— Tu crois qu'elle va venir ?

C'était un chuchotement mais Neven l'entendit tout de même. Laura n'était pas vraiment connue pour sa discrétion quand il s'agissait de commérages et bavardages inutiles.

— J'espère que non.

Le marmonnement de Kolm n'était pas plus discret. La douleur à son bras et le repos forcé qu'on lui avait imposé n'arrangeaient pas son humeur ces derniers jours.

— Arrêtez ça, les réprimanda Fallon.

Ils s'étaient tous réunis dans les bureaux de Neven. Ils devaient être une bonne quinzaine dans la pièce, y compris son équipe d'élite. Il ne manquait que Bryan qui était resté à Samem.

Près des fenêtres, à côté de l'immense bureau en bois d'acajou, Mael conversait avec Ivan, son conseiller le plus sage qui avait été d'une aide précieuse auprès de son père en son temps. Avec eux, trois autres conseillers se chamaillaient sur l'horreur que l'annulation de la cérémonie de commémoration générait. Du moins chez eux. « Rompre une telle tradition va forcément entraîner le mécontentement chez les nobles ». Les vies épargnées en évitant l'attroupement dans la capitale de milliers de citoyens désireux de suivre l'évènement étaient apparemment secondaires.

Neven était assis sur un canapé, son frère à ses côtés, Justin en face de lui avec Rosaline, la générale des armées, et Alvin sur le canapé opposé. Sur la table basse qui les séparait, une carte du continent était posée, des pions représentant les troupes qu'ils avaient établis sur tout le territoire de l'empire.

Laura, Fallon et Kolm étaient postés derrière Neven, près de la porte d'entrée. Kylie et Anton, deux autres membres de l'équipe qui avaient été assignés à la protection de Ronan pendant leur absence, les écoutaient d'une oreille attentive, déçus de ne pas connaître la personne dont ils parlaient.

— Elle doit être en deuil, venir à la capitale doit être le cadet de ses soucis, reprit Fallon, assurant par la même occasion à Neven qu'elle ne valait pas mieux que les autres. Camila était une femme remarquable.

— J'ai entendu parler d'elle, intervint Kylie. Ses talents d'épéiste sont dit-on incomparables. Avec deux épées en main, elle incarnerait la mort elle-même. Même Neven aurait du mal à la vaincre.

— Il lui a cramé le côté droit, informa Laura. Il a déjà gagné. Même si ça reste une victoire des plus hideuses.

— Cela n'a plus d'importance, coupa Kolm. Vous l'avez vue : impossible qu'elle ait survécu.

— Arya avait l'air d'avoir une idée, espéra Laura.

— J'aimerais qu'elle ait survécu, surenchérit Fallon.

— Si Arya est bien la Livie d'autrefois, elle a plus d'un tour dans son sac, commenta Kylie. Quand elle était dans l'armée, avant la Fanaison, on la surnommait « l'indomptable ». Elle manigançait toujours quelque chose. Et puis ses deux bénédictions lui assuraient pas mal de victoires, peu d'entre nous ont réussi à la battre en duel. Pas même Neven je crois, du moins pas à ma connaissance.

— Elle n'a plus ses bénédictions, expliqua Kolm. Et même si elle les avait, dans cette situation, elles ne lui auraient été d'aucune aide pour guérir sa sœur.

— Si elle est morte et que cette Arya est maligne, dit Anton, elle viendra à la capitale. Retourner chez elle serait trop difficile, autant venir ici subir son jugement. Et si elle est encore en vie et que cette Arya est maligne, elle viendra quand même à la capitale, histoire de ne pas être une criminelle en fuite.

— « Criminelle » c'est un peu fort. Cela remonte à des années, on peut dire qu'elle a déjà été punie pour ce qu'elle a fait, la défendit Laura.

— Toujours est-il que si elle disparaît, c'est qu'elle est devenue stupide, conclut Anton. C'est évident que Neven tient à elle, il ne lui arrivera rien. Au pire, des années de service à la couronne, ce qui l'obligerait à rester avec l'homme qu'elle aime, quelle horreur vous imaginez ?

L'ironie n'avait échappé à personne. Neven y compris.

— Pourquoi on est là déjà ? Demanda Kolm.

— Besoin qu'on t'amène à l'infirmerie ? Rétorqua Fallon.

— Si j'entends encore une fois le mot « infirmerie » aujourd'hui, je trucide quelqu'un.

— La douleur ne te réussit vraiment pas, tu es pire que Bryan.

Neven se posait la même question : qu'est-ce qu'ils faisaient là ? Si c'étaient pour le distraire ainsi, ce n'était vraiment pas utile.

Neven devait s'avouer qu'il se posait exactement les mêmes questions qu'eux concernant Camila et Arya. L'inquiétude qu'il ressentait n'avait vraiment pas sa place ici mais il était soulagé de voir qu'il n'était pas le seul à la ressentir. Arya avait réussi à marquer ses compagnons, aussi bien Laura que Kolm quoi qu'il en dise et Camila avait fait de même pour Fallon. Ils espéraient tous qu'elles étaient saines et sauves.

Neven avait convié ses soldats en espérant qu'ils participeraient un peu plus, donneraient leur avis, mais au bout d'une heure ils s'étaient complétement désintéressés de la discussion. De toute évidence, ils préféraient suivre les ordres.

La veille, avec la prise de conscience que les attaques pourraient être ciblées, ils avaient dû revoir une partie de leurs stratégies. La seule chose qui avait tenu tout le monde en alerte avait été la liste des huit Isakis restants en leur possession. L'énumération avait souligné la gravité de la situation.

Cerbère, le chien à trois têtes tout droit sorti des enfers.

Charybde, le gouffre marin insatiable.

Gashadokuro, le squelette humain gigantesque affamé de chair humaine.

Méduse, l'envoutante femme aux cheveux de serpents et au regard pétrifiant.

L'Hydre, le monstre aux multiples têtes de dragon se dédoublant une fois tranchées.

Fenrir, le loup immense à la force colossale capable de combattre les dieux.

La Jorogumo, la femme-araignée venimeuse et mortelle, avide et affamée.

Et le plus redoutable de tous : le Dragon, l'indestructible créature cracheuse de feu.

Chacun d'eux pouvait détruire une cité, annihilé des centaines de vies.

Une fois libérés, les stopper serait difficile, voire impossible.

Avait commencé une intense réflexion sur les lieux où ils pourraient apparaître et comment limiter leurs dégâts.

Charybde était le dernier monstre marin du lot. Connu pour son appétit vorace, ce gouffre sans fin avalait des quantités incommensurables d'eau emportant poissons, navires, équipages en de gigantesques tourbillons dont on ne pouvait réchapper. Elle recrachait ensuite avec tout autant de violence ce qui n'était pas comestible. L'Isaki serait forcément envoyée dans une cité entourée d'eau, ce qui n'était pas le cas de Davar. Deux cités à Arrosa, dont Samem, deux cités à Mistrala et trois à Glacilonne pouvaient correspondre. L'ordre était d'éviter tout contact dans les océans ou les mers tant que la menace ne serait pas écartée.

Cerbère dévorerait quiconque s'approcherait de lui. D'après les légendes, une femme du nom de Psyché parvint à passer devant lui en lui offrant un gâteau de miel imbibé de vin drogué. Dans une autre légende, le jeune musicien Orphée l'envoutait par la mélodie de sa lyre. La solution était donc de l'endormir. Plusieurs musiciens bénis pourraient y parvenir. La bénédiction des nymphes ou des Héspérides avait été recensé plusieurs fois dans l'empire. Mais prédire le lieu exact était plus difficile contrairement à Charybde. Toutes les cités qui en disposaient auraient un béni de la musique. Pour les autres, des friandises au miel imbibées de somnifères devront être confectionnés. En espérant que personne n'ait à jouer cette carte. Qui pouvait être certain de la dose nécessaire pour assoupir un tel colosse ? C'était un pari risqué. L'expertise de Madame Jupiter serait des plus utiles.

Le débat continua ainsi des heures et des heures, s'appuyant sur les légendes de chacun pour essayer de limiter et stopper leur pouvoir destructeur. Justin présenta chacune d'elles avec passion et précision.

La Jorogumo serait certainement déployée à Davar, afin qu'elle puisse se venger de Hinata, qui avait réussi à lui subtiliser sa bénédiction. Neven était partagé. Devait-il l'envoyer loin de la capitale pour la protéger au risque qu'elle soit envoyée dans une cité non atteinte ou la garder à la capitale où elle pourra assurément renfermer au moins un Isaki ? Finalement, c'était à elle de décider. Neven irait lui parler.

Il était également certain que le Dragon viendrait à Davar et cela le terrifiait. Il repoussait cette pensée, inlassablement, refusant de s'y confronter mais tôt ou tard, il devrait y faire face. Le Dragon voudra assurément récupérer son trésor le plus précieux...

Quand la fin de la journée arriva et que le soleil se fut couché, auréolant le ciel de lueurs roses orangés, quand les cerveaux de chacun menaçaient d'exploser accablés de migraines foudroyantes, un garde apporta un message.

Deux femmes et un homme demandaient à être reçus par sa Majesté. Si ce n'était pas possible, « Lord Justin, Lord Kolm, Dame Laura ou Dame Fallon ferait l'affaire ».

Neven se leva en sursaut. Cela n'échappa à personne.

Les susmentionnées échangèrent des regards réjouis, du moins pour Fallon et Laura.

— Non ? Elles ont réussi ? Elle est en vie ? s'étonna Fallon.

— Bien sûr qu'elles ont réussi ! s'exclama Laura en éclatant de rire.

— Ce ne sont peut-être pas elles, tempéra Kolm.

— Qui veux-tu que ce soit ? Questionna Fallon.

Ils se précipitèrent vers la porte.

— Amenez-moi à elles, ordonna Neven.

Le cœur de Neven battait anormalement fort. Était-il effrayé ? Anxieux ? Impatient ? Excité ? Tout ça à la fois ?

Était-elle vraiment venue ? De son plein gré, elle l'avait rejoint ? Elle était venue à lui ?

Il parcourut la distance sans s'en apercevoir, son corps en pilotage automatique, son esprit embrumé par ses doutes et ses espoirs. Après les journées qu'il avait passées, à l'idée des journées qui l'attendaient, cette apparition semblait irréelle. Un cadeau, une récompense qu'il n'était pas certain de mériter.

Et si ce n'était pas elle ? Toute sa raison le lui assurait mais l'espoir pouvait obscurcir son jugement. Peut-être n'était-ce que des personnes qu'elle aurait envoyé pour le prévenir qu'elle comptait disparaître loin de lui, comme toutes ces dernières années. Qu'elle souhaitait retourner à son anonymat et à sa vie paisible d'apothicaire. Si c'était le cas... Comment pourrait-il lui en vouloir ?

Son cœur se serra. C'était ce dont elle rêvait maintenant, ce dont elle avait toujours rêvé si elle oubliait sa vengeance et sa rancœur envers son père.

Soudain, il était effrayé à l'idée d'ouvrir la porte vers laquelle le garde les guidait.

Sans qu'il ne s'en rende compte, le pas de Neven ralentit et Laura passa devant lui. Elle se retourna et le regarda en fronçant les sourcils, intriguée. Son visage était aussi inexpressif qu'ordinaire mais ses yeux semblaient ailleurs. Il était hésitant.

— Vous ne m'en voudrez pas si je la prends dans mes bras en premier ? Demanda-t-elle, les yeux fixés sur Neven.

Cela le ramena à lui et il reprit sa marche, ignorant Laura et la dépassant de nouveau.

Sans plus réfléchir, Neven se laissa porter par ses instincts. Quand ils arrivèrent à portée d'oreille de la porte, il l'entendit. Il reconnut sa voix.

— C'est ridicule, laissez-moi passer ! S'énerva Arya. Nous n'avons rien mangé de la journée, si vous refusez de nous apporter quelque chose, j'irai en chercher moi-même. Est-ce que Madame Carter est toujours la cuisinière en chef ? Ne vous donnez pas la peine de m'accompagner, je sais où sont les cuisines.

Neven repoussa le garde devant lui et ouvrit la porte en grand, omettant complétement de frapper ou de se faire annoncer.

Arya arrivait à la porte quand quelqu'un entra. Elle s'arrêta juste avant de lui rentrer dedans et recula d'un pas.

— Pardon, s'excusa-t-elle, tandis que le nouvel arrivant tendait les mains vers elle, comme pour la rattraper.

Arya releva la tête.

A la vue du visage de la personne qu'elle avait failli percuter, les battements de son cœur s'accélérèrent.

Il était là. Exactement comme cette fois-là, quelques semaines plus tôt.

Un long sourire étira ses lèvres. La personne en face d'elle le lui rendit.

— Pas d'étranglement cette fois ? Demanda-t-elle, en mimant une mine déçue.

— Plus tard, répondit Neven. C'est moins drôle quand tu t'y attends.

C'était comme si elle le voyait pour la première fois, comme ce jour où il avait passé la porte de la chambre de Camila au dispensaire.

Cette fois, il arborait cependant l'allure élégante de l'empereur. Ses cheveux brun foncé coupés courts étaient soigneusement peignés. Son visage semblait plus reposé, plus lumineux et indéniablement plus propre. Il était rasé, sa mâchoire carrée évidente et ses lèvres relevées en un sourire qu'il n'arrivait pas à retenir. Les émeraudes qui illuminaient son visage pétillaient d'un éclat qui l'émut.

Contrairement à cette fois-là, les expressions de son visage la ravirent.

Ce jour-là, il lui était apparu perdu. Aujourd'hui, il semblait s'être enfin trouvé.

L'urgent besoin de l'embrasser la saisit.

Malheureusement – ou heureusement ? – elle fut interrompu quand Laura lui sauta au cou.

C'est vrai : ils n'étaient pas seuls.

— Arya ! Tu es vraiment venue ! J'étais persuadée que tu en profiterais pour t'enfuir le plus loin possible !

Arya explosa de rire. La confiance de son amie la touchait.

— J'ai à peine hésité, plaisanta-t-elle.

— Ta sœur... ? Demanda Neven, les interrompant.

— Je suis en vie, répondit la concernée au moment où Neven la trouvait du regard.

Elle était restée près de la fenêtre, Pit à ses côtés. Trois gardes séparaient Arya de sa sœur et son ami. Cela rappela à Neven les mots qu'il avait entendu avant d'entrer. Il jeta un œil derrière lui, se rendant compte qu'il bloquait le passage. Il fit plusieurs pas de côtés, s'éloignant de l'entrée tout en se rapprochant d'Arya.

Neven ne s'était même pas aperçu que Justin, Alvin, Ronan et son majordome Klein les avaient suivis.

Il demanda à ce dernier :

— Klein, peux-tu faire apporter de quoi manger s'il te plaît ?

— Mon héros, lui chuchota Arya.

Tandis que tout le monde entrait dans la pièce, les gardes les laissèrent, comprenant qu'il s'agissait bien de connaissances. Neven en profita pour demander à l'un d'eux d'aller faire chercher Madame Jupiter et la jeune Juliette, qui ne la quittait pas d'une semelle.

— Ma parole, Camila ! Tu es... neuve ? s'étonna Fallon, ne trouvant pas les mots.

Neven se rendit alors compte de l'état de la jeune femme.

Elle paraissait en parfaite santé. Aucune blessure, aucune brûlure. Son visage aux traits tranchants et à la peau pâle était parfaitement lisse, sans la moindre cicatrice, tout comme son long cou et, il l'espérait, le reste de son corps. Ses yeux électriques foudroyèrent Fallon, qui ne se laissa pas démonter et s'avança vers elle, lui tapotant amicalement l'épaule – gauche par précaution.

— Finalement, tu es plutôt jolie sous ton meilleur jour ! Et tu as récupéré tes deux mains, merveilleux ! On se fait un duel quand ?

— Jamais, répondit Camila, tu n'as pas le niveau.

— Est-ce que vous l'avez trouvé ? Le Phoenix t'a vraiment guérie ? Interrompit Laura.

Arya grimaça. Ce n'était pas un si bon souvenir que ça, bien qu'elles aient obtenu le résultat escompté.

— Le plan a été un succès, en effet, confirma Arya. Mais n'en parlons plus, il y a plus important.

Elle se tourna vers Neven. Camila et Pit en firent autant.

— Quel est le plan ? Comment fait-on pour combattre des légendes ?

**--- Note de l'auteur ---**

On se rapproche du dernier arc narratif et par la même occasion de la fin !

Si ce chapitre vous a plu, n'hésitez pas à voter ou commenter, et s'il ne vous a pas plus, n'hésitez pas non plus à me le faire savoir !

Qu'avez-vous pensé des légendes qui risquent de déparquer ? Des idées sur celle(s) que nos héros affronteront ?

Est-ce que les retrouvailles entre Arya et Neven étaient satisfaisantes ?

Merci pour votre lecture et suivi !