le lit de la main. Il semblait fatigué. Elle alla s'y assoir, nerveuse.
Comment en était-elle arrivée là ? Le matin même, elle rangeait les étagères de la boutique et dressait la liste de ce qu'ils avaient épuré les deux derniers jours pour pouvoir renouveler les préparations. Elle était alors très loin d'imaginer qu'elle reverrait le prince de ses rêves. Pour qui elle avait développé des sentiments bien qu'elle ait lutté de toutes ses forces contre cette attirance. Avant que tout ne bascule... Mais aussi le prince de ses cauchemars. Qui ne cessait de la poignarder pour mettre fin à ses jours.
Aujourd'hui, il était empereur. En partie car elle avait accéléré son ascension sur le trône.
Était-il ne serait-ce qu'un peu heureux de la savoir en vie ? Ou ne ressentait-il que du ressentiment et du mépris envers elle ?
L'avait-il pleuré ?
Elle serra les poings. Elle n'avait pas le droit d'espérer cela. Ce n'était juste pour aucun d'eux.
Il soupira bruyamment.
- J'étais loin d'imaginer en revenant à Samem que je t'y trouverais. En vie.
- J'étais loin d'imaginer que j'allais t'y croiser. Le monde est petit n'est-ce pas ?
Cette tentative d'humour raté ne décrispa pas l'atmosphère.
- Liv...
Il se mordit la lèvre et posa son regard froid et déterminé sur elle.
- Pardon. Arya. Je ne veux pas me battre. Je veux juste comprendre. Raconte-moi ce qu'il s'est passé ce jour-là. S'il te plaît.
Elle avait toujours aimé ça chez lui. Ses manières étaient toujours irréprochables en toutes circonstances. Ce n'est pas parce qu'il était prince ou maintenant empereur qu'il avait raison pour tout. Il montrait à tous qu'il n'y avait aucune honte à s'excuser, remercier ou demander poliment quoi que ce soit. Qu'au contraire, c'était une forme de grandeur, de reconnaître ses torts.
Et il s'était reprit sur son nom, nota-t-elle, la poitrine serrée.
Alors elle lui raconta, parce qu'en vérité, elle ne pouvait pas lui refuser grand-chose.
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